Sections

La mémoire filmée de la Shoah

La mémoire filmée de la Shoah

16.02.2015, par
L'opérateur Avenir Sofin au front.
Le documentaire «Shoah, les oubliés de l’Histoire» qui sera diffusé sur ARTE présente un point de vue poignant mais parfois insoutenable sur ce que l’on a appelé «la Shoah par balles». Valérie Pozner, spécialiste de l’histoire du cinéma russe et soviétique, nous en explique le caractère inédit.

De nombreux documentaires et expositions ont déjà été consacrés à la destruction des juifs d’Europe entre 1940 et 1945. Pourtant, l’exposition qui s'est déroulée jusqu’au 27 septembre 2015 au Mémorial de la Shoah,  dont vous êtes commissaire scientifique, apporte un autre regard sur le génocide juif : quelle est la spécificité des documents présentés ?
Valérie Pozner1 : Nous avons croisé des archives filmiques, photographiques, avec la presse, la documentation judiciaire et administrative, afin de contextualiser précisément ces images. Il faut noter que 80 % des images de cette exposition sont inédites. Elles documentent les différents modes opératoires de la Shoah à l’Est : exécutions par balles, pendaisons, ghettos, camps, bûchers… dont les traces ont été captées à partir de la fin 1941 et jusqu’en 1945. Nous avons pu dresser une carte précisant, pour les principaux sites de massacres, ce qui a été filmé ou photographié, et à quelle date. Les premières questions auxquelles il faut tenter de répondre concernent cette fabrique soviétique des images : dans quelles conditions ces images ont-elles été captées ?  Avec quelles instructions ?  Comment ont-elles été montées, puis diffusées, ou non, à qui, dans quel cadre et surtout, dans quel but ? Mais aussi, pourquoi toutes ces images sont-elles inconnues à l’Ouest alors qu’une bonne part ont été rendues publiques à l’époque ?

Fac-simile de Clichés des civils et soldats de l'Armée rouge tués, servant de support, sous le slogan "venge-toi !", pour les campagnes de mobilisation ou les allocutions à la population.
Fac-simile de Clichés des civils et soldats de l'Armée rouge tués, servant de support, sous le slogan "venge-toi !", pour les campagnes de mobilisation ou les allocutions à la population.

Pourquoi les Soviétiques possèdaient-ils autant d’images ?
V. P. : Il est important de replacer toutes ces images dans le contexte de guerre à l’Est, avec ses 27 millions de morts soviétiques. Les premiers massacres de Juifs commencent dès l’été 1941, au fur et à mesure de l’avancée des Allemands en territoire soviétique. Seuls les Soviétiques ont pu filmer les traces et documenter ces différents modes opératoires de la Shoah beaucoup plus et beaucoup plus tôt que tous les alliés : cela se passe sur leur territoire, partiellement occupé, mais ils conservent la possibilité d’informer. Certes, tout n’est pas filmé : ainsi, pour certains types de crimes, comme les camions à gaz, dont on parle beaucoup dans la presse, il n’existe pas d’images. À partir de novembre 1941, les autorités soviétiques décident de rendre publics ces terribles massacres de populations civiles, essentiellement pour mobiliser les soldats et les populations à l’arrière. L’idée est de montrer la situation faite par l’ennemi aux populations dans les territoires occupés. C’est aussi l’une des raisons principales pour lesquelles la judéité des victimes a été gommée – les plans avec les signes distinctifs sont coupés au montage –, pour permettre aux soldats de s’identifier aux victimes et/ou à leurs proches, ce qui nécessite qu’elles ne soient pas catégorisées précisément. Cet enjeu-là est très important. L’autre objectif est bien sûr d’informer les Alliés.

Comment ces films s’insèrent-ils dans une tradition du cinéma de guerre soviétique ?
V. P. : Il n’y a pas de tradition du cinéma de guerre avant la Seconde Guerre mondiale. À l’exception de quelques opérateurs qui avaient couvert la guerre d’Espagne (c’est le cas de Roman Karmen), la plupart étaient totalement inexpérimentés. Ils partent sur le front pratiquement dès le lendemain de l’invasion allemande, avec un équipement encore peu adéquat : tous ne sont pas encore équipés des petites caméras portatives, copies soviétiques des Eyemo américaines qui se répandent ensuite.

Les Soviétiques ont pu filmer la Shoah beaucoup plus et beaucoup plus tôt que tous les alliés

Ces opérateurs sont soumis à une double hiérarchie : celle du studio, civile, et celle de la direction politique de l’Armée rouge, car ils sont rattachés à un front et une armée précise. D’un côté comme de l’autre, ils reçoivent régulièrement des circulaires ou des instructions sur ce qu’il faut filmer et la façon de le faire. De la part du studio, ils reçoivent régulièrement des comptes rendus de prises de vues indiquant les défauts à corriger. Mais ces deux hiérarchies ne sont pas coordonnées : ce n’est qu’à partir de 1943, après les premiers succès, que les militaires prennent conscience du potentiel médiatique de ce

travail et intègrent véritablement les opérateurs en leur fournissant des moyens de transport, de l’essence et des indications pour savoir où se rendre.

Comment ces archives filmées construisent-elles l'Histoire ?
V. P. : Le dépôt d’archives est vraiment ce qui démontre une conscience historique très forte. Certains responsables du cinéma et, plus encore, certains chefs d’équipe du front étaient parfaitement conscients de filmer des images qui ne pourraient pas être montrées tout de suite, mais qui un jour participeraient de l’écriture de l’histoire du pays. Quelques documents rédigés par des chefs d’équipe du front donnent des instructions très précises aux opérateurs, leur laissant entendre qu’ils sont des témoins de l’histoire. C’est grâce à cela qu’aujourd’hui nous avons ces milliers de kilomètres de pellicule. Néanmoins, on est loin d’avoir tout conservé, et inversement, de pouvoir précisément identifier toutes les archives filmées. Paradoxalement, on sait à la fois que certaines images de charniers, aujourd’hui perdues, ont été tournées, grâce aux journaux tenus par certains opérateurs, tandis que d’autres images, conservées dans les archives, nécessitent de croiser d’autres sources pour pouvoir comprendre à quoi on a affaire. Quoi qu’il en soit, ces images documentent bel et bien la Shoah à l’Est, et le discrédit qui les a touchées jusqu’ici expliquent largement qu’elles soient aussi méconnues. Le reproche le plus fréquent est qu’elles sont des reconstitutions, or cela ne concerne qu’une infime partie de ces archives, et principalement les images d’Auschwitz qui, en effet, ont été tournées après coup, car les opérateurs, à leur arrivée, n’avaient pas de matériel d’éclairage ni de prise de son, et très peu de pellicule.

Quels films parviennent à l’Ouest à l’époque ?
V. P. : L’un des premiers films documentaires envoyé aux États-Unis, La Défaite des troupes allemandes devant Moscou, de Leonid Varlamov et Ilya Kopaline, gagne un Oscar en 1942. Il contient des images de massacres qui sont présentés dans la version soviétique comme le fait de barbares les ayant perpétrés de manière spontanée, aléatoire et aveugle. Dans la version américaine (Moscow Strikes Back), l’intention génocidaire est clairement soulignée. Mais, en 1944, les Soviétiques essaient d’imputer aux nazis les massacres d’officiers polonais à Katyn, perpétrés non loin de Smolensk, en 1940 : ils vont manipuler les images de façon à post-dater ces crimes et à enregistrer de fausses dépositions de témoins. Or les Allemands ont déjà rendu publiques les preuves qu’il s’agit d’une opération du NKVDFermerNarodnyï Kommissariat Vnoutrennykh Diel : Commissariat du peuple aux affaires intérieures. : il s’agit d’un cas typique de guerre des images. À partir de ce moment-là, les images soviétiques seront très mal perçues en Occident.

Maidanek, juillet 1944, dans les semaines suivant la découverte du camp. L'opérateur est sans doute conscient qu'on le photographie dans cette pose hautement symbolique.
Maidanek, juillet 1944, dans les semaines suivant la découverte du camp. L'opérateur est sans doute conscient qu'on le photographie dans cette pose hautement symbolique.

Les images sont-elles pensées comme des preuves juridiques ?
V. P. : Un des autres principaux objectifs de l’enregistrement de ces images réside, en effet, dans la collecte des preuves pour les procès à venir, procès que les Soviétiques imaginent très tôt. Cet objectif judiciaire conduit à filmer très souvent le travail des commissions d’enquête. Photographies et films complètent les dépositions des témoins. C’est notamment le cas des enquêtes menées à propos des opérations d’effacement des preuves des crimes (Sonderaktion 1005 lancée par les nazis à partir de l’automne 1942). Les Soviétiques récupèrent des photographies prises aux Allemands (par exemple de machines destinées à broyer les os), mais surtout, ils filment et enregistrent les témoignages des prisonniers de guerre soviétiques réquisitionnés pour cette tâche. C’est notamment le cas à Babi YarFermerLieu-dit proche de Kiev où les Waffen SS et leurs collaborateurs ukrainiens ont massacré, entre le 29 et 30 septembre 1941, plus de 30 000 civils, principalement juifs ; 70 000 victimes supplémentaires y seront exterminées jusqu’en 1943.. Mais l’avancée de plus en plus rapide de l’Armée rouge à partir de 1944 finit par interrompre ces opérations de destruction des preuves, comme c’est le cas à Klooga, en Estonie. Ici les Allemands, conscients de l’arrivée imminente des Soviétiques, accélèrent à la fois les massacres et l’effacement des preuves, mais sont contraints d’abandonner le site. Les images filmées peu après l’arrivée de l’Armée rouge sont parmi les plus éprouvantes. Il n’y a plus sur les lieux que 80 survivants de bûchers incomplètement calcinés. Ces images seront reprises dans le film présenté par l’accusation soviétique à Nuremberg en février 1946.

Shoah, les oubliés de l'histoire, 53 minutes, Arte (10 novembre, 22 h 30, puis sur arte+7 pendant une semaine), réalisé par Véronique Lagoarde-Ségot, sur une idée de Valérie Pozner et Alexandre Sumpf.

 

Notes
  • 1. Valérie Pozner est directrice de recherche au laboratoire Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité (Thalim, unité CNRS/ENS/Univ. Sorbonne Nouvelle).
Aller plus loin

Coulisses

Les documents présentés dans l’exposition sont le résultat de deux ans de travail d’une équipe de dix chercheurs dans le cadre d’une ANR portant sur l’histoire du cinéma en Union soviétique entre 1939 et 1949. Ce programme comprend plusieurs axes, dont cette exposition sur les images de la Shoah filmée par les opérateurs soviétiques. Ces images proviennent pour l’essentiel des Archives du film et de la photographie documentaire de Krasnogorsk, dont les fonds s’élèvent à plusieurs millions de documents, mais également d’Ukraine et de Lettonie.

Auteur

Lydia Ben Ytzhak

Lydia Ben Ytzhak est journaliste scientifique indépendante. Elle travaille notamment pour la radio France Culture, pour laquelle elle réalise des documentaires, des chroniques scientifiques ainsi que des séries d’entretiens.

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS