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« Les mégabassines ne résoudront pas la crise de l’eau »
Jusqu’à présent, le paisible village de Mauzé-sur-le-Mignon, aux portes du Marais poitevin, devait avant tout sa célébrité à René Caillié, le premier Européen à être entré dans Tombouctou au début du XIXe siècle. Quant à Sainte-Soline, à quelque 70 kilomètres de là, une poignée la connaissait quand des millions sont aujourd’hui capables de la situer sur une carte. La présence dans ces communes des deux premières mégabassines construites sur le territoire français1, et les affrontements violents qu’elles ont engendrés, les ont projetées dans une notoriété dont elles se seraient sans doute passé.
Une consommation d'eau en forte hausse
Le manque d’eau n’est pas une nouveauté dans les Deux-Sèvres. Mais sa consommation a fortement augmenté ces quarante dernières années, avec la mise en place de l’irrigation des cultures (principalement maïs, mais aussi ray-grass, luzerne, tabac…) par pompage estival direct et débridé dans la nappe phréatique, parfois à plus de 200 mètres de profondeur. Une pratique financée sur fonds publics à la suite de la grande sécheresse qui a frappé la France en 1976.
Le changement climatique en cours et surtout à venir, et le déficit de pluie qu’il occasionne n’ont fait que dégrader une situation déjà tendue autour de la ressource en eau. En 2022, la pluviométrie de Niort et du Marais poitevin a été déficitaire de 42 % par rapport à la normale. La pluie a manqué notamment au printemps, avec pour conséquence des champs de tournesols qui pour certains n’ont jamais germé et, pour les autres, ont produit des récoltes divisées par deux.
Dans le même temps, les écosystèmes et la biodiversité ont souffert, en silence, loin des relais médiatiques. Des oiseaux sont morts par milliers, les arbres ont perdu leurs feuilles en été. C’est ainsi que la problématique du stress hydrique pour les cultures comme pour les écosystèmes s’est invitée à l’agenda social et politique local, avant de s’imposer à l’échelle du pays, cristallisant le débat autour des mégabassines.
L'équivalent en eau de 300 piscines olympiques
Imaginées il y a déjà plus de dix ans sous le nom de « retenues de substitution », ces vastes retenues d’eau fonctionnent selon un principe simple : pomper l’eau des nappes phréatiques l’hiver, lorsqu’elle y est « en excès », afin de ne pas y puiser l’été. D’où le terme de substitution : on substitue par un pompage hivernal un pompage jusque-là estival dans ces nappes souterraines. Surélevés – on creuse le sol et on utilise la terre pour construire un talus d’une dizaine de mètres de haut –, et recouverts d’une bâche plastique pour stocker l’eau pompée, ces ouvrages se caractérisent par leur gigantisme et leur usage exclusivement dédié à l’agriculture. La mégabassine de Sainte-Soline a une surface de plus de 15 hectares, et le bassin à lui seul équivaut à 17 terrains de football, contenant l’équivalent en eau de près de 300 piscines olympiques.
Pour l’heure, deux mégabassines sont déjà creusées, à Mauzé-sur-le-Mignon et Sainte-Soline, et une troisième est actuellement en travaux à Priaires. Au total, ce sont seize de ces installations démesurées qui devraient émerger dans les prochaines années dans la plaine céréalière du sud des Deux-Sèvres – dont sept sur la Zone Atelier Plaine & Val de Sèvre2, un laboratoire transdisciplinaire à ciel ouvert où je travaille avec d’autres scientifiques et des agriculteurs volontaires à l’agroécologie de demain3. À l’échelle du centre ouest de la France, plus de 150 bassines sont déjà construites (certaines illégalement) ou en projet, pour répondre au stress hydrique...
La solution semble marquée du sceau de l’évidence et présente l’avantage de réduire la pression sur les nappes phréatiques l’été, qui provoquait régulièrement l’assèchement complet de centaines de kilomètres de cours d’eau du département. Mais cette « solution de bon sens » est-elle à même de résoudre le problème de l’eau ? L’évidence est malheureusement trompeuse, car si le raisonnement est infaillible, le constat de départ est erroné. La solution des mégabassines ne règle pas les causes profondes du problème auquel nous sommes confrontés, une accélération continue du cycle de l’eau depuis des décennies, et ne peut donc prétendre au rôle de solution unique, ni même prioritaire.
Une accélération du cycle de l'eau
En effet, plusieurs décennies de politiques publiques en France ont eu pour résultat de précipiter l’évacuation de l’eau de pluie vers la mer, sans lui laisser le temps d’imprégner les sols, puis les nappes phréatiques. Tout d’abord, on a rectifié les cours d’eau : pour empêcher les inondations, ils ont été canalisés, tandis que leurs méandres étaient endigués et éliminés. Ainsi le débit des rivières a augmenté (on roule plus vite en ligne droite que lorsqu’il y a des virages, c’est vrai aussi pour l’écoulement de l’eau des rivières), empêchant l’eau de stagner, un effet amplifié par le drainage des parcelles agricoles.
Ensuite, on a éliminé les prairies inondables des bords de rives. Ces zones humides, qui ont été drainées, permettaient par les crues hivernales de capter pendant des semaines de l’eau de pluie qui, plutôt que de s’écouler en quelques jours vers l’océan, remplissait lentement les réserves d’eau souterraines. Puisqu’il n’y avait plus de crues, on a transformé ces prairies en champs de maïs.
