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Comprendre «le piège Daech»

Comprendre «le piège Daech»

03.12.2015, par
Mis à jour le 14.03.2016
Raqqa, Etat islamique
Depuis mars 2013, la ville de Racca est devenue le fief en Syrie de l’État islamique, dont les drapeaux flottent désormais partout sur la ville.
Samedi 12 mars, l’historien Pierre-Jean Luizard s’est vu décerner à l’Assemblée nationale le Prix Étudiant du Livre Politique-France Culture, pour son ouvrage "Le piège Daech". L’occasion de relire cet entretien dans lequel il nous explique la genèse de Daech et les raisons de son implantation au Moyen-Orient et en France.

Historiquement, comment est apparue l’organisation Daech ?
Pierre-Jean Luizard1 : L’État islamique est né officiellement le 13 octobre 2006 en Irak, à partir de ruptures successives dans ce pays. La plus importante est celle de 2003, avec l’invasion américaine de l’Irak qui a provoqué l’effondrement de l’État irakien fondé en 1920 par les Britanniques. La nécessité de reconstruire dans l’urgence des institutions et une armée a marqué les premières années de l’occupation. C’est cette reconstruction d’un nouvel État irakien qui s’est avérée être un échec. Construit contre sa société, le premier État irakien avait généré, notamment sous Saddam Hussein, une succession de tragédies, répressions et guerres. Le second État irakien, qui se basait sur les exclus de l’ancien système, les chiites et les Kurdes, n’a pratiquement pas pu voir le jour puisqu’il a très vite été remis en cause par les armes par ceux qui avaient eu le monopole du pouvoir dans le système précédent, la minorité arabe sunnite d’Irak. À tel point qu’il s’est très vite scindé en trois entités : le Kurdistan autonome, le gouvernement de Bagdad officiellement reconnu par la communauté internationale, mais qui ne représentera plus que la partie chiite du pays, et, à partir de juin 2014, l’État islamique, qui entend parler au nom des Arabes sunnites d’Irak. Dans la foulée des Printemps arabes de 2011, les sunnites ont manifesté contre l’autoritarisme du gouvernement et leur exclusion politique et sociale. La répression sanglante de ces manifestations fut le coup de grâce qui a rejeté vers l’État islamique une grande partie d’une communauté qui n’acceptera jamais d’être une simple minorité sans pouvoir et sans ressources. Face à l’échec de l’intégration des Arabes sunnites dans le système politique communautariste en place à Bagdad, cette partition est devenue effective avec l’occupation par l’État islamique de pans entiers du territoire irakien, notamment de Mossoul.

Irak, statue Saddam Hussein
Le 9 avril 2003, l’immense statue du dictateur irakien Saddam Hussein, qui trône sur la place al-Firdous, à Bagdad, est déboulonnée par une foule en liesse, aidée par des soldats américains présents sur place.
Irak, statue Saddam Hussein
Le 9 avril 2003, l’immense statue du dictateur irakien Saddam Hussein, qui trône sur la place al-Firdous, à Bagdad, est déboulonnée par une foule en liesse, aidée par des soldats américains présents sur place.

Comment décririez-vous ce que vous appelez « le piège Daech » ?
P.-J. L. : Il s’explique par l’implantation très paradoxale de ce groupe. Contrairement à Al-Qaïda, l’État islamique a des prétentions étatiques et territoriales et il a donc cet ancrage très local qui fait sa force. Partout où il a pris le pouvoir, il l’a délégué à des acteurs locaux : chefs de tribus, ex-officiers de l’armée de Saddam Hussein, establishment religieux sunnite de l’époque de Saddam Hussein, chefs de quartiers, etc. À l’extrême opposé, l’État islamique a un discours universaliste. Ainsi, quand il rencontre des difficultés sur le terrain, comme ce peut être le cas actuellement, il opère immédiatement une sortie vers le haut en se faisant la caisse de résonance mondiale de groupes qui ne pouvaient espérer une telle notoriété s’ils restaient enfermés dans leur territoire local. L’État islamique a joué sans cesse sur les deux tableaux, universalisme et localisme, jusqu’à ce qu’il décide d’en faire une stratégie. Ce fut en fait le cas très rapidement après l’occupation de Mossoul et d’un pan important du territoire syrien : allier, dans sa rhétorique, les enjeux moyen-orientaux et les enjeux occidentaux en jouant à chaque fois sur les faiblesses de ses ennemis. Au Moyen-Orient, ses ennemis, ce sont les États. En particulier les états irakien et syrien qui n’ont pas su résister, pour le premier à l’invasion américaine et pour le second au Printemps arabe. Et pour les pays occidentaux, ce sont ce que l’État islamique considère comme les faiblesses inhérentes aux systèmes démocratiques. C’est particulièrement vrai pour la France, dont les valeurs républicaines ont été historiquement mises en contradiction avec elles-mêmes dans le contexte colonial. Par ailleurs, la question de l’identité de nos démocraties occidentales demeure un point de faiblesse. C’est précisément ce qu’a visé l’État islamique avec les derniers attentats à Paris : tenter d’entraîner la société française, à l’instar de ce qui a été réussi en Irak, vers un morcellement communautaire entre des groupes confessionnels, voire ethniques, qui ont peur les uns des autres, qui se suspectent les uns les autres. L’État islamique se présente ainsi comme le défenseur et le porte-parole des musulmans sunnites en France. De plus, l’État islamique a systématisé la médiatisation de ses atteintes aux droits de l’Homme, espérant ainsi entraîner les pays occidentaux dans une guerre en urgence, avant même que d’avoir pu définir un volet politique à cette campagne.

