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Écouter les paysages forestiers
Du parc national des Pyrénées au parc naturel régional de la Baie de Somme, en passant par les forêts du Doubs ou d'Armorique, des micros fixés aux arbres enregistrent depuis le mois de mars les sons de 101 forêts protégées en France. Oiseaux, mammifères, insectes… mais aussi tronçonneuses, voix humaines, moteurs d’avions : aucun son ne peut leur échapper ! Objectif de ces enregistrements, réalisés dans le cadre du projet Sonosylva1 : dresser un inventaire des espèces animales présentes en forêt et en suivre l’évolution sur le temps long, mais aussi évaluer le niveau de pollution sonore d’origine humaine et son impact sur ces écosystèmes.
Alors que la biodiversité d’un territoire est traditionnellement évaluée à partir d’observations visuelles, ou en capturant (pour les relâcher ensuite) les différentes espèces qui y vivent, Jérôme Sueur, chercheur à l’Institut de systématique, évolution, biodiversité2 et initiateur du projet, part de l’hypothèse que la complexité sonore d’un paysage est le reflet de sa biodiversité : plus un enregistrement est riche en sons, plus on peut supposer que le nombre d’espèces animales présentes est important. Avantage de ces enregistrements sur les méthodes plus classiques de recensement : « Ils permettent de dépasser les observations très informatives mais souvent ponctuelles des inventaires classiques de la biodiversité, explique Jérôme Sueur, et offrent des possibilités de suivi rigoureux des écosystèmes sur un temps plus long et des territoires plus vastes. Non invasifs, ils offrent également la possibilité d’observer sans perturber le milieu ni capturer aucune espèce. »
Le scientifique est l’un des pionniers en France de l’éco-acoustique, une discipline récente qui, comme la bio-acoustique, étudie les manifestations sonores des animaux, mais qui à la différence de celle-ci ne se focalise pas sur une seule espèce : « Par exemple, quand la bio-acoustique enregistre uniquement les sons produits par le pinson, l’éco-acoustique prendra en compte toute la “forêt” du pinson, c’est-à-dire l’ensemble des sons présents dans son environnement. »
Les 101 magnétophones installés – un par forêt, donc – enregistrent une minute de son tous les quarts d’heure, un jour sur deux, de mars à septembre, trois saisons d’enregistrement étant prévues entre 2024 et 2026. Leur emplacement n’a pas été choisi au hasard : grâce aux partenaires du projet sur le terrain, des gestionnaires de parcs naturels principalement, les micros ont été installés au cœur des forêts, le plus loin possible des chemins, à hauteur d’homme et à l’abri des vents dominants.
Une forêt du Jura sur écoute depuis cinq ans
Jérôme Sueur n’en est pas à son coup d’essai. Sa méthode d’enregistrement des paysages sonores a déjà été validée par son équipe dans le massif forestier du Risoux, au cœur du parc naturel régional du Haut-Jura, où un programme ciblé tout particulièrement sur la pollution sonore a été déployé il y a cinq ans, pour une durée de quinze ans. Cette forêt unique en France par son climat très froid, qui la rapproche d’une forêt boréale, abrite une biodiversité exceptionnelle. On y compte ainsi plusieurs espèces à fort enjeu de conservation, comme le lynx, le loup, la chevêchette d’Europe, le venturon montagnard, la gélinotte des bois ou encore le grand tétras. Les premiers résultats mettent pourtant en évidence dans ce massif forestier protégé une pollution sonore inattendue, due notamment à la proximité des aéroports de Lyon et de Genève. Le bruit des avions a ainsi été détecté sur 75 % des fichiers enregistrés sur un an en 2019, et ce même au milieu de la nuit. D’autres types de pollutions sonores liées aux activités sylvicoles (tronçonneuse, débardage), à la circulation des voitures, aux loisirs (ski, rave party) ont été relevés, qui participent à la perturbation acoustique de ce milieu naturel.
Centré à la fois sur les sons de la nature et ceux d’origine humaine, le projet Sonosylva devra notamment confirmer l’impact de la pollution sonore sur les écosystèmes écoutés. Les enregistrements seront ainsi classés parmi quatre grandes catégories de sons : la « biophonie », qui regroupe les sons émanant du vivant (chant des oiseaux, stridulations des insectes), la « géophonie », qui comprend les sons naturels non liés à des corps vivants (vent, pluie…), la « technophonie », qui correspond aux sons produits par les activités humaines (transports, agriculture…), et enfin « l'anthropophonie », qui rassemble les voix humaines, que les chercheurs rendront inintelligibles par souci d’anonymisation.
À chaque espèce sa niche acoustique
C’est que la pollution sonore n’est pas sans conséquence pour les espèces animales. Les chants d’oiseaux, les stridulations d’insectes, les coassements de grenouilles et autres vocalisations émises sont essentielles à leur survie. Or, les bruits d’origine humaine brouillent les messages en cassant les modulations d’amplitude, de temps et de fréquence. « Briser la communication, c’est potentiellement rompre un lien de survie entre des parents et des jeunes affamés, c’est empêcher la reproduction, nuire aux liens familiaux et sociaux, explique Jérôme Sueur. Des études ont ainsi montré que le bruit de la circulation routière augmentait les taux d’hormones du stress chez les rainettes, induisant un effet immunosuppresseur et une décoloration du sac vocal chez les mâles. Des changements qui affectent directement la communication des grenouilles lors du choix des partenaires sexuels ».
Pour déterminer si, et comment le bruit d’origine humaine perturbe les espèces dans les forêts étudiées par Sonosylva, les chercheurs devront traiter les informations contenues dans les milliers d’heures d’enregistrements réalisées. Un défi en soi, qui fait partie intégrante des objectifs scientifiques du projet, les logiciels de traitement de l’information sonore étant aujourd’hui encore balbutiants.
Plusieurs indices acoustiques seront tout particulièrement traqués dans les enregistrements. Calculée en décibels, la dose de bruit totale reçue sur un temps déterminé permettra ainsi d’estimer le nombre de sources sonores. « Plus elle est élevée, plus il y a de sources sonores dans l’enregistrement, et inversement, indique Sylvain Haupert, éco-acousticien du projet Sonosylva. On peut calculer cet indice pour différentes gammes de fréquences. Par exemple, on sait qu’entre 0 hertz et 1 000 hertz, on trouvera surtout des sons de la technophonie (moteurs de voiture, d’avion,) ou de la géophonie (bruit du vent, de la pluie…) alors que plus aigus, au-delà de 1 000 hertz, on retrouvera des sons de la biophonie comme les chants d’oiseaux. »
Le spectre des fréquences enregistrées sera aussi examiné avec attention. « Plus le nombre d’espèces augmente, plus le spectre des fréquences sur les enregistrements est large », explique Sylvain Haupert. Une dispersion fréquentielle liée à l’hypothèse de la « niche acoustique », théorisée par l’acousticien américain Bernie Krause : chaque espèce occuperait un canal de communication qui lui est propre et se placerait sur des fréquences plus ou moins aiguës ou graves, permettant de ne pas brouiller le signal des espèces voisines.
Établis pour chaque minute d’enregistrement, ces divers indices permettront de réaliser des cartes sonores faisant apparaître le nombre d’espèces présentes et leur niveau sonore, ainsi que la pollution sonore due aux activités humaines, et d’effectuer des comparaisons entre forêts. Mais il faudra attendre encore avant de pouvoir identifier formellement chaque espèce.
« L’application BirdNET développée par le laboratoire d’ornithologie de l’université de Cornell (États-Unis) et l’université technologique de Chemnitz (Allemagne) répond en partie à ce besoin, explique Sylvain Haupert. Elle permet d’identifier environ 6 000 espèces animales, oiseaux essentiellement, mais aussi mammifères, insectes et amphibiens, mais elle n’est pas totalement fiable. Il arrive qu’elle ne détecte pas la signature acoustique recherchée, par exemple si différents oiseaux chantent en même temps, ou bien qu’elle confonde deux espèces proches, comme le loup et le chien… » C’est pourquoi un outil d’intelligence artificielle est en cours de développement par le scientifique et son équipe, qui devrait permettre de discriminer les quatre grandes catégories de sons – biophonie, géophonie, technophonie, anthropophonie – et de distinguer des sous-groupes à l’intérieur de chacune. « On pourra par exemple différencier les oiseaux des mammifères », indique Sylvain Haupert.
Couplées aux données météo fournies par Météo-France, les cartes établies par le projet devraient enfin permettre de voir comment les conditions climatiques, crues, canicules, tempêtes, etc., affectent les espèces animales forestières. Une donnée cruciale à l’heure du bouleversement climatique. ♦
Pour en savoir plus
Sonosylva – Le projet à l'écoute des forêts !
À lire
Histoire naturelle du silence, Jérôme Sueur, Actes Sud, 2023, 272 p.
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