Les arbres (bocages, haies, petits bois) ont également été supprimés un peu partout lors des remembrements (politique agricole de l’après-guerre qui a consisté à créer des parcelles agricoles plus grandes, pour augmenter la productivité, Ndlr), puis par souci de simplification. Or prairies et arbres contribuaient aussi à retenir l’eau de pluie et à remplir patiemment les nappes phréatiques : sans arbres ni haies, c’est 70 % de l’eau du ciel qui ne s’infiltre plus dans les sols – un chiffre proche de 100 % si le sol est totalement nu. Enfin, la pratique du labour, les engrais et les pesticides ont dégradé les sols des cultures en diminuant leur teneur en matière organique, et donc en humidité. Sans oublier évidemment l’urbanisation et l’imperméabilisation des sols liée aux infrastructures urbaines et routières, entrepôts, centres commerciaux...
Résultat, nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation de tension insupportable sur ce patrimoine commun qu’est l’eau, dont nous manquons désormais dès le printemps. Le pompage hivernal dans les nappes phréatiques n’y changera rien, d’autant qu’il empêche en réalité le surplus d’eau de diffuser dans les roches calcaires poreuses, qui contribuent elles aussi au stockage hivernal de l’eau. Le volume d’eau souterraine est donc mécaniquement diminué.
Recréer un « territoire-éponge »
Les mégabassines peuvent d’autant moins constituer l’unique réponse à la crise de l’eau qu’elles ne vont concerner a priori que 7 % environ des agriculteurs du sud des Deux-Sèvres – pour beaucoup des producteurs de maïs, auxquels l’État financeur accorde le droit de pomper dans ces bassines en échange de pratiques agroécologiques et vertueuses (avec un résultat pour l’heure fort mitigé, puisque 92 % des 38 exploitants ayant déjà accès aux bassines ne se sont pas engagés dans la réduction de l’utilisation des pesticides). Doit-on laisser sans solution les 93 % des agriculteurs restants ?
Le débat autour des mégabassines ne doit pas masquer le chantier véritablement urgent, qui devrait être engagé dès aujourd’hui à l’échelle du territoire : le ralentissement du cycle de l’eau, afin de conserver celle-ci le plus longtemps possible sur nos territoires. Comment ? Grâce aux écosystèmes, à la biodiversité, et aux solutions fondées sur la nature4. En recréant un « territoire-éponge », par la plantation d’arbres et de haies dans nos champs et nos campagnes, par le remplacement de certaines terres cultivées par des prairies, en laissant les cours d’eau lézarder… Et même, pourquoi pas, en permettant aux castors quasi disparus il y a cent ans mais qui commencent à revenir dans les bassins du Rhône et de la Loire, d’y construire leurs barrages, fort utiles pour retenir l’eau et prévenir les inondations en cas de précipitations intenses. Ces solutions sont gratuites et efficaces.
Une partie des dirigeants politiques et des agriculteurs considèrent que la gestion de l’eau est une affaire qui se conclut entre les humains et un capital inerte, l’eau. Magnanimes, la loi sur l’eau de 2006 et sa directive-cadre imposent de laisser quelques gouttes malgré tout aux écosystèmes, aux poissons et aux grenouilles. Quelle erreur de jugement ! Ce sont les écosystèmes par leur fonctionnement et la biodiversité qu’ils hébergent qui sont garants de la ressource en eau, en ralentissant le cycle de l’eau et en conservant, par de multiples adaptations et stratagèmes, celle-ci dans les écosystèmes car elle est une ressource essentielle à la vie elle-même. Ainsi, l’eau n’est pas une ressource dont les sociétés humaines disposent et dont une part minime revient aux écosystèmes pour qu’ils subsistent ; l’eau est au contraire un produit des écosystèmes, dont nos sociétés font usage.
La gestion de la ressource en eau est aujourd’hui partagée entre collectivités, usagers (en particulier agriculteurs) et hydrogéologues. Les chances de faire face au stress hydrique, toujours plus intense sous l’effet du changement climatique, semblent bien minces si l’on n’a pas recours aux écosystèmes et aux solutions fondées sur la nature. Il faut donc associer impérativement les écologues à cette gestion. Et que les pouvoirs publics apportent l’impulsion et les financements nécessaires au déploiement de ces solutions fondées sur les écosystèmes, au-delà des seules mégabassines. ♦
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur(s) auteur(s). Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
À lire sur notre site
Dans les Deux-Sèvres, un laboratoire dans les champs
- 1. D’autres, plus petites, ont déjà été construites en Vendée.
- 2. Voir https://za-plaineetvaldesevre.com/
- 3. Voir "Réconcilier nature et agriculture. Champs de recherche", Vincent Bretagnolle et Vincent Tardieu, CNRS Éditions, 288 pages, 25 euros.
- 4. La mise en œuvre du concept des solutions fondées sur la nature à l’échelle des territoires fait l’objet d’un PEPR qui démarre (« SOLUBIOD »), et qui est porté par le CNRS et par Inrae. La Zone Atelier Plaine & Val de Sèvre fait partie des sites lauréats.
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Les premières retenues d
philippe moreau le 14 Septembre 2023 à 08h35