Beaucoup de ceux
qui sont passés
à l’acte terroriste sont des convertis de date récente.

Comment cette organisation a-t-elle réussi à s’implanter en France ?
P.-J. L. : En France, l’implantation de l’État islamique est récente et pose question. Le courant salafiste, qui prône un retour à l’islam des temps du Prophète, est apparu il y a plus d’un siècle. Ce courant existe en France, comme dans le monde arabe et dans le monde musulman, d’une façon piétiste et quiétiste. La grande nouveauté, c’est la dérive djihadiste d’une partie des salafistes.

 

Une dérive en grande partie expliquée dans le monde arabe par l’échec des printemps arabes et de la participation des « islamistes » au jeu politique électoral, comme en Égypte. La question qui se pose est de définir s’il y a un continuum entre le salafisme piétiste et le passage à l’action dans nos pays. Les différentes recherches n’ont pas permis de le savoir. Beaucoup de ceux qui sont passés à l’acte terroriste sont des « convertis » de date récente ; souvent des personnes issues de l’immigration, sans culture religieuse et venues à un islam rigoriste très récemment. Toutefois, le bain salafiste légitime de plus en plus la constitution sur le mode sectaire d’une forme de contre-société qui irrigue aujourd’hui une partie des mosquées et séduit des jeunes musulmans qui « reviennent » à l’islam dans les banlieues. Tout cela fait que l’État islamique considère aujourd’hui qu’un certain nombre de jeunes de banlieue, notamment liés à la délinquance, constituent un terrain de chasse privilégié pour lui. On pense à une réédition des émeutes de 2005, ce que j’espère on ne verra pas. Mais, si par malheur cela devait se reproduire, là, les choses seraient beaucoup plus graves, car elles risqueraient désormais d’être dans un cadre politique et religieux pouvant aboutir à des conflits communautaires en France.

Printemps arabe, Place Tahrir, Egypte
Le Caire, le 9 février 2011. Depuis deux semaines, des milliers d’Égyptiens manifestent sur la place Tahrir pour demander la démission du président Hosni Moubarak. Pour Pierre-Jean Luizard, la dérive djihadiste d’une partie des salafistes prend ses racines dans l'échec des printemps arabes.
Printemps arabe, Place Tahrir, Egypte
Le Caire, le 9 février 2011. Depuis deux semaines, des milliers d’Égyptiens manifestent sur la place Tahrir pour demander la démission du président Hosni Moubarak. Pour Pierre-Jean Luizard, la dérive djihadiste d’une partie des salafistes prend ses racines dans l'échec des printemps arabes.

Pourquoi Daech s’en prend-il à la France, et que révèle le choix des cibles du 13 novembre, notamment en termes de stratégie géopolitique ?
P.-J. L. : La stratégie de l’État islamique est nouvelle dans les pays occidentaux. Elle a été mise en pratique tout à fait récemment, et il y a de grandes différences avec les attaques terroristes des années 1980-90, qui étaient liées à la guerre civile algérienne notamment ou à l’engagement de la France auprès du régime de Saddam Hussein dans sa guerre contre la République islamique d’Iran. Aujourd’hui, on a affaire à une stratégie délibérée qui a ciblé de façon volontaire des milieux particulièrement réputés pour leur ouverture et leur tolérance. Cette jeunesse « bobo » des Xe et XIe arrondissements était certainement la mieux disposée envers les cultures issues de l’immigration dans la société française. Cibler cet écran de tolérance le plus manifeste en France était volontaire. La jeunesse bourgeoise bohème de Paris et les fans de football, qui incarnent aussi un certain multiculturalisme, c’est précisément ce que veut détruire l’État islamique pour monter les communautés les unes contre les autres. Le but est de couper court à toute cohésion du discours républicain et de faire en sorte que ce soit les plus tolérants, les plus ouverts, qui soient touchés de telle façon qu’il n’y ait plus que la méfiance qui prévale dans les relations intercommunautaires. Les djihadistes sont aidés en cela par la crise de l’autorité religieuse sunnite, particulièrement sensible pour l’islam français, dont les dirigeants ont eu beaucoup de mal à rédiger un communiqué commun sur les derniers attentats. Même si le discours de Daech pointe l’intervention militaire française en Irak et en Syrie, le fait que la France soit une cible privilégiée tient bien au fait que l’État islamique y voit des opportunités qu’il n’a pas ailleurs en Europe sauf en Belgique.

