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La seconde vie des objets

La seconde vie des objets

22.06.2015, par
Grande Braderie de Lille
La Grande Braderie de Lille, qui a lieu chaque premier week-end de septembre, est le plus grand vide-grenier d’Europe.
Que deviennent les objets dont nous n’avons plus l’usage ? Stockés ou jetés, remis en état ou recyclés… Le destin de nos vieux objets est au cœur de nombreux travaux de recherche qui en disent long sur nos sociétés contemporaines.

Pourquoi un tiers de nos téléphones portables finissent-ils leur vie au fond d’un tiroir, au lieu d’être recyclés1 ? La question -et plus largement celle de notre rapport aux objets- intéresse de plus en plus la communauté scientifique, consciente que la lutte contre la crise écologique nécessite une meilleure compréhension de nos comportements.

L’amour de l’accumulation

Premier constat, nous accumulons de plus en plus d’objets. Chaque foyer en possède en moyenne plus de 7 000, contre 350 en 1850. Tous sont pourtant loin d’être utiles. Valérie Guillard, chercheuse au laboratoire Dauphine Recherches en management2 et spécialiste du comportement des consommateurs, le constate avec amusement : au cours de ses nombreuses recherches, elle n’a encore jamais rencontré quelqu’un qui ne posséderait que l’indispensable. Un pull trop petit mais qu’on aimait tant, un lit d’enfant « qui pourra toujours servir » : nous trouvons mille et une raisons de conserver ce qui ne sert plus. Aujourd’hui, la société de consommation a même créé un symptôme, la syllogomanie, caractérisé par l’accumulation compulsive d’objets inutiles.

Syndrome de Diogène
Certaines personnes accumulent de manière compulsive tout un tas d’objets inutiles. On appelle ce syndrome la syllogomanie.
Syndrome de Diogène
Certaines personnes accumulent de manière compulsive tout un tas d’objets inutiles. On appelle ce syndrome la syllogomanie.

Pour Octave Debary, chercheur à l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain3, nous avons en effet besoin de « modalités sociales et culturelles précises » pour nous séparer de nos objets. D’où l’importance de ces vide-greniers français, ventes de garages nord-américaines ou loppis suédois qui fleurissent le dimanche. Leur succès ne peut se résumer au seul aspect financier : la dimension affective joue elle aussi un rôle. C’est d’ailleurs cette dimension qui explique la naissance des vide-greniers des campagnes picardes, longuement arpentés par Octave Debary. Après la mort du dernier occupant d’une maison et le partage de ses biens par les héritiers, les derniers reliquats étaient exposés à l’extérieur et proposés à la vente au voisinage. « Jeter les objets restants, prolongements du corps du défunt, raconte Octave Debary, aurait porté atteinte à sa mémoire en préjugeant de l’absence de sens et de valeur qu’il leur conférait.4 » Aujourd’hui encore, en étalant dans les vide-greniers une scie qui ne scie plus ou une bouteille de whisky vide, on espère offrir une seconde vie à des souvenirs dont on souhaite se débarrasser mais qu’on ne se résout pas à mettre à la poubelle.

Les nouvelles formes du don

Vous venez d’acheter une nouvelle cafetière ? Plutôt que de jeter l’ancienne, faites-la circuler. En lui permettant de rencontrer un nouvel utilisateur, vous lui éviterez de devenir un déchet. Il existe pour cela de nombreuses filières, auxquelles s’intéressent de plus en plus les chercheurs. Premier constat, le secteur en France associe souvent métiers du recyclage et emplois d’insertion – comme s’il allait de soi d’articuler les deux. Peut-être est-ce un héritage des biffins et chiffonniers, des professions autrefois socialement marginalisées ? Le recyclage est ainsi souvent mis en œuvre par des acteurs de l’économie solidaire comme Emmaüs, dont l’activité est d’ailleurs en pleine croissance depuis quelques dizaines d’année. Le mouvement compte aujourd’hui plus de 117 communautés de chiffonniers contre 33 seulement en 1978.

Communauté Emmaüs
Spécialisé dans la revente de vêtements, d’objets et de meubles de seconde main, le Mouvement Emmaüs est l’un des acteurs phares de l’économie solidaire en France.
Communauté Emmaüs
Spécialisé dans la revente de vêtements, d’objets et de meubles de seconde main, le Mouvement Emmaüs est l’un des acteurs phares de l’économie solidaire en France.

Deuxième constat : depuis quelques années, ces associations sont concurrencées par de nouveaux acteurs. On connaît le succès des sites de vente en ligne entre particuliers, comme eBay ou Le Bon Coin. D’autres types de sites émergent : Valérie Guillard a ainsi observé la création de plates-formes spécialisées qui permettent de choisir soi-même la personne à qui l’on destine ses objets. En effet, certains d’entre nous sont mal à l’aise à l’idée de céder leurs biens à leur voisinage, mais rechignent également à recourir aux institutions caritatives, jugées trop lointaines, et privilégient donc ces nouveaux outils. Cette évolution montre que le secteur du don doit lui aussi être analysé comme un marché concurrentiel, en constante évolution, au sein duquel le consommateur effectue des choix et des arbitrages.

