Logo du CNRS Le Journal Logo de CSA Research

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Votre avis nous intéresse.

Le CNRS a mandaté l’institut CSA pour réaliser une enquête de satisfaction auprès de ses lecteurs.

Répondre à cette enquête ne vous prendra que quelques minutes.

Un grand merci pour votre participation !

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Sections

Regard anthropologique sur le biomimétisme

Regard anthropologique sur le biomimétisme

23.09.2019, par
Les propriétés collantes des orteils bulbeux de gecko sont très étudiées.
Des adhésifs industriels inspirés des pattes de geckos aux danses traditionnelles imitant des mouvements d’animaux, les humains tirent une infinité d’idées de la nature. Or ce biomimétisme révèle souvent des mécanismes sociaux passionnants... Rencontre avec les anthropologues Perig Pitrou et Lauren Kamili qui coorganisent des Rencontres sur ce thème les 24 et 25 septembre, à Marseille.

On connaît l’histoire du velcro, dont les minuscules crochets sont inspirés d’une plante, la bardane, et celle des combinaisons de natation imitant la rugosité de la peau de requin. Le biomimétisme, c’est cette démarche d’innovation technologique et d’ingénierie qui tire son inspiration des formes, matières, etc. du vivant. Mais quelles sont les origines de ce concept et que recouvre-t-il d’autre ?
Lauren Kamili1: Le terme apparaît pour la première fois en 1969, sous la plume du biophysicien Otto Schmitt, mais il prend son essor à la fin des années 1990, quand les crises écologiques et sociales et l’épuisement des ressources naturelles poussent à la recherche de modèles de société moins destructeurs. Un tournant est ainsi marqué avec la publication en 1997 du livre Biomimétisme - Quand la nature inspire des innovations durables, par la biologiste américaine Janine Benyus. Elle y définit le biomimétisme comme « l’émulation consciente du génie de la vie, l’innovation inspirée par la nature ». Pour elle et les praticiens contemporains, le vivant est le fruit de 3,8 milliards d’années de recherche et de développement. Et elle y aborde ce qu’elle a nommé les « grands principes du vivant » : utiliser l’énergie solaire, ne pas produire de déchets, tout recycler…

Perig Pitrou2 L’écologie n’est cependant pas toujours au premier rang lorsque l’on puise des idées dans la nature. On peut tout à fait avoir une démarche « bio-inspirée », qui observe des systèmes naturels pour produire des objets qui, en fin de compte ne protégeront pas nécessairement l’environnement. Ainsi des techniques imitant la photosynthèse pourraient ne pas être écologiques, si elles utilisent des composants chimiques nocifs. Par contraste avec cette bio-inspiration, le biomimétisme est parfois présenté comme un projet plus intégral dans lequel les objets produits par les humains pourraient réintégrer les cycles naturels, sans pollution.

 

Les minuscules crochets du velcro sont inspirés des épines du fruit de la bardane (à droite).
Les minuscules crochets du velcro sont inspirés des épines du fruit de la bardane (à droite).

Le domaine est surtout associé aux sciences de la nature et aux innovations technologiques. En tant qu’anthropologues, comment abordez-vous la question du biomimétisme ?
P.P :
Les sciences humaines et sociales ne s’en emparent en effet que depuis quelques années, d’où l’idée de notre colloque interdisciplinaire sur le sujet. La réflexion que nous menons dans l’équipe « Anthropologie de la vie » que je dirige vise à comprendre les variations dans l’espace et dans le temps des conceptions de la vie et du vivant, selon les activités techniques et les projets collectifs que développent les sociétés humaines. Or le biomimétisme est une pratique intéressante pour aborder ces deux dimensions techniques et sociales. L’imitation n’est pas un calque immédiat de la nature, il suppose un certain nombre d’étapes et d’opérations : observations, mesures, dessins, identification de projets, puis, éventuellement, construction d’objets. Nous cherchons à voir toute la chaîne opératoire derrière. De même, la nature n’est pas à imaginer comme un professeur qui dispense ses leçons car ce sont les humains qui choisissent et distinguent les éléments les plus pertinents à imiter.

 

L’imitation n’est pas un calque immédiat de la nature, il suppose un certain nombre d’étapes : observations, mesures, dessins (...), puis, éventuellement, construction d’objets. Nous cherchons à voir toute la chaîne opératoire derrière.

Les deux principaux critères mobilisés par les humains pour mener cette réflexion sont l’efficacité (par exemple, imiter la forme du bec d’un martin-pêcheur pour améliorer l’aérodynamisme d’un train à grande vitesse) et la valeur symbolique (par exemple, imiter les mouvements d’un animal lors d’une cérémonie initiatique pour incorporer ses qualités). Nous suggérons donc adopter une acception large de la notion de biomimétisme, en rangeant sous cette catégorie des faits provenant de sociétés très diverses. Il ne faut en effet pas oublier que l’imitation de la nature est très ancienne, qu’elle ne se limite pas aux sociétés occidentales et au progrès technologique. C’est une des leçons de l’ethnologie.