Quelles actions et attitudes préconisez-vous pour lutter efficacement contre ce groupe ?
P.-J. L. : Pour ce qui concerne nos pays, c’est d’abord au Moyen-Orient que cela se joue parce que c’est en Irak que se situe le berceau de l’État islamique. Il est clair que les enjeux moyen-orientaux et les enjeux occidentaux que tente d’amalgamer l’État islamique sont radicalement différents dans leur nature et leur intensité. Même s’il y a de part et d’autre des faiblesses, elles sont sans commune mesure ici et là-bas. Il y a un effondrement de certains États au Moyen-Orient, notamment en Irak et en Syrie. Dans la stratégie de l’État islamique, le terreau moyen-oriental est évidemment prédominant.

Les enjeux
moyen-orientaux
et les enjeux
occidentaux que
tente d’amalgamer
l’État islamique
sont radicalement
différents.

Maintenant que nous sommes officiellement en guerre, il est nécessaire d’identifier ce qui fait la force de l’État Islamique au Moyen-Orient, c’est-à-dire l’effondrement d’un certain nombre d’États, irakien, syrien, libyen, yéménite, afin de ne pas laisser à l’État islamique le seul bénéfice de cette situation, et tenter si possible de le devancer sur ce terrain-là. Pour cela, je ne vois pas comment on pourrait se passer hélas d’un volet militaire, mais qui prenne bien en compte la situation locale. C’est-à-dire un volet militaire qui ne délègue pas au sol à des forces qui sont parties prenantes au conflit, donc ni aux Kurdes, ni aux armées officielles irakienne et syrienne. Il exclut également l’engagement au sol des pays voisins impliqués dans le conflit comme la Turquie, l’Iran et les pays arabes. L’engagement au sol me semble inévitable de la part des pays les plus éloignés du champ de bataille, donc occidentaux, latino-américains et asiatiques.

Un volet politique me semble aussi indispensable, qui prenne en compte les raisons pour lesquelles un certain nombre de communautés sunnites ont fait allégeance à l’État islamique : notamment le refus des Arabes sunnites d’Irak de retourner sous la férule d’un gouvernement en majorité chiite qui les a réprimés dans le sang ; et, en Syrie, le refus également d’une population majoritairement sunnite de voir revenir les troupes du régime de Bachar al-Assad qui se sont conduites comme on le sait. Il faudrait que cette coalition internationale sollicite l’ONU et fasse des propositions politiques à ceux qui vivent aujourd’hui dans ces zones conquises par l’État islamique. Sinon, Daech aura beau jeu de nous présenter comme les nouveaux croisés et de conforter sa position comme ultime défenseur de communautés victimes d’exactions. L’entrée en guerre de la Russie a été très négative en ce sens qu’elle a manifestement choisi d’être aux côtés d’un des camps confessionnels, le parti chiite. Cette alliance entre l’Iran, Bagdad et le régime de Bachar al-Assad, a été l’occasion rêvée pour l’État islamique de lui déclarer le djihad en montrant que « les renégats chiites étaient les alliés de l’Occident chrétien ».

       
        
       
A voir : « Janvier / Novembre 2015. Réfléchir après… », cycle de conférences publiques organisé sous l’égide de l’Université de Lyon, avec l’aide du laboratoire Triangle. Programme et informations ici.

 

Notes
  • 1. Pierre-Jean Luizard est chercheur au sein du Groupe sociétés, religions, laïcités (CNRS/EPHE).
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Auteur

Lydia Ben Ytzhak

Lydia Ben Ytzhak est journaliste scientifique indépendante. Elle travaille notamment pour la radio France Culture, pour laquelle elle réalise des documentaires, des chroniques scientifiques ainsi que des séries d’entretiens.

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