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Déforestation : le dilemme des Amazoniens
Votre projet s’appelle Amazonas, comme l’État brésilien du même nom. En quoi consiste-t-il ?
Lauriane Mouysset1. Ce projet porte sur la déforestation dans l’État de l’Amazonas, situé dans le bassin amazonien (territoire de 7 millions de km2 couvert par une forêt de 5,5 millions de km2). Mon projet vise à faire entendre la voix d’une population actuellement invisibilisée dans les débats sur la déforestation amazonienne : celle qui vit dans le bassin amazonien sans être nécessairement au cœur de la forêt. C’est par exemple le cas des habitants de Manaus, capitale de l’Amazonas et véritable mégapole dont la population avoisine celle de Paris. En effet, aujourd’hui, les médias abordent la déforestation amazonienne soit par les négociations internationales autour des enjeux climatiques à l’échelle de la planète, soit par le mode de vie et la culture des peuples autochtones. Ces deux angles sont très importants, mais s’en contenter met de côté tous les autres habitants de cette région.
Pourquoi avez-vous choisi d’impliquer un photographe ?
L. M. Amazonas a été pensé dès le départ comme un projet « art et science », en collaboration avec le photographe documentaire Emeric Fohlen2. Par cette convocation artistique, je souhaite illustrer le fait que la recherche scientifique vise, avant toute chose, à mieux connaître des fragments de notre société et de la nature dans laquelle nous vivons.
Or, notre recherche dans le cadre d’Amazonas s’appuie sur des modèles scientifiques. Ceux-ci mettent en œuvre un ensemble d’équations mathématiques qui imitent les comportements, les processus, les réactions du système réel. Soigneusement assemblées, elles forment un système simplifié, qui rend capable de reproduire les dynamiques du réel. Mais ces modèles scientifiques ont la réputation d’être austères et surtout déconnectés de la réalité qu’ils sont censés représenter. Cette réputation crée de l’incompréhension, de la frustration, voire de la méfiance auprès du grand public, diminuant du même coup la diffusion du savoir qu’ils permettent pourtant d’acquérir.
C’est précisément pour lutter contre ces effets pervers que j’ai souhaité construire ce projet scientifique sur les habitants du bassin amazonien à l’interface de la pratique photographique.
Dans votre étude, que pensent ces Amazoniens de la déforestation de l’Amazonie ?
L. M. Nous avons interviewé 197 habitants de l’État d’Amazonas, en leur demandant quel était leur intérêt pour les enjeux de déforestation et quelle relation ils entretenaient avec la nature qui les entoure.
Leur position n’était pas évidente car, d’un côté, ils pâtissent des dégradations environnementales de la déforestation, qu’il s’agisse de l’érosion des sols ou de la dégradation des écosystèmes. Mais d’un autre côté, déforester offre la possibilité d’obtenir de nouveaux terrains et de se développer économiquement. Face à ce dilemme, entendre les voix de ces habitants de l’Amazonie est indispensable. Notre enquête révèle que la population interrogée se positionne en moyenne contre la déforestation.
Ce résultat suggère que les Amazoniens tendent à se désolidariser de la récente politique nationale pro-déforestation sous le mandat de Jair Bolsonaro. Mais ce n’est qu’une moyenne : certains enquêtés se déclarent très concernés par la déforestation tandis que d’autres pas du tout…
Comment interpréter la diversité de points de vue que vous avez observée derrière cette moyenne ?
L. M. Cette hétérogénéité dans les réponses traduit une très grande diversité de situations géographiques et sociologiques. Chacun a sa propre grille d’analyse pour comprendre les enjeux liés à la déforestation. Mais les réponses ne sont pas toujours celles que l’on attend. Je pense par exemple à Dante, 18 ans, étudiant à Manaus, rencontré alors qu’il faisait du skateboard. Au fait des dernières tendances de la mode, il adopte un look à l’américaine et avoue ne s’être jamais rendu dans la forêt amazonienne qui entoure sa ville. Pourtant, il s’estime très concerné par les enjeux de déforestation et se dit très opposé à toute déforestation excessive. De son côté, Marivaldo, un pêcheur de 69 ans qui utilise aussi son embarcation pour transporter des gens sur l’Amazone, explique qu’il est très attaché à l’intégrité de la forêt, tout en comprenant le désir de ses concitoyens qui partent en ville en quête d’un meilleur salaire et les conséquences qu’un tel développement économique est susceptible d’impliquer sur le niveau de déforestation.
