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Culture et communication chez les singes

Culture et communication chez les singes

16.04.2015, par
Temps de lecture : 8 minutes
Macaques japonais
Juvéniles et femelle de macaque japonais.
Plusieurs travaux récents confirment qu’Homo sapiens est loin d’être le seul primate à s’épanouir dans la culture et la communication. Maîtriser une sémantique, transmettre sa culture ou organiser ses réseaux sociaux n’est pas l’apanage des singes nus.

L’Homo sapiens guette sans cesse ses cousins primates, aussi bien à l’affût de similitudes que de différences. Cette soif de comparaison ne saurait se limiter aux caractères physiques et, ces dernières années, la recherche sur les singes a considérablement élargi ses horizons. Les primatologues coopèrent en effet avec des chercheurs issus de disciplines variées. Trois études récentes illustrent parfaitement ce phénomène et livrent des résultats étonnants.

Quantifier la sociabilité des primates

Cédric Sueur est maître de conférences à l’Institut pluridisciplinaire Hubert-Curien1, où il étudie la sociabilité et les réseaux sociaux dans différents groupes d’animaux. Il a supervisé une étude2 sur les critères qui ont le plus d’impact sur l’efficience des réseaux sociaux de primates. Soixante-dix-huit groupes issus de vingt-quatre espèces différentes ont ainsi été étudiés.

« Nous avons quantifié l’efficacité de ces réseaux sociaux par la vitesse à laquelle les informations circulent au sein d’un groupe, explique Cédric Sueur. Il s’agit d’une donnée théorique, basée sur des cas concrets, comme la manière dont un groupe réagit lorsqu’un individu essaye d’initier un mouvement collectif, ou la vitesse à laquelle un comportement culturel se répand dans un groupe. »

Chimpanzés en séances d'épouillage.
Chimpanzés en pleine séance d’épouillage.
Chimpanzés en séances d'épouillage.
Chimpanzés en pleine séance d’épouillage.

L’étude montre que les groupes les moins hiérarchisés, comprenant le moins d’individus et dont la taille relative du néocortexFermerLe néocortex, spécifique aux mammifères, est la partie du cerveau qui gère les facultés cognitives supérieures comme le langage et la réflexion. est la plus importante, ont les réseaux sociaux les plus efficients. Lorsqu’on établit un classement en fonction du score d’efficience, beaucoup de groupes de chimpanzés, chez qui le néocortex est très développé, se retrouvent en haut de la liste. On observe néanmoins une grande variabilité à l’intérieur de chaque espèce, puisque c’est aussi un autre groupe de chimpanzés qui affiche la plus faible efficience.

« On ne sait pas encore trop ce qui provoque ces différences, avoue Cédric Sueur. Cependant, tous les groupes de singes ne sont pas soumis aux mêmes pressions environnementales et sociales. Un groupe est une somme d’individualités dont l’équilibre peut changer drastiquement à cause d’une seule forte personnalité. »

La sémantique des cercopithèques

Le lien entre développement du néocortex et efficience sociale du groupe pousse à s’attarder sur la manière dont les singes communiquent entre eux. Si le terme de langage doit être employé avec précaution, il est possible d’utiliser les outils issus de la linguistique pour étudier nos cousins. Philippe Schlenker, directeur de recherche à l’Institut Jean-Nicod3, et Emmanuel Chemla, du Laboratoire de Sciences cognitives et psycholinguistique4, ont ainsi étudié le sens des cris d’alarme utilisés par la mone de Campbell, un cercopithèque africain. Ces travaux ont été effectués en collaboration avec les groupes de primatologie de Klaus Zuberbühler et d’Alban Lemasson5.

« En l’état de nos connaissances, la syntaxe simiesque semble assez rudimentaire, explique Philippe Schlenker, mais des primatologues ont pu décrire en 2009 deux règles chez la mone de Campbell. Certaines séquences commencent par “boom boom” lorsqu’une situation n’implique pas de prédateur, tandis que le suffixe “oo” est ajouté à certains cris d’alarme pour en atténuer la portée.  »

Mone de Campbell
Mâle Campbell dans le Parc national Taï, en Côte d’Ivoire.
Mone de Campbell
Mâle Campbell dans le Parc national Taï, en Côte d’Ivoire.

Deux populations de cercopithèques ont été étudiées : l’une vit dans la forêt de Taï, en Côte d’Ivoire, l’autre sur l’île de Tiwai, au Sierra Leone. Dans les deux cas, le cri « hok » sert à alerter de la présence d’un aigle. « Krak » prévient les singes de la forêt de l’arrivée d’un léopard mais, comme ce félin est absent de l’île de Tiwai, les singes insulaires utilisent en revanche ce cri pour tous les types de danger. Atténué par « oo », « hok » devient « hok-oo » et va désigner une menace venue du ciel, qui peut être moins grave que la présence d’un aigle.

