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30 ethnologues se racontent face caméra
Après vingt ans de tournage et trente épisodes, la série documentaire L’Ethnologie en héritage1 vient de s’achever. De quoi s’agit-il ?
Christine Laurière2 C’est une très belle collection patrimoniale consacrée à l’ethnologie française, qui a pour particularité son éditorialisation, qui tient au fait que ses concepteurs (les réalisateurs Stéphane Jourdain puis Gilles Le Mao et l’ancien chargé de mission au ministère de la Culture Alain Morel3) sont vraiment familiers de l’œuvre des ethnologues qu’ils ont interrogés : Michel Agier, Philippe Descola, Françoise Héritier et tant d’autres…
Impulsée par le ministère de la Culture au début des années 2000 avec la société de production La Huit, dans l’objectif de brosser les portraits des grandes figures de l’ethnologie française, cette série de 30 entretiens est aussi un poste d’observation privilégié pour voir les évolutions à l’œuvre dans la discipline depuis les années 1950. Menés de manière intime dans les bureaux ou les bibliothèques privées des ethnologues – et non depuis des conférences ou des cours donnés en estrade –, ces entretiens n’ont rien d’intimidant et, au contraire, aident à entrer en contact avec la pensée des personnes interrogées.
Cette proximité avec les ethnologues familiarise également avec l’oralité, essentielle en ethnologie, puisqu’elle vaut aussi bien pour la transmission de savoirs par les cours et les conférences que par la récolte de témoignages sur le terrain. En somme, cette série parvient à introduire la discipline de façon plus vivante et accessible, en particulier auprès des étudiants. En dépit de ses 90 heures de visionnage, cette collection s’avère aussi addictive qu’une série Netflix !
La collection met bien en lumière les caractéristiques d’une ethnologie à la française…
C. L. Dès les années 1930, l’ethnologie a fait partie des disciplines scientifiques en vue, alors même que l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris n’avait été fondé que 10 ans plus tôt, par Marcel Mauss et Lucien Lévy-Bruhl. À la fois grande nation scientifique et puissance impériale, la France a pu démultiplier les terrains d’enquête de ses ethnologues.
De ce fait, encore aujourd’hui, l’ethnologie française bénéficie d’une force de projection mondiale qui va bien au-delà des frontières hexagonales et porte sur des terrains aussi lointains que le Japon, l’Océanie, la Mongolie, l’Amérique du Sud, etc. Cette grande diversité aussi bien des terrains que des sujets de recherche (la sorcellerie, les migrations, la parenté, le sport, l’industrie nucléaire, etc.) est l’une des caractéristiques de l’ethnologie française.
C’est entre autres ce qui explique le rôle majeur joué par les ethnologues français dans les collaborations internationales. Je songe notamment au débat entre le Français Maurice Godelier et l’États-unien Marshall Sahlins concernant le « Big man », figure tutélaire des sociétés mélanésiennes. Fort de sa longue expérience de terrain en Papouasie-Nouvelle-Guinée, le premier contesta les typologies élaborées par le second 20 ans auparavant.
D’autres très éminents ethnologues français mis à l’honneur par la collection documentaire ont participé à ces échanges internationaux : qu’on pense à Alban Bensa et ses travaux sur la Nouvelle-Calédonie, Philippe Descola et sa critique de la distinction entre la culture et la nature, Françoise Héritier et ses recherches sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les sexes, ou encore Roberte Hamayon et sa réflexion ambitieuse sur le chamanisme et le jeu. De ce point de vue, la collection apparaît comme un formidable poste d’observation sur l’ethnologie française, son histoire et ses pratiques.
En quoi L’Ethnologie en héritage témoigne des reconfigurations de la discipline après les indépendances ?
C. L. À travers cette collection, on parcourt le monde, tout en repérant les terrains de prédilection de l’anthropologie française, à savoir principalement l’Afrique et les anciennes colonies françaises. En effet, le legs impérial de la France a pesé sur cette génération d’ethnologues, née entre les années 1930 et 1940, durant les derniers feux de l’Empire colonial.
Tous ces ethnologues se sont affichés anticoloniaux et se sont très souvent engagés à gauche. C’est encore plus vrai dans le cas des spécialistes de l’Afrique, directement impactés par la fin de l’Empire français.
Les indépendances ont également auguré un profond changement des sujets de recherche. À travers la collection, on voit émerger des questionnements nouveaux. Pour étudier le pouvoir politique en Afrique, Marc Augé invente par exemple le concept d’« idéo-logie » pour désigner la manière dont les sociétés ouest-africaines pensent le monde à travers des dispositifs et productions symboliques.
Maurice Godelier milita, pour sa part, pour introduire le marxisme à l’anthropologie et étudier d’un point de vue économique les sociétés indigènes, comme les Baruyas en Nouvelle-Guinée. D’autres encore, comme Alban Bensa, en Nouvelle-Calédonie, s’efforcèrent d’interroger le rapport à l’Histoire, à la tradition et à la modernité des peuples autochtones en montrant comment les traditions orales des Kanaks répondaient à l’histoire coloniale.
Par ailleurs, le terrain lui-même a façonné les ethnologues et leurs questionnements. Ainsi, c’est seulement après avoir observé comment le pouvoir se distribuait dans les agoras du peuple Ochollo, en Éthiopie (par des pratiques rituelles autour des sièges, des distances entre les participants, de la configuration des lieux du débat, etc.) que Marc Abelès part étudier en ethnologue l’Assemblée nationale ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC), à son retour en France.
À sa manière, L’Ethnologie en héritage porte un regard engagé qui invite au décentrement, au relativisme, à la réflexivité, à la déstabilisation culturelle – en d’autres termes, à d’autres façons de mener sa vie d’homme et de vivre en société.
Comment escomptez-vous désormais valoriser cette collection ?
C. L. Dans une logique de science ouverte et de partage, le ministère de la Culture, coproducteur de la collection, avait jugé la plateforme Bérose (consacrée à l’histoire de l’anthropologie, où l’on peut retrouver tous ces entretiens) l’endroit le plus accueillant pour héberger une telle collection. Il est donc logique pour nous de continuer à la faire vivre et de permettre au public d’aller plus loin dans sa connaissance du parcours de chacun des anthropologues interrogés, via les dossiers encyclopédiques que nous consacrons à chacune et chacun.
Le film florilège que Gilles Le Mao et Alain Morel ont tiré de ces 90 heures d’entretiens n’est à ce jour pas encore visionnable sur la plateforme. Il va d’abord faire l’objet de plusieurs projections dans des festivals documentaires ou des séances à destination des publics étudiants notamment, avant de rejoindre Bérose.
C’était une gageure de choisir un thème pour rassembler ces 30 grands entretiens. De façon astucieuse, les cinéastes ont choisi de s’intéresser à la rencontre ethnographique, à la façon dont chacun découvre son terrain et les enseignements qu’il en tire. C’est une invitation au décentrement culturel, une formidable ouverture vers d’autres façons de faire société, de vivre en société, loin des clichés, et un moyen pédagogique de comprendre comment les anthropologues interrogent le monde et la diversité de l’être humain dans son universalité.
À voir
L’Ethnologie en héritage
L’Ethnologie en héritage. Une histoire en partage, un film de Gilles Le Mao et Alain Morel, 2025 © La Huit 2025
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Bérose, l’encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie
Bérose est un portail des histoires de l’anthropologie, en science ouverte diamant4, dédié à la recherche, à l’enseignement et à la diffusion du patrimoine scientifique de l’anthropologie auprès des spécialistes, des enseignants et étudiants, des communautés autochtones et du grand public. Édité par le CNRS et le ministère de la Culture, il se décline en plusieurs volets :
• Encyclopédie Bérose des histoires de l’anthropologie, multilingue (français, anglais, portugais, espagnol, italien), reposant sur un réseau de recherche international et collectif (évaluation ouverte par les pairs).
• Les Carnets de Bérose : une collection de monographies et d’ouvrages collectifs en libre accès.
• Ethnologie en héritage : une chaîne Peertube de grands entretiens avec des anthropologues.
• Les rencontres Bérose : des événements scientifiques organisés par les membres du réseau.
• Les archives Bérose : des ressources inédites pour documenter et écrire l’histoire de la Mission du patrimoine ethnologique.
Consultez aussi
L’anthropologie en partage (blog)
Jean Rouch, l’ethnologue cinéaste (infographie)
Les chants des peuples (audio)
- 1. Présentation et vidéos des entretiens : https://www.berose.fr/article2530.html
- 2. Chargée de recherches au CNRS et co-directrice du portail Bérose.
- 3. https://www.berose.fr/article3796.html
- 4. Modèle de publication qui permet aux chercheurs de publier sans frais et aux lecteurs d'accéder aux documents gratuitement – une démarche encouragée par le CNRS. Voir https://www.unesco.org/fr/diamond-open-access
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Auteur
Rédacteur à la direction de la communication du CNRS, Maxime Lerolle s’intéresse aussi bien aux questions environnementales (énergie et biodiversité) qu’à l’actualité culturelle (cinéma et jeux vidéo) éclairée par un regard scientifique.
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