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« La diversité des langues enrichit la pensée »

« La diversité des langues enrichit la pensée »

19.11.2014, par
Selon le mythe, la destruction de la tour de Babel aurait entraîné la confusion des langues. Loin d'être une malédiction, la multiplicité des langues est une chance pour la philosophe Barbara Cassin.
Est-il possible – et souhaitable – d’imposer une langue unique aux sciences humaines, comme l’anglais s’est imposé aux sciences dures ? Non, répond le «Dictionnaire des intraduisibles», dont un colloque fête cette semaine les dix ans. Selon la philosophe Barbara Cassin, à l’origine de l’ouvrage, chaque langue porte en effet une vision singulière du monde.

Le colloque international qui démarre aujourd’hui à Paris salue les dix ans de votre Vocabulaire européen des philosophies, plus connu comme Dictionnaire des intraduisibles. À quel besoin répondait cet ouvrage ?
Barbara Cassin1 : Quand j’ai lancé ce projet, à la fin des années 1990, on était aux débuts de l’Europe intellectuelle. À l’époque, et bien que la devise de l’Europe soit « L’unité dans la diversité », l’ensemble de nos langues européennes paraissaient menacées par la seule langue véhiculaire globale – le fameux « globish » (le « global english » parlé partout sur la planète). Pour avoir une chance d’obtenir des financements auprès de Bruxelles, les chercheurs en sciences sociales devaient (et doivent encore) présenter leurs dossiers de soumission dans cette novlangue ; même les organismes de recherche faisaient pression pour que nous publiions nos articles en anglais. Or la langue n’est pas seulement un moyen de communication, elle est porteuse d’une culture et d’une vision singulière du monde. Une langue n’est pas une façon différente de désigner les mêmes choses, c’est un point de vue différent sur ces choses. Prenez un mot tout simple, comme « bonjour » (bonne journée). Il ne dit pas exactement la même chose que le grec khaire (réjouis-toi, jouis), le latin vale (porte-toi bien), l’hébreu chalom ou l’arabe saalam (va en paix)… Appréhender cette diversité, c’est contribuer à préserver la richesse de la pensée.

Une langue n’est pas une façon différente de désigner les mêmes choses, c’est un point de vue différent sur ces choses.

D’aucuns prétendent qu’il y aurait des langues plus propices à la philosophie…
B. C. : C’est une idée fausse contre laquelle cet ouvrage se bat : en France - dans la France heideggérienne de mes maîtres -, on a pensé que le grec et l’allemand (qui serait encore plus grec que le grec !) étaient les seules langues possibles pour bien philosopher. S’il est vrai que c’est en Grèce, et donc en grec, qu’est née la philosophie, et que l’Allemagne a produit un bon nombre de très grands philosophes, je me méfie de ce qu’on appelle le « génie » des langues.

Le propos du dictionnaire n’est surtout pas de faire une hiérarchie entre les langues, mais de dire « voilà comment cela fonctionne dans cette langue, voilà comment cela fonctionne dans ce texte » et de construire des ponts entre ces différents univers.

Vous avez sous-titré votre ouvrage Dictionnaire des intraduisibles… Qu’est-ce qu’un intraduisible ?
B. C. : Un intraduisible, c’est un symptôme de la différence des langues. Il peut relever de la sémantique – mind, ce n’est pas tout à fait Geist, ni tout à fait « esprit » –, comme de la syntaxe et de la grammaire (le genre des noms, l’ordre des mots). Comme j’aime à le dire, c’est un mot qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire : un mot qu’on traduit tout le temps, mais mal, et qu’il faut retraduire. Le mot russe pravda, que les Français ont tendance à rendre par « vérité », veut d’abord dire « justice » en russe… À l’inverse, le mot « vérité » en français évoque la conformité et l’exactitude pour lesquelles le russe a un autre mot, istina. Au total, dans le dictionnaire, 1 500 mots employés couramment en philosophie, pris dans leurs réseaux terminologiques, ont ainsi été explorés dans leur polysémie et mis en correspondance de langue à langue. Il a fallu plus de quinze ans pour arriver à ce résultat, et la participation de 150 collègues philosophes et traducteurs, polyglottes évidemment.

Esplanade des mosquées, Jérusalem
Le mur des Lamentations et l'esplanade des Mosquées, à Jérusalem. En projet, « Les Intraduisibles des trois monothéismes » veut trouver les correspondances entre les mots des trois livres sacrés.
Esplanade des mosquées, Jérusalem
Le mur des Lamentations et l'esplanade des Mosquées, à Jérusalem. En projet, « Les Intraduisibles des trois monothéismes » veut trouver les correspondances entre les mots des trois livres sacrés.

Que s’est-il passé depuis la parution des Intraduisibles, il y a dix ans ?
B. C. : Énormément de choses ! Publié d’abord à quelque 1 500 exemplaires, le dictionnaire a été un vrai succès de librairie (pour ce type d’ouvrage, NDLR) et s’est vendu à près de 15 000 exemplaires. Nous appelons aujourd’hui de nos vœux une publication en poche, mais rien n’est encore fait… Surtout, Les Intraduisibles ont séduit au-delà de nos frontières et ont donné lieu à près de dix traductions différentes. Une version ukrainienne, une version américaine et une version arabe sont déjà publiées. D’autres sont en cours, en hébreu, en roumain, en portugais du Brésil, en espagnol au Mexique, en russe, en italien, en grec, et bientôt en chinois…2 Il faudrait d’ailleurs plutôt parler d’adaptations que de traductions stricto sensu. Les Intraduisibles en arabe se sont ainsi concentrés sur le vocabulaire politique, avec des mots comme « peuple », « loi », « État » ou « sécularisation ».

D’autres projets sont-ils en cours ?
B. C. : Au-delà du dictionnaire à proprement parler, d’autres projets ont été lancés dans le même esprit. Conduit par des directeurs du patrimoine et des linguistes, Les Intraduisibles du patrimoine en Afrique subsaharienne 3 explore les manières de dire « patrimoine » et « musée », non seulement en français ou en anglais, mais aussi en peul et en bambara. Ce projet est parti du constat que les Africains ont très peu de sites classés à l’Unesco, et que le vocabulaire nécessaire pour déposer des dossiers y est peut-être pour quelque chose. Les Intraduisibles des trois monothéismes ambitionne, lui, de trouver les mots autour desquels chacun des trois livres sacrés s’enroule et les correspondances qui existent (ou pas) entre tous ces termes. Une véritable œuvre de salut public en la période que nous vivons.

 

À lire aussi, le billet de Barbara Cassin : « Plaidoyer contre l’évaluation permanente »

En librairie :

Le Vocabulaire européen des philosophies, Barbara Cassin (dir.), Seuil/Le Robert, 2004, 1 560 p., 96,40 €
 

Philosopher en langues. Les intraduisibles en traduction, Barbara Cassin (dir.), Éditions Rue d’Ulm, novembre 2014, 224 p., 19 €

Notes
  • 1. Philologue et philosophe, Barbara Cassin est directrice de recherche émérite au Centre Léon-Robin (CNRS/Univ. Paris-Sorbonne/ENS).
  • 2. Un recueil rassemblant les préfaces de ces ouvrages et de nouveaux articles paraît ces jours-ci aux Éditions Rue d’Ulm : Philosopher en langues. Les intraduisibles en traduction.
  • 3. L’ouvrage, dirigé par Barbara Cassin et Danièle Wozny, paraît également ces jours-ci chez Démopolis.

Commentaires

2 commentaires

Bonjour, Je souhaiterai pondérer tout cela. D'abord, il faut comprendre que la langue principale des sciences est le Grec et une variété de langue importée ou détournée. C'est la traduction des résultats et leur communication qui est en anglais. Pour ce qui est des valeurs annotées, nous trouverons de moins en moins de mesures impériales. Tout comme nous pourrions dire aussi qu'une grande partie de l'informatique est en anglais, grec et fait d'idéogrammes. Le problème que je vois ici, c'est la description d'une théorie alors même que les personnes y sont mixifiées. Comment critiquer une unificité linguistique si, d'une part nous n'en avons pas fait expérience, et d'autre part si cette "langue" unique n'était justement pas une langue mais demeurait un échange d'informations. En effet, les personnes croyant exposer un paradoxe de pensées sont également le fruit des pensées dans lesquelles leur(s) langage(s) les ont forgées. Cela pause des soucis de contamination de l'expérience. Ce point de vision est alors une opinion sophistique qui n'aurait peu ou prou à être exposée dans la démarche CNRS. Doit-on également préciser que la plupart des descriptions de pensées que l'on redécouvre aujourd'hui émanent de la Grèce Antique ? Que les philosophies qui honorent nos contemporains sont finalement des agrégats du passé ? Le Grec n'était-il pas la langue du monde et est-ce que les sophistes devaient être armés de tous les autres langages pour mettre au point des informations qui sont malheureusement encore actuelle ? Quid de l'imagination et du développement de la pensée alors même que les discours 3000 ans avant notre ère n'ont pas changé (j'aime particulièrement cette citation de Socrate qui est révélatrice d'opinions contingentes : «[...] Les jeunes d'aujourd'hui aiment le luxe, ils sont mal élevés, méprisent l'autorité, n'ont aucun respect pour leurs aînés et bavardent au lieu de travailler. Ils ne se lèvent plus lorsqu'un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent. Ils contredisent leurs parents, plastronnent en société, se hâtent à table d'engloutir les desserts, croisent les jambes et tyrannisent leurs maîtres [...] ») ? Finalement cette forge de scission littéraire ne permet pas une transcendance de l'humanité, mais plutôt sa sénescence par la division car, malgré tout, ce qui nous unit nous divise et seuls ce qui nous divisent nous unit... et nous en sommes fiers. C'est comme ces philosophes et psychologues disant que le père noël doit rester une valeur de société car cela est essentiel au développement de l'enfant. Ils ne se posent pas la question des sociétés où le père noël n'existent pas ? Bref, cela paraît aux yeux du lecteur une nouvelle fantaisie anachronique et décalée par rapport à la société contemporaine et en devenir. L'anglais est une langue qui n'est que peu parler. La majorité des échanges dans le monde se font aujourd'hui en binaire. Reste à battre le plus haut débit d'informations : « Because ejaculation lasts for about 3 seconds and there are millions of sperm are released, it is estimated that the total data transfer occurs at 1587 GB (Gigabyte) in the process. » Ou à redéfinir ce qu'est communiquer et enrichir la pensée...

De la même façon que pour se rendre compte des propres biais de penser (et limites de vocabulaire) de sa propre langue, il est interessant de se confronter à d'autre systèmes de penser ou à d'autre langues (comment traduire conscience - consciouness ou sickness - illness -disease), il serait interresant pour les sciences sociales de se confronter à ce qui se fait chez leur voisins. Les récentes découvertes sur l'apprentissage de la langue (comme le concept de l'instinct du language et de la grammaire universelle) ont beaucoup à apprendre aux philosophes. +1 pour Amanichéisme "Ce point de vision est alors une opinion sophistique qui n'aurait peu ou prou à être exposée dans la démarche CNRS".
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