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Quand l’économie s’intéresse à nos comportements
Comment imaginer que l’on puisse prélever un fragment du système économique et tester en laboratoire les effets d’une hausse de la fiscalité, d’une subvention écologique ou d’une prime à l’emploi ? C’est pourtant ce qui se pratique depuis une vingtaine d’années dans les centres de recherche d’économie expérimentaleFermerMéthode de recherche permettant de tester les modèles économiques en laboratoire avec des participants.. La méthode a même été couronnée par deux prix Nobel, attribués en 1994 à Reinhard Selten, le pionnier de l’économie expérimentale, récompensé pour ses travaux sur la théorie des jeux, et en 2002 à l’économiste Vernon Smith et au psychologue Daniel Kahneman, les premiers à avoir introduit la psychologie cognitive en sciences économiques, en même temps qu’ils fondaient l’économie comportementaleFermerElle s’appuie sur les résultats des expérimentations et propose une approche alternative fondée sur la rationalité limitée des agents, leur hétérogénéité et leurs biais cognitifs et comportementaux, à la base des choix économiques..
Les politiques publiques ont longtemps été conçues pour des individus rationnels. Selon les modèles de l’économie classique, nos décisions économiques seraient guidées par des motivations exclusivement individualistes et utilitaristes, c’est l’Homo œconomicus. Or, ce n’est pas toujours le cas. L’économie comportementale, via les expérimentations a démontré la nature parfois irrationnelle, instable et subjective de nos choix économiques.
Des biais émotionnels et cognitifs
Les économistes comportementaux ont établi tout un répertoire de biais comportementaux systématiques qui nous conduit parfois à prendre des décisions qui ne sont ni optimales pour nous, ni pour l’intérêt général. D’abord, les « biais émotionnels » comme la jalousie ou l’envie, qui en nous comparant aux autres et au groupe social auquel on appartient, ancrent nos décisions par rapport à un référentiel spécifique. Puis les « préférences sociales », comme le goût pour la coopération, l’équité, la réciprocité qui font que nous nous conformons aux règles et aux normes sociales. Et enfin : les « biais cognitifs ». Par exemple, la procrastination nous entraîne à retarder le règlement de nos factures. Nous avons aussi du mal à nous projeter dans le futur et donc à épargner pour notre retraite ou à prendre des mesures pour lutter contre le réchauffement climatique. L’inertie nous empêche de prendre des décisions, nous satisfaisant du statu quo existant, nous n’aimons pas prendre des risques et détestons perdre.
« Toutes ces découvertes ont écorné certains modèles prédictifs, qui ont du être réfutés ou amendés, en intégrant les caractéristiques comportementales observées et non plus postulées des agents », souligne Marc Willinger1, directeur du Laboratoire d’économie expérimentale de Montpellier (Leem)2.
Ces biais ont été mis en évidence grâce à l’expérimentation. Celle-ci se déroule en laboratoire ou sur le terrain. « À l’instar des méthodes utilisées en sciences exactes, ces expériences consistent à reconstituer dans un environnement contrôlé et reproductible, une situation économique dans laquelle l’ensemble des variables est contrôlé par l’expérimentateur », explique Marie-Claire Villeval3, directrice de recherche au CNRS, directrice du Groupe d’analyse et de théorie économique4 jusqu'en 2015, et directrice de la plateforme Gate-Lab5, à Lyon. Afin d'introduire des enjeux monétaires, les participants à ces expériences reçoivent une rémunération qui varie en fonction de leurs décisions.
« Ces incitations jouent un rôle essentiel, car elles constituent des encouragements (gains) ou des découragements (sanctions) financiers qui orientent les décisions économiques », indique Marie-Claire Villeval. Chacun préfère gagner plus que moins, redouble d’effort lorsqu’il est mieux payé et respecte d’autant plus le code de la route que le montant des amendes augmente. « Ce qui nous intéresse, poursuit Marc Willinger, c’est de tester différents modèles prédictifs et d’identifier les raisons qui conduisent les sujets participants à adopter un comportement autre que celui qui est attendu. L’expérimentation permet de mettre en évidence que, selon le contexte et les individus, les incitations (gains ou sanctions) financières peuvent avoir un effet d’attraction ou au contraire d’éviction. »
Tester les politiques publiques
Exemple de contre-performance ? Celui formulé par le fameux « trop d’impôt, tue l’impôt » qui montre qu’un taux d’imposition trop fort… diminue les recettes fiscales ! Pourquoi ? Parce que frauder devient de plus en plus profitable pour les contribuables et notamment ceux à fort revenus. À l’inverse, rémunérer le don du sang diminue le nombre de donneurs, car l’argent dénature la satisfaction des donneurs procurée par leur don. « Des expériences en neuro-économie ont conforté nos données. Elles ont montré que payer un impôt au profit d’une organisation charitable activait les mêmes zones cérébrales du plaisir que celles qui réagissent lorsqu’on gagne de l’argent. Si nous cherchons d’une part à gagner le plus d’argent possible, nous sommes aussi guidés d’autre part par des motivations morales », souligne Marie-Claire Villeval.