En vous appuyant sur votre exemple d’ethnologue, quel exemple pouvez-vous nous donner ?
P.P :
Les humains font plus qu’imiter des êtres vivants : ils peuvent également imiter des systèmes écologiques, comme je l’ai observé lors d’enquêtes de terrain menées dans l’État mexicain d’Oaxaca, où certaines populations amérindiennes effectuent des rituels de miniaturisation. Sur des versions réduites des paysages ou de leurs champs, les paysans distribuent du maïs et de l’eau évoquant la pluie. On peut interpréter ces dispositifs comme la manifestation d’une capacité de l’humain à imiter jusqu’aux grands cycles de la nature, une envie d’être la cause qui permet aux êtres vivants de croître. L’imitation de la nature a une dimension universelle chez les humains, mais ce dernier fait aussi des choix en fonction de ses projets spécifiques.

Dépôt rituel réalisé chez les Mixe de Oaxaca, au Mexique.
Dépôt rituel réalisé chez les Mixe de Oaxaca, au Mexique.

Concrètement, comment procédez-vous pour identifier une démarche d’imitation de la nature ?
P.P :
Il faut rapporter des observations et des expérimentations. L’anthropologie peut s’appuyer sur des enquêtes ethnographiques. Cela passe par la documentation des lieux où elle est pratiquée. Cela peut se faire en Amazonie comme l’a fait Philippe Descola en montrant comment les Achuar cultivent leur jardin en prenant pour modèle les forêts. Des enquêtes peuvent aussi être faites dans des laboratoires de science. Lauren Kamili appartient ainsi à une nouvelle génération de chercheurs travaillant dans un cadre interdisciplinaire, qui doivent se familiariser avec le vocabulaire de la science, comme d’autres apprennent des langues vernaculaires, afin de mener à bien leurs travaux.

L.K. : Je vais en effet enquêter pendant mon doctorat sur le Laboratoire de chimie bio-inspirée et innovations écologiques3, dirigé par Claude Grison. Elle étudie comment les plantes stockent et accumulent les métaux lourds, afin de concevoir des protocoles de dépollution de sites miniers contaminés. J’observerai l’approche des chercheurs et les questions éthiques qui pourraient être soulevées, par exemple si des plantes potentiellement invasives sont utilisées.

 

Même si ce n’est pas toujours bien vu par le reste de la communauté, le domaine militaire constitue un bon exemple d’un biomimétisme fondé sur des intentions peu pacifiques.

Je m’intéresse à la façon dont des valeurs, culturelles et sociales, parfois très variées, influent sur le regard posé sur la nature par le biomimétisme contemporain. Même si ce n’est pas toujours bien vu par le reste de la communauté, le domaine militaire constitue un bon exemple d’un biomimétisme fondé sur des intentions peu pacifiques. Parmi nos invités, Elizabeth Johnson de l’Université de Durham a consacré un chapitre de sa thèse aux laboratoires américains qui étudient la manière dont les homards passent de l’eau à la terre ferme pour concevoir des robots, qui aident à mieux débarquer les troupes.

   

Un robot biomimétique de homard, le RoboLobster, présenté au Marine Science Center de la Northeastern University à Nahant, dans le Massachusetts, en septembre 2004. Ces robots peuvent tirer parti des capacités éprouvées chez les animaux pour faire face à des environnements réels.
Un robot biomimétique de homard, le RoboLobster, présenté au Marine Science Center de la Northeastern University à Nahant, dans le Massachusetts, en septembre 2004. Ces robots peuvent tirer parti des capacités éprouvées chez les animaux pour faire face à des environnements réels.

Quelle place le biomimétisme tient-il dans les sociétés capitalistes occidentales ?
P.P : Pour bien comprendre la complexité du biomimétisme, il est important d’observer les acteurs et leurs projets dans toute leur diversité, dans le monde occidental moderne, comme dans les sociétés traditionnelles. Certains projets sont explicitement menés pour accumuler des bénéfices, d’autres perspectives sont axées sur les sciences citoyennes. Ici aussi il convient d’être attentifs à la variété des modèles suivis par les collectifs qui se revendiquent d’une approche biomimétique. En arrière-fond, ce sont les conceptions fondamentales de la nature qui doivent être décryptées.

En observant le monde vivant, les humains peuvent concentrer leur attention sur des relations pacifiques, telles que l’échange ou la symbiose (...)