Le fait que « krak » ait un sens différent selon le groupe suggérait l’existence de dialectes distincts. Une analyse plus poussée a permis aux chercheurs de proposer une autre hypothèse explicative. Dans les deux populations, « krak » désigne un danger général, mais ce sens peut être renforcé par un mécanisme de compétition avec d’autres cris plus informatifs.

Ainsi, dans la forêt Taï, « krak » est employé pour désigner un danger qui n’est ni mineur – « krak-oo » aurait été utilisé –, ni aérien – « hok » aurait été préféré. En fin de compte, on obtient une désignation qui s’applique bien aux léopards de la forêt Taï. Comme ces prédateurs sont en revanche absents de l’île de Tiwai, cette règle de renforcement donnerait lieu à un sens inutile et n’est donc pas appliquée.

Des singes qui se cultivent

Les chercheurs soulignent au fil des études qu’il peut être problématique de calquer sur les singes des concepts trop humains. D’une manière plus large, peut-on quand même parler de culture chez les primates, en dehors des transmissions liées aux outils ? Pour Nicolas Claidière, la réponse est oui. Les travaux de ce post-doctorant au Laboratoire de psychologie cognitive6, sont directement inspirés d’une expérience sur la transmission culturelle chez les humains7.

Dans une première étude effectuée par une autre équipe, un groupe de volontaires humains devait apprendre des mots dans un dialecte artificiel généré aléatoirement par ordinateur. Le groupe suivant apprenait ensuite le langage utilisé par le premier groupe, erreurs comprises, puis le troisième groupe, celui du second à la manière du jeu du téléphone. Au fil de ces transmissions, le langage est devenu plus facile, plus structuré et original. Or cela correspond aux trois propriétés de la transmission de la culture humaine : une augmentation progressive de la performance, l’émergence de structures et l’apparition de spécificités au fil des lignages.

video_babouins

À propos
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Description: 
Année de production: 
2014
Durée: 
5'01
Réalisateur: 
Marcel Dalaise
Producteur: 
CNRS Images
Intervenants: 
Joël FAGOT, directeur de recherche
Nicolas CLAIDIERE, chercheur

Laboratoire de psychologie cognitive
CNRS/Université Aix-Marseille
 

Nicolas Claidière et ses co-auteurs ont testé l’existence de ces trois propriétés chez les primates non humains. Au lieu d’utiliser le langage, ils ont confié des tâches de mémorisation à des babouins. Un ordinateur leur proposait seize carrés blancs, dont quatre se mettaient à clignoter. Si le singe appuyait sur les quatre bons carrés, il était récompensé. À la manière des expériences avec les humains, le deuxième singe devait mémoriser les carrés touchés par le premier et ainsi de suite. « En règle générale, les chercheurs s’intéressent au succès des animaux, explique Nicolas Claidière, mais nous regardons les erreurs de très près car les mauvaises réponses ne sont pas aléatoires : elles trahissent la façon dont le cerveau répond à la tâche. »

Au fur à mesure des transmissions, les combinaisons ont fini par se structurer et prendre de plus en plus souvent la forme de tétrominos. Il s’agit d’agencements variés de quatre carrés consécutifs, comme le sont les blocs du jeu Tetris. Or ce sont les structures les plus faciles à réaliser pour les babouins, ce qui améliore leurs performances. Enfin, les babouins se sont focalisés sur un nombre restreint de tétrominos différents, qui sont devenus spécifiques à chaque groupe. On retrouve donc bien les trois critères de la culture présents dans l’expérience précédente.

Ces travaux montrent que l’expérimentation animale d’une part n’est pas synonyme de vivisection, d’autre part est incontournable si l’on souhaite comprendre ce que les sociétés humaines ont de spécifique et ce qu’elles doivent à leur héritage « primate ». Les groupes de primates révèlent des mécanismes sociaux toujours plus riches dans lesquels il est tentant de chercher notre reflet. Un miroir fascinant, mais à manier avec une précaution toute scientifique.

Sur le même sujet : La cohabitation avec les grands singes est-elle possible ?

À voir, à lire :

« Sur la piste des grands singes », jusqu’au 21 mars 2016,
au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris

Notes
  • 1. Unité CNRS/Univ. de Strasbourg.
  • 2. «Social networks in primates : smart and tolerant species have more efficient networks», C. Pasquaretta et al., Scientific Reports, vol. 4 (7600), 23 décembre 2014.
  • 3. Unité CNRS/ENS/EHESS.
  • 4. Unité CNRS/ENS/EHESS.
  • 5. «Monkey semantics: two “dialects” of Campbell’s monkey alarm calls», P. Schlenker, E. Chemla et al., Linguistics and Philosophy, décembre 2014, vol. 37 (6) : 439-501.
  • 6. Unité CNRS/Aix-Marseille Univ.
  • 7. «Cultural evolution of systematically structured behaviour in a non-human primate», N. Claidière et al., Proceedings of the Royal Society B, 5 novembre 2014.

Auteur

Martin Koppe

Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.