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La « Grande Catastrophe » ou l’histoire d’une tragédie grecque
Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est la « Grande Catastrophe » dont le centenaire a été commémoré en Grèce au mois de septembre ?
Angelos Dalachanis1. La « Grande Catastrophe », aussi appelée « Catastrophe d’Asie Mineure », est une rupture majeure pour l’histoire du peuple et de l’État grecs, ainsi que pour l’histoire de la région, car elle marque la fin de la « Question d’Orient2 ». Elle se situe au confluent d’évènements locaux et internationaux qui débutent le 15 mai 1919, lorsque l’armée grecque débarque en Turquie actuelle, à Smyrne, à la suite d’une décision prise lors de la Conférence de Paix de Paris3.
La Grèce est alors dirigée par le Premier ministre anglophile Eleftherios Venizélos qui s’est imposé en 1916 grâce au soutien de l’Entente – l’alliance de la France, du Royaume-Uni et de la Russie – tandis que Constantin Ier, roi germanophile, est en exil à partir de 1917. Au cours de cette Conférence de Paix, Venizélos convainc les grandes puissances de confier à la Grèce le contrôle de la région de Smyrne, ville majoritairement hellénophone et orthodoxe. Avec le débarquement de l’armée grecque, c’est tout un projet irrédentiste (projet nationaliste de revendication des terres, Ndlr) qui atteint son apogée : une « Grande Idée » qui visait depuis les années 1840 à « libérer » les orthodoxes de l’Empire ottoman et à transformer la Grèce en une puissance de la Méditerranée orientale.
Les grandes puissances vont cependant changer d’avis…
A. D. Absolument. À l’été 1920, Venizélos, épaulé par l’armée britannique, entame une expédition militaire vers l’intérieur de l’Asie Mineure afin d’imposer les décisions du traité de Sèvres, signé le 10 août 1920, qui prévoyait le partage des territoires ottomans. Toutefois, les royalistes remportent les élections de novembre 1920. Constantin Ier rentre au pays et c’est au tour de Venizélos de s’exiler à Paris. Suite à ce changement politique inattendu, les grandes puissances retirent leur soutien à la Grèce et au bout de quelques mois, l’armée se retrouve épuisée et sans approvisionnement au fond de l’Asie Mineure.
En août 1922, les forces de Mustafa Kemal – futur président de la République de Turquie – lancent une contre-attaque et, le 9 septembre, elles entrent dans Smyrne4. Quelques jours plus tard, éclate l'incendie qui détruit la majeure partie de cette cité portuaire. La population grecque orthodoxe subit des violences extrêmes et quitte Smyrne, de manière désordonnée, sous les yeux des Occidentaux dont les navires sont amarrés dans la baie. Côté turc, c’est le triomphe. Côté grec, c’est la catastrophe. Toute prétention irrédentiste est enterrée avec cette défaite, puis par le traité de Lausanne qui ratifie la fin de l’Empire ottoman, entérine un vaste échange de populations et sert d’acte de naissance à la République turque le 24 juillet 1923.
Quelles ont été les conséquences de cet échange de populations sur la Grèce et plus largement sur les diasporas grecques en Méditerranée et dans le monde ?
A. D. Depuis au moins une décennie, des déplacements contraints avaient lieu entre les deux rives de la mer Égée. Mais en janvier 1923, les deux pays conviennent d’un vaste échange de populations pour régler définitivement la question de leur homogénéisation5.
Les chiffres sont éloquents : environ 350 000 musulmans quittent la Grèce pour s’installer en Turquie, tandis que près de 1 200 000 orthodoxes d’Asie Mineure et de la mer Noire ont quitté leurs foyers entre 1912 et 1924. Seuls les musulmans de Thrace occidentale, les orthodoxes d’Istanbul et des îles d’Imbros et Ténédos sont exemptés. L’impact politique, économique et social de ces déplacements est immense pour un petit pays comme la Grèce, dont la population comptait alors environ 4 millions d’habitants
Les réfugiés affluent également dans d’autres pays du pourtour méditerranéen, où la présence grecque était déjà importante. En Égypte par exemple, la communauté grecque, qui était la plus grande communauté étrangère du pays, atteint son pic démographique juste après 1922. Les réfugiés ont suivi des itinéraires divers, adaptés à leurs réseaux familiaux et professionnels. Ainsi, on trouve des réfugiés aux États-Unis6, en France7, ou même en Amérique latine. Un homme de 70 ans est ainsi venu me parler à la suite d’une conférence que j’ai donnée en 2018 à l’université Tres de Febrero, à Buenos Aires, sur la présence grecque au Proche-Orient. Il m’a raconté, dans un grec parfait, l’histoire de sa famille d’un village d’Asie Mineure jusqu’en Argentine. Ni sa famille ni lui n’ont jamais visité la Grèce ! Pour lui, c’était une patrie imaginaire pas forcément liée à une citoyenneté légale, mais plutôt à une situation sentimentale. Cet homme, comme d’autres personnes qui se sont déplacées autour de 1922, ont pu retrouver cette patrie imaginaire loin de la Grèce.
Comment le monde hellénique se répartissait-il avant l’éclatement de l’Empire ottoman ?
A. D. Depuis la fondation de l’État-nation grec en 1830 et jusqu’à aujourd’hui, la démographie des populations grecques et la géographie de l’État n’ont jamais coïncidé. Cela s’explique par deux principaux paramètres : l’espace restreint du nouvel État, et le fait que le mot « Grec » renvoie à une catégorie fluide et changeante pendant le XIXe siècle et, au moins, jusqu’au milieu du XXe siècle.
En 1830, le territoire de l’État grec comprend uniquement le Péloponnèse, les îles des Cyclades et du golfe Saronique et la Grèce centrale jusqu’au niveau de Thermopyles, à savoir à environ 170 kilomètres au nord d’Athènes. Cet espace d’environ 47 000 km² seulement justifie la Grande Idée qui appelle à l’expansion des frontières. En l’espace d’un peu plus d’un siècle, la superficie de la Grèce a presque triplé (depuis 1947 on compte 131 000 km²) en incluant progressivement d’autres régions comme l’Épire, la Thessalie et une partie de la Macédoine.
Ces « Grecs » en dehors des frontières se répartissent en deux catégories. D’une part, il y a ceux qui font partie des minorités confessionnelles orthodoxes dans l’espace impérial ottoman. Majoritairement hellénophones, mais aussi turcophones et arabophones, ils acquièrent graduellement des caractéristiques identitaires ethniques et nationales grecques influencées par les courants nationalistes venus d’Europe et le rayonnement culturel du petit royaume. D’autre part, les Grecs qui migrent depuis l’État grec et qui s’installent un peu partout dans le monde.
Quelle est l’importance des diasporas grecques au Proche et Moyen-Orient ?
A. D. Ainsi qu’en témoignent les recensements officiels des pays du Proche-Orient, plus de 100 000 Grecs vivent en Égypte dans les années 1920. La stratification sociale de cette population est très diverse : toujours en Égypte, on trouve des membres des élites grecques qui figurent parmi les personnes les plus riches de la région et, en même temps, des travailleurs qui constituent la majorité de non-Égyptiens de la Compagnie du canal de Suez. Contrairement à d’autres populations dispersées dans la région, comme les Arméniens, les Grecs disposent d’un État qui offre sa protection consulaire. Leur présence est enfin organisée à travers des institutions séculières, religieuses et « nationales », ainsi que des associations dispersées dans l’ensemble de la région.
Au niveau idéologique, la Grande Idée constitue l’élément unificateur de ces populations jusqu’en 1922. Aujourd’hui, la présence grecque dans la région compte environ 10 000 personnes, mais certaines des institutions ecclésiastiques restent puissantes. Le patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem en offre un bon exemple puisqu’il garde toujours un rôle clé. En effet, depuis le statu quo imposé par les Ottomans en 1757, ce patriarcat reste le principal gardien des sites sacrés chrétiens de la région. De plus, il demeure l’un des plus grands propriétaires fonciers en Israël et en Palestine.
Quels liens ces Grecs « de l’extérieur » entretenaient-ils avec l’État grec ?
A. D. Les Grecs de l’étranger deviennent une source de richesse pour l’État dès sa fondation. Les personnes les plus aisées contribuent au rayonnement culturel à travers des donations, surtout dans le domaine de l’éducation, et en finançant la construction des grands ensembles immobiliers d’Athènes. Il s'agit d'investissements dans le but de récolter ultérieurement des bénéfices. En même temps, les transferts de fonds faits par les migrants grecs et les membres de la diaspora sont spectaculaires et contribuent au développement du pays. Par exemple, de 1914 à 1928, ces fonds des diasporas couvrent environ 50 % du déficit du commerce extérieur. La Grèce est souvent le lieu de vacances pour ces familles ou le lieu d’installation après la retraite.
En ce qui concerne l’État, son intérêt pour sa diaspora est déterminé par ses propres besoins selon les intérêts du moment : ainsi, la présence grecque orthodoxe dans l’Empire ottoman sert la doctrine émancipatrice et le besoin d’expansion du pays. Après 1922, l’État grec se replie sur lui-même et se focalise sur les questions urgentes de la politique interne et sur l’intégration des réfugiés. Après la Seconde Guerre mondiale, il place les Grecs des États-Unis sur le devant de la scène et ils sont appelés à contribuer à la reconstruction du pays.
La nostalgie d’un monde perdu avec la Grande Catastrophe que l’on perçoit en Grèce vous semble-t-elle réelle ou entretenue à des fins politiques ?
A. D. Après 1922, une identité forte s’est créée à travers une constellation d’associations en Grèce et à l’étranger. La nostalgie pour les « patries perdues » est un élément constituant de cette identité, comme le montre Dimitris Kamouzis8. Cette identité reste encore aujourd’hui très présente dans la géographie urbaine de la Grèce. Les réfugiés ont repris les noms de leurs lieux d’origine à l’endroit où ils se sont installés : les quartiers d’Athènes, de Nouvelle Smyrne, Nouvelle Philadelphie ou Nouvelle Ionie en sont quelques exemples. Je dirais donc que cette mémoire est réelle chez plusieurs descendants des réfugiés, mais elle est aussi, en partie, instrumentalisée par l’État et des associations des réfugiés qui s’en considèrent gardiens dépositaires. ♦
- 1. Chargé de recherche CNRS à l’Institut d'histoire moderne et contemporaine (unité CNRS/ENS-PSL/Université Panthéon/Sorbonne).
- 2. La Question d’Orient couvre une succession d’évènements qui conduiront au démembrement de l’Empire ottoman et la lutte des grandes puissances pour établir leur contrôle dans cette région du monde.
- 3. La conférence de Paris, organisée par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale, prépare le traité de Versailles.
- 4. La Fin de Smyrne. Du cosmopolitisme au nationalismes, Hervé Georgelin, CNRS Editions, 2005.
- 5. Meropi Anastassiadou, « L’échange des populations entre la Grèce et la Turquie au lendemain de la Première Guerre mondiale », Confluences Méditerranée, 16, hiver 1995-96, pp. 151-159.
- 6. Yannis G. S. Papadopoulos, « Ottoman, Anatolian, Greek, yet above All American: Evolving Identifications and Cultural Appropriations », Immigrants & Minorities, 39 (2-3), 2021, pp. 224-271.
- 7. Lena Korma, « Émigrer de l’Empire ottoman en France, 1916-1939 : Problématiques, historiographie, sources, nouvelles données », Bulletin de l'Institut Pierre Renouvin, 33 (1), 2011, pp. 115-128.
- 8. Dimitris Kamouzis, « Reassessing the ‘Asia Minor Catastrophe’ of 1922: Collective Memory and Refugee Identity in Interwar Greece », Diasporas. Circulations, Migrations, Histoire, 40 (2), 2022, pp. 159-163.
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Auteur
Brigitte Perucca a été rédactrice en chef au Monde de l'éducation et directrice de la communication du CNRS de 2011 à 2020.
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