En observant le monde vivant, les humains peuvent concentrer leur attention sur des relations pacifiques, telles que l’échange ou la symbiose, mais des relations plus antagonistes telles que la prédation peuvent aussi parfois être mise en valeur. En tant que chercheur travaillant dans le domaine de l’anthropologie de la vie, je m’intéresse aux conceptions de la vie sous-jacentes aux techniques et aux projets collectifs fixés par les groupes humains qui prennent la nature comme modèle. Selon ses choix culturels, chaque société fait plus que sélectionner certains aspects du vivant pour fabriquer des artefacts : elle trouve une inspiration pour construire un ordre social, y compris en prenant des distances avec l’ordre naturel.

   

Comment se structure et s’organise la communauté du biomimétisme en France ?
L.K. : Une grande diversité d’acteurs se réclament du biomimétisme : entreprises, laboratoires publics, associations citoyennes… Cela aboutit à plusieurs communautés avec leurs propres cortèges de valeurs. Cependant, de nombreux acteurs se rassemblent autour du Centre européen d’excellence en biomimétisme de Senlis. Cet organisme a par exemple travaillé avec l’Association française de normalisation (AFNOR) à l’établissement d’une norme ISO sur le biomimétisme. La société coopérative Terre vivante est un acteur alternatif, qui appartient à ce réseau mais propose des valeurs différentes.

P.P : Les collectifs varient beaucoup selon le projet socioéconomique qu’ils veulent mettre en œuvre. L’idée d’une reconnexion de l’humain à l’environnement naturel passe aussi par une réappropriation de savoirs et de savoir-faire liés au vivant. À côté de projets qui prennent comme modèle la démarche de l’ingénieur, d’autres approches du biomimétisme relevant de la do-it-yourself biology valorisent le bricolage qui invite chacun à observer les êtres vivants et à expérimenter avec les êtres vivants. Pour ce qui est de la communauté scientifique, elle rassemble des chimistes, des biologistes, des physiciens, des roboticiens… Le CNRS a ainsi lancé un appel à projet sur le thème en début d’année, d’où ont émergé des sujets variés, comme l’étude de la coloration des oursins ou la fabrication de pièces mécaniques inspirées des os. Chaque laboratoire suit sa version du biomimétisme, mais on peut se réjouir de voir que le CNRS crée une coalescence entre eux. À terme, on pourrait imaginer que les scientifiques développent des méthodologies susceptibles de guider les recherches interdisciplinaires dans ce domaine. ♦

 

Pour en savoir plus

Les Rencontres de la revue Techniques & Culture sur « Biomimétisme(s), imitation du vivant et modélisation de la vie », coorganisées par Perig Pitrou, Lauren Kamili et Fabien Provost4, se tiendront les 24 et 25 septembre à Marseille.

____________________________ 

Et le biomorphisme, c'est quoi ?
Le vivant a toujours été, aussi, une source d’inspiration pour les artistes. Ceux du collectif « Biomorphisme. Approches sensibles et conceptuelles des formes du vivant »5 ont choisi de ne pas s’intéresser aux images « réalistes » où l’on reconnait d’emblée la silhouette familière des formes du vivant que nous côtoyons quotidiennement à notre échelle. Ils utilisent plutôt une pluralité de détours (changement d’échelle, abstraction, symbolisation poétique, études morphologiques, etc.) afin de dévoiler des aspects plus complexes et cachés du monde vivant. Il s’agit de construire et de véhiculer des représentations collectives et transdisciplinaires du vivant, dans sa spécificité, à la hauteur des enjeux concernant la cohabitation de tous les vivants dans l’écosystème Terre. ♦

Détail d'une vitrine présentant des études morphogénétiques de Sylvie Pic, responsable du programme Biomorphisme. Elle étudie les rapports entre corps et espace, par un traitement sensuel et phénoménologique de surfaces mathématiques en transformation.
Détail d'une vitrine présentant des études morphogénétiques de Sylvie Pic, responsable du programme Biomorphisme. Elle étudie les rapports entre corps et espace, par un traitement sensuel et phénoménologique de surfaces mathématiques en transformation.

Notes
  • 1. Lauren Kamili est doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales. Ses travaux de thèse sont financés par l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME).
  • 2. Perig Pitrou est directeur de recherche au Laboratoire d’anthropologie sociale (Unité CNRS/Collège de France/EHESS), où il dirige l’équipe «Anthropologie de la vie». Il a obtenu la médaille de bronze du CNRS en 2016.
  • 3. Unité CNRS/Université de Montpellier.
  • 4. Chercheur au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (unité CNRS/Université Paris Nanterre).
  • 5. Programme AMU/CNRS/Fondation Carasso.
Aller plus loin

Auteur

Martin Koppe

Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS