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La forêt de Fontainebleau, un royaume de l'art rupestre
C'est un patrimoine préhistorique unique. Un trésor accessible depuis Paris en empruntant un simple train de banlieue. Dans une zone de 1 800 km2 qui s’étend de Nemours à Rambouillet, le massif de Fontainebleau cache en effet dans ses méandres de grès plus de 2 000 abris gravés. On doit certains de ces arts sur rocher à l’Homme de Cro-Magnon : ils datent de -20 000 ans. Mais la plupart de ces gravures remontent au VIIIe millénaire avant notre ère, c'est-à-dire au Mésolithique. C’est l’époque des derniers chasseurs-cueilleurs avant la révolution néolithique. Une époque sur laquelle les archéologues ont encore beaucoup à apprendre, et que l’ensemble rupestre de Fontainebleau pourrait contribuer à décrypter. Encore faut-il mieux saisir la datation et la signification de ces gravures déroutantes, essentiellement faites de motifs géométriques répétitifs.
Direction « la grotte à la Peinture »
C'est avec ces objectifs en tête que Boris Valentin, professeur d'archéologie à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’équipe Ethnologie préhistorique au laboratoire Archéologies et sciences de l’Antiquité1 (Arscan), est en mission sur ce terrain francilien en ce tout début de printemps 2021. Le préhistorien fédère autour de lui toute une équipe de chercheurs d'horizons et de disciplines diverses, tous animés par le désir de mieux comprendre, mais aussi de préserver ces œuvres mystérieuses. Ils ont six semaines pour ausculter minutieusement une vingtaine d'abris, et entament leur campagne par l’un des plus importants d’entre eux : la grotte dite « à la Peinture ».
Pour s’y rendre depuis la gare de Lyon, prendre la ligne R, direction Montargis, arrêt à Nemours Saint-Pierre. De là, rouler 10 minutes entre les coquets villages de Seine-et-Marne, s’enfoncer dans la forêt de Fontainebleau, passer la Dame Jouanne, célèbre spot fréquenté par les amoureux de l’escalade en plein air. Vous y êtes presque.
À l’orée de la forêt, dans l'entrelacs des rochers, des chênes, des fougères et des pins sylvestres éclairés par un soleil déjà tiède pour la saison, Boris Valentin et sa troupe de quatre jeunes chercheurs se retrouvent, font l’inventaire du matériel nécessaire : truelles, carnets, appareils photo, projecteurs, pain, camembert et chocolat, tout est là. Dix minutes de marche les séparent de leur terrain de jeu pour la journée.
« Ces abris rocheux gravés ont été mis au jour essentiellement par des bénévoles, raconte en cheminant Boris Valentin, 56 ans, foulard autour du cou, chapeau vissé sur la tête et lunettes rondes encerclant un regard clair et enjoué. En 1975, alors qu’on avait inventorié environ 450 abris, le Groupe d’études, de recherche et de sauvegarde de l’art rupestre (Gersar) est créé. En 45 ans de prospection dans la forêt, les membres de ce groupe en ont découvert plus de 1 500 autres. Ils arpentent encore aujourd’hui le massif de Fontainebleau tous les week-ends, et ne cessent d’en découvrir de nouveaux. Ils contribuent en outre beaucoup à l’effort de préservation de l’ensemble rupestre qui se situe dans une zone très touristique visitée par 10 millions de personnes par an ! Souvent par ignorance, les gens dégradent ce patrimoine préhistorique d’une valeur inestimable ».
La preuve en arrivant : dès l’entrée de la grotte à la Peinture, ainsi nommée car son plafond est orné de traces de couleur ocre, un rocher gravé d’1 mètre sur 2 mètres s’impose. Au bas d’un ensemble de sillons et de points clairement émoussés par le temps, des initiales profondément gravées – ici « F.S », là « C.U » –, qui n’ont manifestement rien de mésolithique… « Pour un béotien, ces ensembles géométriques ne semblent pas préhistoriques, et donc n’ont pas l’air particulièrement précieux, explique le chercheur. À nous de faire prendre conscience au public de leur importance scientifique, cela passe par leur caractérisation très précise ».
Relevés et datations
Ce à quoi s’emploient deux membres de l’équipe, Émilie Lesvignes, archéophotographe et Éric Robert, maître de conférences au Muséum national d’histoire naturelle. Devant le pan de roche gravé (un panneau, en langage technique), ils ont déployé deux projecteurs et, les genoux dans le sable froid, entament un relevé des motifs, la première armée d’un appareil photo, le second, d’un carnet et d’un crayon. « Notre objectif est d’analyser le plus finement possible les motifs – leur forme, leur position, leur profondeur – ainsi que le contexte alentour – la morphologie de la roche, sa couleur, la moindre fissure naturelle », explique Éric Robert. « Pendant longtemps, les relevés se faisaient avec du papier-calque à même la paroi, mais ce procédé avait tendance à effriter la roche, embraye Émilie Lesvignes. Nous utilisons aujourd’hui l’outil numérique. En prenant une multitude d’images sous des angles d’incidence variée et en les traitant avec un logiciel dédié, nous pouvons obtenir des reconstitutions détaillées des parois ornées, de leurs volumes et du relief des gravures. »
Et ainsi tâcher de les dater, par exemple. « Le panneau que l’on étudie fait partie d’un ensemble dont un morceau s’est effondré, précise Éric Robert. En exhumant ce morceau détaché, que l’on peut d’ailleurs admirer dans le village voisin où il est exposé, on a découvert des restes archéologiques typiques du Mésolithique. L’analyse fine du bloc encore en place va notamment nous permettre de le comparer au bloc effondré, et ainsi de confirmer cette datation. »
Un courant artistique au Mésolithique
Le Mésolithique, mais encore ? Cette période s’étend entre -11 500 ans et -7 000 ans. À quel moment dans cet intervalle, et pendant combien de temps, les artistes préhistoriques se sont-ils exprimés dans le massif de Fontainebleau ? C’est précisément pour tenter de répondre à ces questions que Colas Guéret, chargé de recherche CNRS au laboratoire Arscan, et Alexandre Cantin, doctorant, sont à pied d’œuvre aujourd’hui devant la grotte à la Peinture.
« Autour de plusieurs grottes ornées, nous avons retrouvé des objets, que l’on appelle armatures, caractéristiques du début du Mésolithique (entre -11 500 ans et -10 000 ans), explique Colas, qui prospecte à quelques mètres de là où opèrent Émilie et Éric. Il s’agit notamment de pointes de flèche triangulaires de 2 à 3 centimètres et de barbelures – des dents placées sur les côtés de la flèche – ainsi que de déchets de fabrication appelés microburins. Or, ces fragments d’armes sont clairement émoussés, ce qui indique qu’elles ont été recyclées afin de graver les parois. Ce sont donc de précieux indices, qui nous ont aidés à affiner la datation des gravures. »
Mené essentiellement par le jeune chercheur, un long travail d’analyse du matériau archéologique découvert à Fontainebleau a permis d’apporter la preuve que les hommes du début du Mésolithique étaient tout autant des artistes que leurs ancêtres du Paléolithique, ce qui était jusqu’alors débattu.
Mais de nombreuses énigmes sur cet art rupestre francilien restent encore à résoudre : « Nous n’avons aucune idée de la durée de ce courant artistique, poursuit Colas. S’est-il étendu sur 2 000 ans, ou plutôt sur 500 ans, voire moins ? Est-il lié à la sédentarisation progressive des hommes de l’époque ? Nous pensons en effet que, vers le VIIIe millénaire, les populations deviennent moins mobiles, qu’elles s’ancrent davantage dans des territoires précis. Les grottes ornées de Fontainebleau s’inscrivent peut-être dans cette nouvelle tendance, dans ce tournant progressif. Ce serait cohérent avec les quelques regroupements de sépultures qui ont été découvertes en Seine-Saint-Denis et dans les Yvelines et qui témoignent d’un ancrage de relativement long terme sur un site. Mais il nous faut encore le prouver ! »
À la fin du printemps, une nouvelle campagne de fouilles archéologiques commencera dans la grotte, qui devrait durer trois années. Colas et Alexandre vont ouvrir des sondages, les quadriller par mètre carré, puis par quart de mètre carré, fouiller par couche sédimentaire (le plus souvent, plus la couche est profonde plus elle est ancienne), tamiser minutieusement tous les sédiments et les trier, à la pince à épiler.
« C’est la partie la plus fastidieuse et chronophage du travail, explique Colas : pour 15 minutes de fouilles, il y a deux jours de tri derrière. Mais c’est une étape primordiale car nous devons tout récolter : restes de microfaune, fragments de pointe de flèche, morceaux de noisettes brûlées… Ce, afin de mieux comprendre le contexte de ces ensembles rupestres ».
Quadrillages, sillons et pointillés par milliers
L’autre clé, pour tenter de les déchiffrer, c’est d’étudier leur implantation dans le paysage. Durant ces trois ans, Alexandre va analyser ce que ces abris ornés ont de particulier, par rapport à ceux qui, pourtant situés parfois juste à côté, sont exempts de gravures. Sont-ils situés plutôt sur les hauteurs du massif ? disposés d’une certaine façon ? Sont-ils faits d’un grès qui se prête particulièrement à l’entaille ?
À l’issue de l’ambitieux travail archéologique qui débute, aurons-nous une idée de ce que ces artistes du Mésolithique ont voulu exprimer en gravant dans le grès des milliers de sillons alignés ? « Ils sont bien plus difficiles à interpréter que ne le sont les peintures figuratives d’animaux typiques du Paléolithique, comme à Lascaux, répond Alexandre Cantin. À ce jour, on pense que les grottes ornées de Fontainebleau ne constituaient pas des lieux uniquement dédiés à la gravure, car ils étaient également habités. On y retrouve en effet du matériau caractéristique d’une occupation quotidienne (comme des restes de feux, d’animaux consommés…). Nous avons donc tendance à penser qu’elles n’avaient pas la vocation de temples. Ceci dit, elles ont peut-être tout de même une signification rituelle. »
Début d’après-midi, un soleil chaud comme en mai, sandwichs camembert et cafés avalés. À droite du panneau gravé autour duquel Éric et Émilie ont repris leurs observations, Boris Valentin s’est engouffré dans l’un des boyaux de la grotte à la Peinture. À droite, à gauche, en haut... quasiment toutes les parois, entre lesquelles il peut à peine se mouvoir, sont gravées. Encore cette succession de mystérieux quadrillages, sillons et pointillés.
« Nous avons déduit qu’il fallait environ 20 minutes à ces hommes du Mésolithique pour graver un unique sillon. Et il y en a tellement... Même si ces abris ne sont pas des temples, je ne peux m’empêcher de penser à un acte religieux – au sens d’un geste répétitif qui n’a pas de but utilitaire », lâche Boris en contemplant chacun de ces sillons millénaires à la lumière de son projecteur de chantier. « Il s’agit peut-être d’un genre d’exercice de piété préhistorique ! avance-t-il dans un sourire. On ne connaîtra sans doute jamais la signification exacte de ces gravures. Mais notre travail va permettre de faire plus ample connaissance avec ces Franciliens du VIIIe millénaire ». Dont on peut admirer le travail – en ne touchant qu’avec les yeux ! ♦
- 1. Unité CNRS/Université Panthéon-Sorbonne/Université Paris Nanterre/Ministère de la Culture.