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Notre-Dame : restaurer l’éternité
Le 15 avril 2019, le monde entier assiste, impuissant, à l’incendie de Notre-Dame. Où étiez-vous lorsque vous avez appris la nouvelle ?
Livio De Luca1. Je me souviens que j’étais dans le train, je venais juste de quitter Paris. Quand j’ai reçu un message de mon épouse m’annonçant la nouvelle, ça a été un choc. Je me suis souvenu être passé près de la cathédrale en allant à la gare, quelques heures plus tôt… J’ai suivi les informations en continu jusque tard dans la nuit. J’ai rapidement pensé aux conséquences potentielles de l’incendie sur l’édifice. À l’époque, je dirigeais le laboratoire Modèles et simulations pour l’architecture et le patrimoine2, à Marseille. Mes collègues et moi nous sentions concernés, nous nous demandions ce que nous pouvions faire. Dès le lendemain, le ministère de la Culture a commencé à m’interroger sur la disponibilité des données numériques sur la cathédrale avant l’incendie. J’ai été rapidement impliqué.
Vous êtes initialement architecte. Quel parcours vous a conduit à travailler sur les questions de numérisation du patrimoine ?
L. D. L. Quand j’ai commencé des études d’architecture en Italie, j’ai vite été passionné par ce que l’informatique pouvait apporter à ce domaine. Je suis de la génération née avec les ordinateurs, j’ai donc toujours regardé les disciplines scientifiques dans ce contexte de transition numérique – qui est technologique, mais aussi méthodologique. Souhaitant approfondir mes connaissances en informatique pour l’allier à l’architecture, je suis venu en France réaliser un master puis une thèse de doctorat en ingénierie informatique pour, finalement, obtenir une habilitation à diriger des recherches en informatique. Pendant ce parcours de spécialisation, je n’ai jamais cessé de m’intéresser aux constructions historiques. En travaillant en sciences du patrimoine, j’ai découvert un univers intégrant plus d’une vingtaine de disciplines pour étudier un même objet, avec des profils hybrides mêlant des connaissances en architecture, archéologie, ingénierie, physique et chimie des matériaux. L’interdisciplinarité est au cœur de mon travail, non seulement en tant que pratique scientifique, mais aussi en tant qu’objet d’étude.
Durant ces vingt dernières années, j’ai expérimenté le potentiel de la numérisation 3D et des systèmes d’informations sur de nombreux monuments à l’étranger et en France, notamment le pont d’Avignon. J’ai aussi travaillé sur la représentation des connaissances. Face à un édifice, il y a une pluralité de regards : chaque discipline, chaque acteur a une manière différente de le décrire. Au sein de mon laboratoire, nous avons donc créé Aïoli, une plateforme d’annotation sémantique 3D pour la documentation collaborative d’objets patrimoniaux. Nous avions fini le premier prototype en 2019, juste avant l’incendie de Notre-Dame…
Comment la communauté scientifique s’est-elle mobilisée autour de la cathédrale, et quel rôle avez-vous joué ?
L. D. L. Après l’incendie, une multitude de chercheurs se sont manifestés spontanément, mettant à disposition leurs compétences pour la restauration de la cathédrale. Cent soixante-quinze scientifiques travaillent sur ce projet !
Dès septembre 2019, le ministère de la Culture et le CNRS ont mis en place un chantier scientifique, créant neuf groupes de travail thématiques : le bois et la charpente, le métal, les vitraux, la pierre et le mortier, les décors monumentaux, les structures, l’acoustique, les données numériques, les émotions et la mobilisation autour de la cathédrale.
Je suis le coordinateur du groupe de travail sur le numérique, qui réunit 12 laboratoires et 40 chercheurs et ingénieurs en France, auxquels s’ajoutent des collaborations à l’étranger. J’ai développé avec ce groupe le projet d’un double virtuel de Notre-Dame. Plus précisément, il s’agit d’un système capable de regrouper de manière exhaustive les données et les connaissances de différents domaines scientifiques sur ce monument.
Mais comment ce système fonctionne-t-il ?
