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Dans les Deux-Sèvres, un laboratoire dans les champs
Qu’est-ce que la Zone Atelier Plaine et Val de Sèvre ?
Vincent Bretagnolle1. La Zone Atelier Plaine et Val de Sèvre, située dans les Deux-Sèvres, tout près de Chizé (sud de Niort), existe depuis trente ans. Fruit d’une longue histoire, elle est née d’un programme de conservation d’oiseaux des milieux agricoles, busards cendrés et outardes. En nous intéressant aux raisons du déclin de ces oiseaux, aux menaces qui pesaient sur eux, à leur habitat de nidification et à leur alimentation, nous avons vite fait le lien avec les pratiques et les paysages agricoles. Ce site d’études de 450 km² se caractérise en effet par de grandes plaines céréalières où l’on cultive blé, colza, tournesol, mais aussi maïs ou luzerne, et des prairies naturelles. Cela nous a incités à travailler sur les effets de l’agriculture sur la biodiversité, puis sur ceux de la biodiversité sur la production agricole dans le cadre de l’agro-écologie, une pratique agricole qui travaille avec, et non contre, la nature.
Comment tout cela s’est-il mis en place ?
V. B. La mise en place, dès 2003, d’une zone Natura 2000 sur la moitié de la zone atelier – l’une des huit zones Natura 2000 de France à l’époque située en milieu agricole intensif – a été déterminante dans notre travail avec les agriculteurs. En effet, j’ai été directement impliqué dans la mise en place des mesures agro-environnementales, pour le compte de l’État. Je n’ai pas connaissance, en France ou en Europe, d’un cas identique où un laboratoire de recherche est l’animateur de ces mesures. Concrètement, les agriculteurs signent un contrat avec l’État, qui leur garantit des financements de l’Europe et de la France, en contrepartie de pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement et de la biodiversité, que nous avons élaborées en partie avec eux. Par exemple, les coupes de luzerne sont proscrites entre mai et juillet, le temps que s’y reproduisent ces oiseaux. Au total, un tiers des exploitants sont concernés par ces mesures.
Au-delà de l’objectif de conservation, d’un point de vue scientifique, cela nous a ouvert de formidables perspectives, permettant de « manipuler » expérimentalement des paysages entiers en réinsérant des centaines d’hectares de prairies à la place de cultures intensives. Non-labourées et non-retournées, les prairies temporaires et permanentes sont en effet des îlots-refuges pour la biodiversité. Elles jouent un rôle clef dans les agro-écosystèmes et les cycles de l’azote, du carbone et de l’eau. On estime à 20 % la surface de prairies nécessaire pour le bon maintien de l’environnement. Nous sommes allés encore plus loin en expérimentant avec les agriculteurs une réduction massive des intrants (engrais azotés, pesticides…) : nos essais, sur plus de 500 parcelles avec 130 agriculteurs depuis dix ans, ont montré que réduire de 30 à 50 % les intrants ne baisse pas significativement les rendements, et donc augmente le revenu des agriculteurs par réduction des charges.
Pourtant, après dix ans, peu d’entre eux ont véritablement modifié leurs pratiques... Ainsi, si l’utilisation des pesticides n’a pas augmenté, elle n’a pas vraiment baissé non plus.
Comment se passe votre collaboration avec les agriculteurs ?
V. B. Chacun apporte son savoir et son expérience. Nous partageons notre connaissance scientifique des processus écologiques (pollinisation, recyclage de la matière organique, etc.) qui sous-tendent la production agricole, et eux nous enseignent leurs pratiques agricole et agronomique, soumises à des injonctions économiques. La zone atelier est un laboratoire à ciel ouvert, nous travaillons avec, chez et pour les agriculteurs. Toutes nos recherches sont réalisées dans leurs parcelles, chaque année, 50 à 100 des 450 agriculteurs, avec leur accord. La démarche reste scientifique : d’ailleurs, un quart, voire un tiers d’entre eux, cherchent à prouver que nous avons tort !
Depuis peu, vous avez étendu votre projet de recherche aux thématiques de l’alimentation et de la santé, en impliquant les habitants de la zone atelier. Pouvez-vous nous en dire plus ?
V. B. En 2018, avec le Muséum national d’histoire naturelle, nous avons alerté sur le déclin des oiseaux, résultat de nos comptages sur la zone atelier depuis 1994. Une forte médiatisation de ce nouveau Printemps silencieux a suivi, on me demandait souvent qui était le coupable, sous-entendu l’agriculteur. Ma réponse est, plutôt, le consommateur ! Ses actes d’achat et son alimentation ont conduit au modèle agricole actuel, via l’agro-industrie. Ainsi, pour aller au bout de notre logique de recherche-intervention, nous avons souhaité travailler avec les 34 000 habitants de la quarantaine de villages des 24 communes du territoire afin de transformer les modes alimentaires. Lancé en 2018, notre programme vise à développer les circuits courts, les marchés de plein vent (vente directe), le recyclage, à réduire les déchets et le gaspillage, et même à changer les recettes de cuisine et le stockage des aliments. Au final, à redonner du lien entre les producteurs et les consommateurs, c’est-à-dire les agriculteurs et les citoyens, qui, un comble, ont fini par s’ignorer alors qu’ils habitent les mêmes villages.
Travailler sur les enjeux d’alimentation et d’agriculture revient aussi à agir sur les enjeux de santé. Prenez les pesticides : réduire leur usage revient à améliorer la santé des agriculteurs, des consommateurs, de la biodiversité et de l’environnement. Tout est lié ! Ainsi, nous nous adressons désormais à davantage d’habitants du territoire, par un autre cheminement que les enjeux de conservation des espèces d’oiseaux.
La santé et l’alimentation suscitent beaucoup d’écoute, que ce soit au sein des conseils municipaux, des associations, des écoles, etc. Il y a aujourd’hui 14 marchés de plein vent, au lieu de trois en 2018. Notre site web tient à jour une carte des circuits courts (125 producteurs), nous avons contribué avec nos partenaires à la mise en place des jardins partagés, de potagers communaux, on travaille avec les cantines scolaires, dont certaines visent à doubler l’objectif de la loi Égalim, avec 100 % de produits locaux et 50 % de bio. D’ailleurs, 20 % de la surface est cultivée en bio sur la zone atelier : c’est le double voire le triple de la moyenne nationale.
En trente années, avez-vous vu évoluer le regard que les agriculteurs portent sur leurs pratiques ?
V. B. Oui bien sûr, les agriculteurs changent peu à peu leur regard sur la biodiversité, sur le stockage du carbone, et sur les pesticides. Mais les changements de pratiques sont encore trop modestes et trop lents : se fonder sur la nature, par définition plus incertaine que la chimie, est un risque que beaucoup n’osent pas encore prendre, d’autant que les filières agroalimentaires avec lesquelles ils travaillent demandent des produits extrêmement standardisés (taille de grains, teneur en protéine, etc.). La politique agricole européenne elle-même n’encourage pas à l’agro-écologie, avec seulement 5 % de son budget qui lui est consacré…
Entre-temps, de nouvelles problématiques ont fait irruption : le sud des Deux-Sèvres est très exposé au stress hydrique. La réponse apportée est la construction de 16 méga-bassines (dont on a beaucoup entendu parler récemment), dont 6 ou 7 seront mises en place sur la Zone Atelier. Je suis d’ailleurs membre du comité scientifique et technique mis en place par la préfecture des Deux-Sèvres pour accompagner le protocole d’accord entre les agriculteurs et l’État, qui prévoit de conditionner l’accès à cette eau à une réduction significative de l’usage des pesticides, et surtout pour s’assurer qu’il sera respecté.
Toutefois, ces bassines financées par l’argent public n’alimenteront que 7 % des agriculteurs. Aussi avons-nous décidé sur la Zone Atelier de travailler avec et pour les 93 % restants, autour des solutions fondées sur la nature, c’est-à-dire la capacité des écosystèmes et de la biodiversité à ralentir le cycle de l’eau, notamment en plantant des haies, en augmentant le nombre de prairies…♦
Rendez-vous
Destinée en première intention aux décideurs publics et privés (et au grand public dans la limite des places disponibles), la Semaine écologie environnement biodiversité se déroulera du 12 au16 juin 2023 dans plusieurs villes de France.
À lire
Réconcilier nature et agriculture. Champs de recherche, Vincent Bretagnolle et Vincent Tardieu, CNRS Éditions, 288 pages, 25 euros.
À lire et à écouter sur notre site
Où sont passés les oiseaux des champs ?
Quand le productivisme nuit à l'agriculture (entretien avec Vincent Bretagnolle)
Le chercheur qui protégeait les nids de busards (podcast)
- 1. Directeur de recherche au CNRS, au Centre d’études biologiques de Chizé (CNRS/La Rochelle Université).
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