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La revanche de l’anthropomorphisme

La revanche de l’anthropomorphisme

28.01.2016, par
"Le Voyage dans la Lune", film de Georges Melies, 1902.
Pendant deux siècles, la pensée rationnelle l’a snobé : l’anthropomorphisme appartenait décidément à un passé obscur de l’humanité. La révolution numérique conduit pourtant certains chercheurs à porter sur lui un regard neuf : et si personnifier les animaux ou les objets nous aidait à mieux définir nos relations avec eux ? Le point sur cette question, en écho à l'exposition «Persona» au musée du quai Branly, dont «CNRS Le journal» est partenaire.

Naruto ne touchera pas de droits d’auteur sur ses selfies. Ainsi en a décidé, début janvier, le juge américain William Orrick de la cour fédérale de San Francisco. Tout simplement parce que Naruto n’est pas un être humain. Ce macaque de six ans s’est pourtant rendu célèbre mondialement : profitant d’une courte absence du photographe en train de réaliser un reportage dans sa réserve de Tangkoko, en Indonésie, le singe s’est emparé de l’appareil photo pour se lancer dans une véritable séance de poses, tout « sourire » dehors. L’anecdote date de 2011, mais les clichés ont fini par se retrouver récemment sur Wikimédia, libres de droit. Ce qui a déclenché la plainte d’une association américaine militant pour le respect des droits des animaux ; puis les protestations du photographe, qui prétend qu’il y a erreur sur la personne, puisqu’il ne s’agirait pas de Naruto, mais d’une femelle nommée Ella…

Un beau cas d’école juridique, qui risque de ne pas être le dernier, tant il est vrai que les limites entre l’être humain et son environnement sont bien plus floues qu’on voulait bien le penser il y a encore une vingtaine d’années. Organisation sociale, capacité d’apprentissage, rituels… : les singes, mais aussi de nombreux autres animaux, révèlent quantité d’aptitudes qui les rapprochent de plus en plus du statut de personne. Ce qui nous oblige au minimum à repenser nos modes de communication avec eux et, partant, avec l’ensemble des êtres non humains. Quitte à remettre au goût du jour la vieille notion d’anthropomorphisme, pourtant si décriée par la pensée rationaliste, et à « remettre de la personne » dans l’ensemble du monde qui nous entoure, comme le préconisent les anthropologues Emmanuel Grimaud1 et Anne-Christine Taylor-Descola2, les deux commissaires de l’exposition « Persona », visible en ce moment au musée du quai Branly (lire ci-après).

Les singes, mais aussi de nombreux autres animaux, révèlent quantité d’aptitudes qui les rapprochent de plus en plus du statut de personne. Ici, les selfies qui ont rendu célèbre le macaque Naruto.
Les singes, mais aussi de nombreux autres animaux, révèlent quantité d’aptitudes qui les rapprochent de plus en plus du statut de personne. Ici, les selfies qui ont rendu célèbre le macaque Naruto.

Depuis l’époque
des Lumières,
la science a classé
l’anthropomorphisme
au rang des
péchés capitaux.

« Depuis l’époque des Lumières, la science a classé l’anthropomorphisme au rang des péchés capitaux, rappelle la seconde. C’est une véritable police scientifique qui s’est lancée dans un “inventaire ontologique” implacable pour ramener au rang d’objet pur et dur tout ce qui ne méritait pas d’être humanisé ou de prendre forme humaine. Les divinités mythologiques de toutes les cultures antiques, les effigies mortuaires inuites ou congolaises censées incarner les défunts, tout a été catalogué “système culturel prérationnel”… »

Coupables de vouloir identifier chez les éléphants ou les chiens des comportements calqués en réalité sur nos propres réactions humaines, les éthologues ont été invités à revoir leur copie et à s’en tenir à une observation purement « behavioriste », sans interprétation donc. L’anthropomorphisme, c’était du passé, du primitif ou du bricolage expérimental.