L’innovation n’est pas toujours où l’on croit

Les choix des consommateurs peuvent enfin représenter un frein au développement de nouvelles filières. C’est le cas en matière de retraitement des déchets. Autrefois, nos ancêtres n’hésitaient pas à valoriser tous les restes, transformant les peaux de lapin en chapeaux, ou les urines humaines en sulfates d’ammoniaque. Une grande partie de la planète, qui vit en dehors de notre économie de gaspillage, continue à faire de même, comme en témoignent les nombreux travaux présentés sur le blog de recherche de Nathalie Ortar, chercheuse au Laboratoire d’économie des transports5 et de sa collègue Elisabeth Anstett, de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux6. À Haïti, par exemple, les déchets qui jonchaient le sol après le séisme de 2010 ont été réutilisés par la population comme matériaux de construction, contribuant ainsi à la fois à dégager le sol et à rebâtir le pays7.

À Haïti, les déchets
qui jonchaient le
sol après le séisme
ont été réutilisés 
comme matériaux
de construction.

Or, contrairement aux idées reçues, ces pratiques de recyclage nécessitent une grande inventivité technique. Ainsi, dans les ateliers de maintenance automobile du Kenya ou du Ghana, étudiés par l’anthropologue Philippe Tastevin, du Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires8, les mécaniciens n’hésitent pas à assembler des châssis de camions allemands avec des plateformes indiennes. Ils y parviennent en retravaillant et refaçonnant ces pièces, neuves ou d’occasion. Aux dispositifs d’obsolescence programmée des grands constructeurs, ces artisans opposent ainsi « l’éternité non programmée des techniques »

Atelier automobile en Inde.
Dans les pays en développement, les mécaniciens doivent développer des trésors d’inventivité pour redonner une nouvelle vie à des pièces automobiles usagées, tels ces mécaniciens indiens du Tamil Nadu.
Atelier automobile en Inde.
Dans les pays en développement, les mécaniciens doivent développer des trésors d’inventivité pour redonner une nouvelle vie à des pièces automobiles usagées, tels ces mécaniciens indiens du Tamil Nadu.

Dans les pays riches aussi, l’innovation ouvre de nombreuses pistes pour mieux réutiliser les produits usés. Mais ces filières se heurtent à la méfiance des consommateurs, qui préfèrent souvent les produits neufs. À tort, estime Peggy Zwolinski. Cette spécialiste en génie mécanique, du laboratoire G-Scop9, à Grenoble, participe à un ambitieux projet de recherche sur le remanufacturing. Cette opération consiste à redonner à un produit usé toutes ses performances d’origine. Par exemple, une boîte de vitesse hors d’usage sera entièrement vidée, nettoyée. Certains de ses composants seront remplacés si nécessaires ; et ses performances entièrement vérifiées. Au final, le client aura l’équivalent d’une boîte de vitesse neuve, avec les mêmes garanties, le tout pour un coût en matière première et en énergie bien inférieur à celui d’un produit neuf.

Lutter contre les préjugés et faire connaître ces filières est donc essentiel. En 2017, le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée organisera ainsi à Marseille une exposition intitulée « Ordures ». Mettant en scène les résultats de diverses études sur les déchets dans l’espace méditerranéen, elle montrera au grand public notre propension déraisonnée à accumuler les objets, mais aussi la capacité que nous avons à « réparer le monde » en offrant aux objets une « seconde vie »…

En librairie :

La Deuxième Vie des objets, recyclage et récupération dans les sociétés contemporaines,
Elisabeth Anstett et Nathalie Ortar (dir.), Éditions Pétra, avril 2015, 208 p., 22 €

Boulimie d’objets. L’être et l’avoir dans nos sociétés,
Valérie Guillard (dir.), De Boeck, septembre 2014, 214 p., 24,50 €
 

Le retournement des choses", numéro 30 de la revue Socio-Anthropologie, dirigé par Anne Monjaret, décembre 2014, 18 €, Publications de la Sorbonne

Pour en savoir plus :

- Le blog de recherche La deuxième vie des objets

- Le blog de recherche Sociétés urbaines et déchets

Notes
  • 1. « Les secondes vies des objets : les pratiques d’acquisition et de délaissement des produits de la consommation », Isabelle Van De Walle, Pascale Hébel et Nicolas Siounandan, Cahiers de recherche, n° 290, Crédoc, janvier 2012, 88 p.
  • 2. Unité CNRS/Dauphine Université Paris.
  • 3. Unité CNRS/EHESS/MCC.
  • 4. « Loppis, vide-granges : promenades suédoises au milieu des restes », Octave Debary, Ethnologies, vol. 35, n° 2, 2013, p. 163-182.
  • 5. Unité CNRS/Univ. Lumière Lyon-II/ENTPE.
  • 6. Unité CNRS/EHESS/Inserm/Univ. Paris-XIII.
  • 7. « Les déchets post-catastrophe à Haïti : la récupération comme base de la reconstruction », Mathieu Durand, communication présentée lors de la journée d’étude « Objets de crise, objets en crise ? », EHESS, le 12 juin 2014.
  • 8. Unité CNRS/EHESS/Univ. Toulouse Jean-Jaurès.
  • 9. Unité CNRS/UJF/Grenoble INP.
Aller plus loin

Auteur

Hélène Frouard

Chercheuse au Centre de recherche historique1 depuis 2009, Hélène Frouard conduit des recherches sur l’histoire du logement dans le cadre des travaux collectifs de l’équipe Esopp. Elle mène en parallèle une activité  de diffusion de la culture scientifique à destination de publics variés (...

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