La France de 2019: plus critique et plus altruiste

25.04.2019, par

Anne-Sophie Boutaud

Chaque décennie depuis 1981, les enquêtes de l’European Values Study prennent la mesure de l’univers des valeurs et des croyances des Européens. Retour sur les tendances françaises, présentées dans l'ouvrage «La France des valeurs» qui paraît aujourd'hui.

Quelles sont les valeurs les plus saillantes en France ? Comment ont-elles évolué sur les quarante dernières années ? Le 25 avril, des chercheurs publient La France des valeurs1, qui synthétise les résultats de la partie française de l’enquête European Values Study (EVS)2. Un projet dont l’objectif est de comprendre, à l’aide d’enquêtes quantitatives, ce qui « fait système » dans nos sociétés à travers les grands domaines de la vie, comme le travail, la famille, la politique, la religion, l’économie, la morale ou la sociabilité. La dernière vague, menée en 2018, montre des Français plus tolérants, plus altruistes, plus critiques également.

L’évolution des valeurs

« Cette enquête est née à l’initiative d’un groupe international de chercheurs qui s’interrogeaient sur l’unité de l’Europe. Ils craignaient en fait que son ciment moral et religieux ne se désagrège du fait de la montée de la sécularisation et de l’individualisme », raconte Frédéric Gonthier, du Laboratoire des sciences sociales (Pacte)3, et maître de conférences en science politique à Sciences-Po Grenoble. L’objectif était, et est encore, de comprendre l’évolution des lignes de valeurs européennes à partir des valeurs nationales déclarées. Les valeurs, expliquent les chercheurs, ce sont des croyances profondes, générales et durables. « Acquises dès le plus jeune âge, elles fournissent les grandes lignes directrices pour juger ce qui est bon, efficace, juste, légitime ou vrai. Les valeurs des individus évoluent peu au cours d’une vie. Elles se distinguent en cela des opinions, plus volatiles et sensibles au contexte », poursuit Frédéric Gonthier. Les valeurs, donc, changent lentement et se démodent peu ; pour les mesurer, encore faut-il récolter des données comparables dans le temps et non conjoncturelles.

Une partie des entretiens repose sur une sélection aléatoire de 1 870 personnes de 18 ans et plus. L’autre partie est un échantillon complémentaire de 721 jeunes de 18-29 ans, constitué selon une méthode de quotas renforcés, réputée plus exigeante que celle pratiquée habituellement par les instituts de sondage.

Deux femmes s'embrassent lors d'une manifestation de soutien au mariage pour tous le 26 janvier 2013 à Lyon.

Les valeurs des individus évoluent peu au cours d’une vie. Elles se distinguent en cela des opinions, plus volatiles et sensibles au contexte.

« Cette enquête a nécessité près de cinq mois et demi de terrain, en s’appuyant sur une feuille de route très stricte pour couvrir au mieux l’ensemble du territoire. L’échantillon principal est construit selon trois degrés : dans un premier temps, il a fallu tirer aléatoirement les points d’enquête en tenant compte de la taille et de la répartition géographique des communes ; dans un deuxième temps sélectionner des adresses de logement ; enfin tirer au sort une personne au sein du foyer. Pour l’échantillon complémentaire, les individus ont été choisis en considérant des critères précis comme l’âge, le genre, le niveau de diplôme et la profession », détaille Sandrine Astor, ingénieure d’études au Laboratoire Pacte, qui a supervisé la réalisation du terrain en France en lien avec la coordination européenne et l’institut Kantar Public, chargé de la réalisation des entretiens.

Une fois au domicile des répondants, le questionnaire, très détaillé, était administré en face-à-face sur une durée de 50 minutes en moyenne. Au final, 27 % des adresses distribuées aux enquêteurs dans le cadre de l’enquête aléatoire ont essuyé un refus4. En s’élargissant dans le temps et dans l’espace depuis 1981, explique Frédéric Gonthier, l’enquête a été confrontée au double défi de préserver la comparabilité dans le temps des questions et des concepts sous-jacents, tout en utilisant de nouveaux outils pour monter en qualité. Pour exemple, le nombre de questions relatives au travail a diminué ; celui entourant l’attachement aux valeurs démocratiques s’est étoffé ; de nouveaux thèmes, comme l’immigration, la crise de la représentation politique et l’avenir de l’Europe ont été ajoutés.

Les tendances de fond

Mais alors, quelles sont les grandes valeurs qui structurent aujourd’hui la société ? Résultat incontestable et régulier : la progression du libéralisme des mœurs. « Les Français veulent choisir leur manière de vivre. Et cela se retrouve dans tous les domaines de la vie : acceptation du divorce, de l’avortement, de l’homosexualité, du suicide, de l’euthanasie… Autonomisation, refus des contraintes, épanouissement personnel : chacun veut avoir son mot à dire. L’indice de libéralisme des mœurs a beaucoup augmenté en quarante ans : la moyenne de cet indice, allant de 1 à 10, est passée de 4,3 à 6,4 », souligne Pierre Bréchon, professeur émérite à Science-Po Grenoble. Le développement économique, la sécularisation et le recul de l’influence des grandes institutions expliquent en partie la montée des valeurs liées à l’individualisation.

Des bénévoles des Restos du cœur reçoivent les dons des clients dans un supermarché en Ile-de-France.

À contre-courant des thèses alarmistes sur la perte du lien social et le déclin de la cohésion nationale, la tolérance en matière morale va de pair avec une autre tendance majeure : la poussée de l’altruisme. Depuis 1990, les Français se disent de plus en plus concernés par les conditions de vie des personnes âgées, malades ou handicapées. Mais aussi des chômeurs et des immigrés, explique Frédéric Gonthier : « Alors qu’on aurait pu croire que la Grande Récession allait amortir cette tendance en provoquant un repli sur soi, le souci des autres a fortement progressé entre 2008 et 2018. Mieux, il a le plus progressé parmi les jeunes générations, pourtant parmi les plus exposées en période de crise économique. En clair, l’altruisme a plutôt bien résisté à la crise. »

Des dynamiques paradoxales

Depuis quarante ans, les Français sont donc soucieux de leurs libertés individuelles, mais pas seulement. Les résultats montrent l’émergence d’une demande d’autorité, sur plusieurs degrés. « Fais ce que tu veux dans ta vie privée mais respecte l’ordre public », résume Pierre Bréchon. Ne pas payer son billet dans le train ou l’autobus, demander des indemnités indues, accepter un pot-de-vin, tricher dans sa déclaration d’impôts : l’incivilité du quotidien comme les déviances en col blanc sont de moins en moins tolérées dans la société. Pour permettre l’expansion des libertés individuelles, les règles communes doivent être respectées.

Moins conformistes, légèrement plus politisés, plus critiques aussi : « D’un côté, les Français se déclarent très insatisfaits du fonctionnement du système politique. Ils sont même très nombreux à penser que la France n’est pas gouvernée démocratiquement. Les alternatives à la démocratie, comme le fait de confier le gouvernement à des experts ou à un leader fort, séduisent respectivement la moitié et un quart des Français. Mais d’un autre côté, ils sont près de 90 % à soutenir le principe d’un gouvernement démocratique et à considérer qu’il est important de vivre dans un pays gouverné démocratiquement », poursuit Frédéric Gonthier.

Bien que très insatisfaits du fonctionnement du système politique, les Français sont près de 90 % à soutenir le principe d’un gouvernement démocratique et à considérer qu’il est important de vivre dans un pays gouverné démocratiquement.

Pour les chercheurs, cela montre moins un rejet des principes démocratiques qu’une crise du jeu électoral et de la représentation politique.

Nos systèmes de valeurs deviennent par ailleurs de plus en plus complexes. Avec l’élévation du niveau d’éducation, expliquent les chercheurs, les individus ont développé des formes de sophistication cognitive qui leur permettent d’acclimater des valeurs à première vue opposées. Ainsi, « dans un environnement de plus en plus incertain, et perçu par beaucoup comme menaçant, plus de sécurité dans la sphère publique est vue comme la condition même de la liberté de choix au niveau individuel », déclare le chercheur.

Des clivages structurants

Les différences de revenus, de diplôme, d’engagement dans la vie publique, d’intérêt pour la politique façonnent des préférences différentes en matière économique et sociale. Mais dans nombre de domaines, leur influence n’est pas plus forte aujourd’hui qu’il y a quarante ans, affirment les chercheurs. Néanmoins, l’orientation politique et les préférences partisanes figurent parmi les lignes de clivages clé subsistantes : « Tout se passe comme si l’identité politique tendait à encapsuler et organiser des appartenances multiples et parfois en tension. Il faut entendre ici l’identité politique au sens large », explique Frédéric Gonthier. Ainsi, l’absence d’affiliation politique claire est, elle aussi, très structurante. À l’image du mouvement des Gilets Jaunes qui affirment une forte demande de renouveau démocratique et de justice sociale, tous ne se reconnaissent pas dans le jeu partisan et les catégories politiques traditionnelles. Avec quarante ans de recul, concluent les chercheurs, pas de crise de valeurs mais des Français plus pessimistes sur les politiques mises en œuvre et sur la qualité de la démocratie.

Manifestation de Gilets jaunes le 9 mars 2019 à Bordeaux.

Au niveau comparatif européen, l’enquête de 2008 avait permis de dégager quatre grandes logiques de valeurs : une Europe participative, une Europe plus individualiste, une Europe assez traditionnelle et une Europe tendanciellement autoritaire. La France relevait de la première catégorie. Dix ans plus tard, les Français semblent confirmer ces tendances : moins religieux, assez politisés et critiques, plutôt ouverts aux autres et très libéraux sur le plan moral. De leur côté, les chercheurs ont encore de nombreuses données à analyser. La première enquête comptait une dizaine de pays d’Europe de l’Ouest contre une quarantaine aujourd’hui. Les résultats des autres pays européens paraîtront en 2020. Vont-ils faire bouger les lignes de valeurs à l’échelle de l’Europe ? ♦