L. D. L. Sur le plan technologique, c’est une plateforme accessible sur Internet qui articule plusieurs logiciels permettant de gérer tout le cycle de vie des données numériques, depuis leur ingestion jusqu’à leur conservation à long terme. Elle est collaborative et permet l’enrichissement sémantique des données à plusieurs dimensions. Notamment, avec Aïoli, chaque utilisateur – dans notre cas, un scientifique du chantier – peut créer un nouveau projet en chargeant simplement des photographies sur la plateforme. Celles-ci sont traitées par le serveur et deviennent spatialisées en 3D. L’utilisateur crée ensuite des calques de description, qu’il peut annoter. Sur la plateforme, l’utilisateur peut ensuite consulter des zones précises de la cathédrale. Il clique par exemple sur une arche représentée en 3D. Celle-ci est liée à un ensemble de photographies sur lesquelles il y a des annotations, faites par différents chercheurs du chantier. L’utilisateur trouve ainsi des observations faites par des architectes, disant qu’il faut nettoyer ou réparer telle ou telle partie… Une autre annotation, d’un chimiste, informe qu’un prélèvement a été effectué en 2000 sur un matériau et donne des données précises issues de son analyse en laboratoire…
Petit à petit, les informations collectées se cumulent. On arrive à une superposition de connaissances sur un même objet, dans différentes temporalités : avant l’incendie, après l’incendie, durant les différentes phases du chantier, après la restauration… Il y a aujourd’hui plus de 13 000 annotations sur la plateforme, et une multitude d’utilisateurs pourront ajouter de nouvelles données au fil du temps. C’est un outil de mémorisation multitemporel, qui évolue à mesure que des informations sont ajoutées. C’est un objet d’une richesse extraordinaire.
Avez-vous rencontré des difficultés au cours du projet ?
L. D. L. Au début, nous imaginions que tout le monde allait utiliser spontanément la plateforme. Mais ça n’a pas été le cas, car elle ne répondait pas forcément à des besoins immédiats. Certains chercheurs préféraient se concentrer sur leur travail et reportaient à plus tard l’intégration des données – ils le feraient une fois leurs recherches terminées. C’est compréhensible ! Comprenant qu’il fallait construire un intérêt commun autour de ce projet, nous avons changé d’approche en se focalisant sur des « trajectoires scientifiques », des sujets sur lesquels des groupes de travail collaborent. Ainsi, la production de données répondait à un questionnement scientifique précis.
Aujourd’hui, nous comptons une dizaine de trajectoires, telles que la réalisation d’un diagnostic numérique complet de l’état de santé de la cathédrale après l’incendie, une mise à disposition de toutes les connaissances sur la charpente avant l’incendie, ou encore l’étude des restes de polychromie sur la façade occidentale… Un autre enjeu était le conflit entre les temporalités des deux chantiers. Le temps limité du chantier de restauration donnait une dimension d’urgence au chantier scientifique.
Les chercheurs raisonnent plutôt sur le temps long, mais nous devions parfois produire des données en suivant l’action, apporter des réponses rapides… Si nous n’avons pas toujours eu le temps de faire des expérimentations pendant la restauration, nous pourrons les réaliser plus tard.
Quels sont les premiers apports de cette plateforme ?
L. D. L. Notre travail a permis de réaliser des anastyloses, c’est-à-dire des reconstructions bloc à bloc des parties détruites du monument. La plateforme a permis d’identifier des centaines d’éléments de la cathédrale qui s’étaient effondrés, de trouver où ils étaient tombés, puis de les remettre à leur place d’origine. Pour ce faire, nous avons travaillé à partir de relevés effectués avec des scanners lasers par l’historien Andrew Tallon entre 2006 et 2012 – il est décédé fin 2018 –, ainsi que des photographies prises avant l’incendie. À cela s’ajoutaient les photographies documentant les opérations de récupération des vestiges et des numérisations 3D que nous avons effectuées.
En analysant toutes ces images, nous avons obtenu des représentations de plusieurs états temporels, nous permettant d’établir avec certitude la provenance des vestiges par rapport aux structures originelles. Cela a permis la reconstruction de l’oculus – une ouverture ronde au sommet de la grande voûte –, ainsi que la relocalisation de 80 % des claveaux de l’arc-doubleau de la nef. Les claveaux sont des blocs de pierre taillés à la main, donc tous de dimensions différentes… C’était un grand défi. Notre méthode a aussi permis de relocaliser beaucoup de poutres calcinées de la charpente récupérées après l’incendie, notamment les éléments en chêne, les plus anciens de la toiture du chœur. L’abattage des arbres qui ont servi à leur construction remonte à 1185.
Quelles sont les prochaines pistes à explorer, les questions encore sans réponse ?
L. D. L. Du côté du numérique, nous sommes en pleine réflexion sur le volet terminologique de la plateforme. À partir des annotations effectuées par les utilisateurs, beaucoup de textes sont produits. Nous commençons alors un travail avec le logiciel Opentheso, qui permet de structurer des vocabulaires spécialisés. Nous cherchons à calculer et représenter les occurrences, repérer les termes les plus centraux, ceux qui sont les plus connectés aux autres… C’est une galaxie de connexions entre plusieurs objets de connaissance, que nous cherchons à cartographier et à mettre en relation avec l’objet matériel. Un même objet est regardé et interprété de manière différente selon les spécialistes. Ceux-ci peuvent utiliser des vocabulaires différents pour le définir, car leurs cheminements intellectuels sont eux aussi différents. Comment établir un cadre au sein de cette masse de regards et de savoirs ? C’est une question qui reste ouverte.
Du côté des autres études en cours, de nombreux aspects restent à explorer. Je pense par exemple au jubé de Notre-Dame, une découverte archéologique majeure survenue durant le chantier de restauration. Le jubé est une clôture décorée qui séparait le chœur de la nef de la cathédrale. Construit vers 1230, il est démonté au début du XVIIIe siècle. Les fouilles conduites par l’Institut national de recherches archéologiques préventives ont révélé plus de 1 000 fragments, dont des centaines présentant de la polychromie datant du XIIIe siècle. Cette découverte pose une multitude de questions sur sa construction, son évolution et sa destruction, en croisant des aspects relatifs aux matériaux, les techniques de réalisation et l’étude des pigments. Plusieurs scientifiques vont collaborer pour l’étudier, tenter de comprendre sa composition, reconstituer le jubé…
Le chantier de restauration touchant à sa fin, que vont devenir toutes ces données numériques et les connaissances ainsi agrégées ?
L. D. L. Les recherches sur la cathédrale ne s’arrêteront pas à la fin de la restauration : un chantier scientifique permanent (réseau thématique pour l’étude du patrimoine monumental) a été mis en place. Nous allons donc continuer d’enrichir la plateforme au fil du temps. Nous souhaitons rendre ces données accessibles au plus grand nombre, sur un modèle de science ouverte. Nous devons alors réfléchir à sa mise en place, car certaines données sont plus sensibles que d’autres. Nous travaillons aussi avec le futur musée dédié à la cathédrale, qui sera situé au sein de l’Hôtel-Dieu à Paris, pour que ces données soient interconnectées avec les collections présentées au public. Ce principe va aussi pouvoir être décliné sur d’autres projets. Il le sera notamment au sein d’un programme d’envergure, la construction d’un cloud européen pour le patrimoine culturel. Ce projet, conduit durant les cinq prochaines années, sera l’occasion de transmettre des méthodes élaborées lors du chantier scientifique de Notre-Dame. Mais l’échelle sera bien plus importante !
De plus, il ne nous suffira pas de fournir les outils que nous avons développés : nous devrons également parvenir à transmettre la dimension méthodologique ainsi que la dimension sociale très importante d’un tel système. C’est grâce à un attachement commun pour la cathédrale, des objectifs partagés et une logique collaborative que cette plateforme a pu prendre vie. Dans notre malheur, nous avons eu une chance : l’incendie a fait de la cathédrale un objet unique à investir par la communauté scientifique, un dénominateur commun d’une multitude de savoirs… C’est une grande première. Dans les années à venir, je pense que cette expérience sera au centre de la contribution française dans le domaine des sciences du patrimoine. ♦
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du journal CNRS