au profit d’une
organisation
charitable active
les mêmes zones
cérébrales du
plaisir que celles
qui réagissent
lorsqu’on gagne
de l’argent.
Définir le bon dispositif à mettre en place pour orienter une politique ou des comportements est un des objectifs de cette méthode. « En laboratoire, on peut simuler différentes options de récompenses et de sanctions et jouer sur les incitations non monétaires comme les normes sociales, l’altruisme, la comparaison aux autres », explique Marie-Claire Villeval. Avantage : son faible coût et sa reproductivité à petite échelle sur le terrain ou des zones pilotes. Exemples : les expériences sur la fraude dans les transports en commun lyonnais. La chercheuse a montré que la tricherie mesurée en laboratoire auprès des usagers permettait de prédire le comportement de fraude de ces mêmes usagers dans les transports en commun6. L’expérience a aussi pu établir que les contrôles systématiques et concentrés sur de petites périodes s’avéraient moins efficaces que les contrôles inopinés et irréguliers. Pourquoi ? « Parce ce qui compte, précise-t-elle, c’est de créer chez le fraudeur un sentiment de forte incertitude. »
La sur-confiance des traders en cause dans la crise économique ?
Dans le même registre, la question de la prise de risque, depuis la crise financière des subprimes et l’affaire Kerviel, fait l’objet de nombreuses recherches. « Penser que le marché s’autorégule et qu’on pourrait lui faire confiance est une illusion. Les expériences montrent que les comportements individuels et collectifs des traders jouent un rôle important dans la volatilité des marchés et l’apparition des bulles spéculatives, souligne Jean-Christophe Vergnaud, directeur de recherche au CNRS au Centre d’économie de la Sorbonne7 et responsable administratif du Laboratoire d’économie expérimentale de Paris (Leep)8. Pour éviter que de telle crise se reproduise, il ne suffit pas de surveiller le fonctionnement des marchés financiers, encore faut-il que les modèles classiques des marchés intègrent les biais cognitifs dont sont victimes les traders. »
Parmi les plus répandus : celui de « la confiance excessive » en soi et en ses jugements qui conduit les individus à s’estimer meilleurs que les autres, sûrs de leurs intuitions et de leur chance. « Cette sur-confiance crée chez le trader un sentiment de contrôle absolu qui biaise sa perception du danger et le conduit à prendre des risques inconsidérés. Il surestime la qualité de l’information qu’il détient aux dépens des autres sources, ce qui amplifie encore le risque d’erreur. » Le chercheur a mené une étude portant sur les conséquences de cette confiance excessive9 qui confirme que « plus une personne est sur-confiante, moins elle recourt aux outils d’aides à la décision. Ce biais se retrouve certainement dans de nombreuses professions, précise Jean-Christophe Vergnaud. Il pourrait notamment être une source non négligeable d’erreur médicale ».
Une approche peu utilisée en France
Tester des comportements difficilement observables sur le terrain par des enquêtes constitue incontestablement un des atouts de cette méthode. C’est le cas lorsqu’il s’agit d’évaluer nos comportements antisociaux (menteur, corruptible, tricheur), mais aussi notre altruisme, notre aversion aux inégalités, à coopérer ou à contribuer au bien public. Et là encore, les expériences déboulonnent quelques-uns des présupposés économiques. Lorsqu’un individu est sollicité pour contribuer au financement d’un service collectif dont il profitera, la théorie standard prédit qu’il ne paiera pas, espérant que les autres le fassent à sa place.
crée chez le trader
un sentiment de
contrôle absolu
qui le conduit à
prendre des risques
inconsidérés.
Or les expériences ont montré que près de la moitié des individus accepte de contribuer. « Si ces comportements pro-sociaux ne sont plus à démontrer, les tests permettent de savoir dans quelles conditions les individus acceptent de contribuer au bien public et jusqu’à quel point ! », souligne Marc Willinger qui a récemment expérimenté une nouvelle taxe écologique. On proposait aux volontaires un seuil de pollution ambiante à ne pas dépasser. S’ils le respectaient, ils en étaient collectivement exonérés, dans le cas contraire, ils devaient tous payer l'intégralité du dommage dû au dépassement. Les résultats ont montré que le seuil n’était jamais dépassé10. Ce dispositif a été expérimenté avec succès chez des agriculteurs américains pour réduire l’usage des pesticides, « mais en France, déplore le chercheur, les pouvoirs publics préfèrent recourir aux modèles prédictifs classiques pour mettre en place les incitations ».
Des coups de pouce pour orienter les comportements
Depuis quelques années en effet, plusieurs pays anglo-saxons et européens s’appuient sur l’économie comportementale pour élaborer leurs politiques publiques. Ils utilisent « des nudges », en français « des coups de pouce » destinés à contrecarrer ces fameux biais. Le principe : orienter en douceur nos comportements. Ne pas demander aux individus de se montrer plus économes ou plus vertueux, mais simplement leur fournir des informations complémentaires, reformuler les recommandations, leur adresser des rappels, proposer un choix par défaut ou encore les informer sur ce que font leurs voisins dans une situation donnée.
Au Royaume-Uni, pour lutter contre les retards de paiement, une lettre de relance a été envoyée aux retardataires leur précisant que la grande majorité des habitants de leur commune avait déjà payé. Ce simple rappel qui joue sur la norme sociale et la comparaison aux autres, a permis au Trésor britannique de récupérer 289 millions d’euros supplémentaires sur l’année fiscale 2012-2013.
Autre exemple de nudges : les options par défaut qui agissent sur l’inertie des individus. Elle est utilisée pour les dons d’organe. Lorsque l’option « donneur » est cochée par défaut, les personnes donnent davantage leur accord, tout en gardant la possibilité de refuser.
En France, l’utilisation des nudges reste marginale. En cause : une représentation encore faible de l’économie comportementale au sein des universités et de la recherche, mais aussi une méfiance vis-à-vis de ces dispositifs jugés par certains de « paternalistes ». Ne portent-ils pas une vision infantilisante du consommateur ? Quid du risque de manipulation ? « Les nudges ont montré leur efficacité et leurs faibles coûts, affirme Marie-Claire Villeval, mais leur utilisation nécessiterait un débat public et la mise en place de garde-fous pour s’assurer que leurs finalités soient toujours légitimes. En même temps, rendre ainsi publics ces dispositifs pourrait d’emblée les rendre inopérants... »
À lire sur le même sujet : « Cogitez si vous voulez, les décisions sont irrationnelles »
- 1. Il est aussi Professeur à l’université de Montpellier et à l’Institut universitaire de France.
- 2. Unité CNRS/Univ. de Montpellier/Inra/Montpellier SupAgro.
- 3. Fondatrice de l’Association française d’économie expérimentale Asfee.
- 4. Unité CNRS/UCBL/Univ. Lumière Lyon-II/Univ. Jean-Monet/ENS de Lyon.
- 5. http://gatelab.gate.cnrs.fr/
- 6. À lire aussi : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01270808/document.
- 7. Unité CNRS/Univ. Paris-I.
- 8. Unité CNRS/Univ. Paris-I.
- 9. « How overconfidence impairs the effectiveness of decision aid in diagnostic decision-making ? », M. Hainguerlot, T. Gajdos, V. de Gardelle, J.C. Vergnaud, in prep.
- 10. À lire aussi : http://www.persee.fr/doc/rfeco_0769-0479_2009_num_24_1_1722.
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Auteur
Journaliste et auteur, Carina Louart est spécialisée dans les domaines du développement durable, des questions sociales et des sciences de la vie. Elle est notamment l’auteur de La Franc-maçonnerie au féminin, paru chez Belfond, et de trois ouvrages parus chez Actes Sud Junior : Filles et garçons, la parité à petits pas ; La Planète en partage à petits pas ; C’...
À lire / À voir
L’Économie expérimentale, La Découverte, coll. « Repères », n° 423, 2015.
Commentaires
Quels liens pourraient-ils
Bessey Paul le 14 Avril 2016 à 17h19J'ai pris 3 pages de notes
loline le 29 Janvier 2020 à 07h57Connectez-vous, rejoignez la communauté
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