Un moyen de mieux comprendre

« C’était », car on ne s’en débarrasse pas aussi facilement. Les amateurs de bon vin apprennent sans hausser le sourcil que tel bourgogne est « généreux », alors que ce bordeaux débouché trop tôt risque d’être un peu « sévère » ; les boursicoteurs s’inquiètent d’entendre que le marché est « fébrile » ; tel designer sera sûr de convaincre son patron en lui montrant combien ce nouveau modèle de voiture est « souriant »… Les étudiants et les chercheurs eux-mêmes trouveront plus facile de naviguer dans la physique quantique avec des fermions décrits comme « individualistes », à l’inverse de leurs compagnons bosons, plus « sociaux », voire « grégaires ». L’anthropomorphisme n’est pas mort, loin de là ! Et l’on n’a aucune raison de s’en désoler. « Bien au contraire, il faut le voir comme un moyen d’éclairer nos problèmes contemporains, soutient Emmanuel Grimaud. Si on ne le réduit pas à la vision primitiviste dont on l’a affublé, on peut le considérer comme le moyen de faciliter la relation avec un être ou un objet, une première étape qui permet ensuite de se mettre à la place de cet objet pour mieux le comprendre. »

Même les robots les moins humanisés, comme ce purificateur d’air cylindrique, suscitent des réactions des êtres humains qui les entourent. (robot Diya One)
Même les robots les moins humanisés, comme ce purificateur d’air cylindrique, suscitent des réactions des êtres humains qui les entourent. (robot Diya One)

 

On devrait traiter
ces machines
comme de simples
objets, pourtant
on se comporte
avec elles comme
avec des humains.

La question revient à l’ordre du jour depuis que les robots envahissent notre quotidien. Les ingénieurs l’ont constaté : même les robots les moins humanisés, comme de banals purificateurs d’air cylindriques, suscitent des réactions des êtres humains qui les entourent, que ce soit de sympathie ou au contraire d’antipathie. Emmanuel Grimaud qualifie ces attitudes paradoxales de « frictions ontologiques » : « On devrait traiter ces machines comme de simples objets, pourtant on se comporte avec elles comme avec des humains. Autrement dit : on fait “comme si” la machine, l’animal de compagnie ou la planète était une personne. »

Des conséquences sur la société

Assumer de « faire comme si » devient en réalité le meilleur moyen, non seulement de comprendre, mais aussi de décider quel type de relations nous voulons entretenir avec les êtres non humains qui nous entourent. Après avoir longuement enquêté sur les relations fortement anthropomorphisées que certaines personnes entretiennent avec leurs animaux, la philosophe et psychologue Vinciane Despret, maître de conférences à l’université de Liège, s’est posé la même question sur notre attitude vis-à-vis des défunts. « Souvent, les gens racontent qu’ils ressentent le besoin de continuer à faire certaines choses, comme porter la montre de la personne disparue ou conserver ses habits, voire entretenir une correspondance avec elle… », relate la chercheuse. Et beaucoup assument, dans ces gestes, une forme de non-savoir : « On me dira que les morts sont bien morts, mais moi, après tout je n’en sais rien et j’ai l’impression que la personne est toujours là. » Ces comportements ne sont pas rationnels, chacun en est conscient, mais faire « comme si » aide à vivre un peu plus en douceur la séparation.

Si nous remettons
de l’humain
partout, c’est aussi
et avant tout parce
que nous sommes
des êtres sociaux.

Mais il ne faut pas chercher à tout prix de justification psychologique à l’anthropomorphisme. « Si nous remettons de l’humain partout, c’est aussi et avant tout parce que nous sommes des êtres sociaux, que nous avons une capacité exceptionnelle à la socialisation », poursuit Vinciane Despret  Puisque l’anthropomorphisme est une question éminemment sociale, « il s’agit alors de décider qui sont ou quels sont les êtres non humains significatifs dans notre environnement », explique Anne-Christine Taylor.

Un choix d’autant plus crucial que ces comportements anthropomorphiques individuels ont des conséquences sur la collectivité tout entière. « On pourrait penser que personnifier sa relation à Dieu ou à une divinité, par exemple, ne concerne que les individus. Mais dès qu’on se demande quelle place il faut accorder à ce dieu dans le paysage social, on voit bien que la question déborde largement l’individu », souligne l’anthropologue.

Sculpture anthropomorphe du Vanuatu, destinée à la mise en scène rituelle d'esprit de morts et d'entités mythiques.
Sculpture anthropomorphe du Vanuatu, destinée à la mise en scène rituelle d'esprit de morts et d'entités mythiques.

Une relation aux objets redéfinie

Entretenir une forme d’anthropomorphisme actif et volontariste ne serait d’ailleurs pas sans avantages pour la société. Notamment parce que la démarche exige de reconnaître les qualités propres des objets ou des animaux, d’en accepter l’altérité. « Cela revient à se glisser dans la peau de l’autre, explique Emmanuel Grimaud, se mettre à la place de l’animal, de la plante, voire du neutrino… » Pas seulement parce que, d’un point de vue méthodologique, cela nous aide à comprendre ses comportements et à prédire ses réactions, mais aussi parce que cela nous oblige à définir le cadre de nos relations avec eux. Anthropomorphiser les animaux, par exemple, conduit à leur accorder des droits et à prendre au sérieux les souffrances qu’on peut leur infliger. En 2014, un homme a été jugé en comparution immédiate à un an de prison ferme pour avoir jeté un chat contre un mur, et les conditions dans lesquelles le bétail est mis à mort dans les abattoirs sont désormais remises en question par de larges pans de la société.

Nous transformons
les objets en
les personnifiant,
mais eux aussi
nous transforment
en retour.

Nous ne nous contentons pas de transformer les objets en les personnifiant, eux aussi nous transforment en retour. « Prenons l’exemple du smartphone. Les enfants, notamment, manipulent cet objet comme s’il était la continuité de leur propre corps et ils entretiennent désormais avec lui une relation fusionnelle », remarque Anne-Christine Taylor. Un peu comme on choisit de fonder une famille ou de se constituer un réseau d’amis, cet anthropomorphisme « moderne » nous donne la possibilité de choisir comment nous voulons vivre avec les objets qui nous entourent et quelle place nous voulons leur réserver dans la société.

Le « faire comme si » conduit alors à se poser deux questions ouvertes, celle du « combien » et celle du « jusqu’où ». Pourquoi alors ne pas aller jusqu’au bout de la démarche et décider de donner une forme humaine à tout notre environnement, à nos villes, nos maisons, nos voitures, notre électroménager ? « Architectes et designers y réfléchissent déjà, note Emmanuel Grimaud. L’anthropomorphisme devient un immense terrain de jeu et d’expérimentation, une nouvelle forme d’aménagement du territoire. »

À voir : Persona, l’exposition expérimentale du quai Branly
Jusqu’au 13 novembre, l’exposition « Persona. Étrangement humain » du musée du quai Branly, à Paris, dont CNRS le journal est partenaire, met les visiteurs face à 230 œuvres anciennes ou contemporaines, allant des masques africains aux robots futuristes en passant par des statuettes votives, des amulettes ou des poupées de compagnie. Conçue comme un parcours expérimental, l'exposition doit permettre à chacun de se demander quelle dose de personnification il est prêt à injecter dans les objets. De décider avec qui il veut vivre.
 

Notes
  • 1. Chercheur au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (CNRS/Univ. Paris Ouest Nanterre La Défense).
  • 2. Directrice de recherche honoraire au CNRS.

Commentaires

1 commentaire

Personnellement, j'ai tellement honte d'être qualifié d'humain que je me suis exclu de ce système biologique complètement loupé par l'évolution. Système qui a trop de capacité d'outillage, mais aucun moyen de compréhension, d'analyse, d'empathie, et de contrôle.
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