Cette hétérogénéité d’opinions est-elle le fruit du hasard ou certains traits sociologiques se dessinent-ils ?
L. M. Oui, l’analyse statistique des réponses le montre. L’éducation semble ainsi avoir un impact positif fort sur l’intérêt porté à la lutte contre la déforestation. D’autres effets sont en revanche plus surprenants.
Par exemple, l’étude montre qu’il existe un effet de genre, inversé par rapport à l’a priori classique qui présuppose les femmes plus sensibles aux questions dites du soin, et donc plus favorables à la protection de la nature. Ici, elles semblent moins intéressées par la déforestation que les hommes. Ce manque d’intérêt de leur part pourrait être une conséquence directe du moindre accès des femmes à la propriété terrienne dans la région amazonienne (seulement 30 % des propriétaires sont des femmes) et à leur moindre accès à l’assistance financière et technique pour faire face au changement climatique (seuls 5 % des bénéficiaires de cette assistance sont des femmes). Cette marginalisation les rendrait moins informées sur les enjeux liés à la déforestation et en conséquence moins intéressées par la cause.
De manière surprenante aussi, nous trouvons qu’il n’y a pas d’effet générationnel : les plus jeunes ne semblent pas plus concernés par la déforestation que les plus âgés, et réciproquement.
Comment ces résultats peuvent-ils être utilisés concrètement par les acteurs luttant contre la déforestation en Amazonie ?
L. M. Une majorité des habitants du bassin amazonien, et pas seulement les peuples autochtones, est intéressée par les enjeux de lutte contre la déforestation.
La population amazonienne pourrait donc être un relais intéressant pour lutter contre la déforestation. Par exemple, les institutions internationales pourraient gagner en efficacité si elles s’associaient à l’ensemble des Amazoniens, y compris urbains. Notre analyse sociologique suggère aussi qu’il est possible de faire progresser l’intérêt pour la lutte contre la déforestation plus efficacement en se focalisant sur certains groupes sociologiques comme les Amazoniens n’ayant pas eu accès à l’université, et en portant une attention particulière aux femmes.
L'’enquête montre également qu’il existe un décalage entre le niveau de déforestation souhaité par les interviewés et l’engagement concret qu’ils sont prêts à fournir pour s’en assurer. Un engagement qui peut prendre la forme de pratiques agricoles respectueuses de la forêt, d’action politique pour diffuser des messages pro-forêt, etc. Grâce à un modèle bio-économique construit sur les données réelles des superficies de forêts et de rentes agricoles dans toutes les municipalités en Amazonas, nous montrons que ce décalage est susceptible de mettre en péril 300 000 km² de forêt sur le territoire de l’État. Communiquer ce chiffre aiderait à rendre socialement plus acceptables certaines mesures, comme des impôts ponctionnés par le gouvernement central pour améliorer les systèmes de surveillance des forêts. ♦
À Lire
AMAZONAS, Emeric Fohlen et Lauriane Mouysset, Presses des Ponts, à paraître en juillet 2023, 250 p., 25 euros, ISBN 978-2-85978-558-1
Repenser le défi de la biodiversité, Lauriane Mouysset, Presses de la rue d’Ulm, 2015, 88 p.
- 1. Lauriane Mouysset est chargée de recherche CNRS en économie écologique au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired, unité CNRS/Cirad/École nationale des Ponts et chaussées/AgroParisTech). Ses travaux se situent à l’interface de l’écologie, de l’économie de la biodiversité et de l’éthique environnementale.
- 2. Emeric Fohlen, photographe documentaire français, s’intéresse aux questions d’identité des peuples et aux enjeux environnementaux. Il travaille sur les relations que les hommes entretiennent avec la forêt à différents endroits du monde (France métropolitaine, Irlande, Brésil, Guyane, etc.). Son travail a été présenté dans des festivals et expositions en France et à l’étranger dont Visa pour l’Image, la Friche de la Belle de Mai, l’Orangerie du Sénat ou le siège de l’Unesco.
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Auteur
Spécialisé dans les thématiques liées aux religions, à la spiritualité et à l’histoire, Matthieu Sricot collabore à différents médias, dont Le Monde des Religions, La Vie, Sciences Humaines ou encore l’Inrees.
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