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L’épopée des eaux corses
Surexploitation, pollution… à l’échelle mondiale, l’eau douce compte parmi les ressources sous tension. C’est particulièrement vrai dans le bassin méditerranéen où la rareté des stocks disponibles, combinée à leur mauvaise répartition, est, depuis longtemps, sources de préoccupations. Une situation qui pourrait s’aggraver avec l’augmentation de la population le long du littoral, le développement de l’agriculture et du tourisme auxquels s’ajoutent la hausse des températures et la modification des régimes de précipitation dues au changement climatique.
Mieux connaître le cycle de l’eau dans les régions méditerranéennes afin de proposer un mode de gestion plus raisonné, voilà l’objectif de l’équipe d’hydrogéologues du laboratoire Sciences pour l’environnement de Corte (Corse)1. Frédéric Huneau, professeur des universités, et ses collègues mobilisent des outils d’investigation géochimiques et isotopiques hautement sophistiqués pour établir les caractéristiques des masses d’eaux souterraines et évaluer ainsi leur capacité à se renouveler. Un travail d’enquête digne des meilleures séries policières !
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Car il y a bien une histoire des eaux. En effet, toute masse d’eau conserve, dans sa composition, la trace de son parcours depuis le moment où elle s’est infiltrée à l’intérieur du sol à l’état de pluie jusqu’à celui où elle rejoint, au bout de parfois plusieurs millénaires, lacs et rivières. « Par exemple, les eaux chaudes de Pietrapola (Haute-Corse) mettent 9 000 ans pour se charger en soufre et en sodium, et jaillir à une température de 54 °C sous la forme de ces sources thermales si appréciées des curistes », explique Frédéric Huneau.
Pour tirer des informations de l’eau, l’équipe a recours à des analyses chimiques et isotopiques. Ainsi, sa composition en chlorofluorocarbones (CFC) sera un indicateur de son âge. Ce gaz, interdit d’utilisation par le Protocole de Montréal de 1987 en raison des dommages qu’il cause à la couche d’ozone, a vu sa concentration dans l’atmosphère évoluer de manière connue depuis les années 1950. En comparant les relevés des stations d’observation atmosphériques à la teneur en CFC des échantillons d’eau, les chercheurs sont capables de déterminer à quelle époque cette dernière s’est infiltrée en profondeur.
D’autres méthodes de datation existent. « On peut aussi utiliser du tritium, forme d’hydrogène radioactif massivement dispersée dans l’atmosphère au cours des essais nucléaires des années 1960, ou encore, pour les eaux les plus anciennes, faire appel au carbone 14. » Et il est même possible en focalisant les recherches sur l’oxygène 18FermerIsotope de l’oxygène contenu dans la molécule d’H2O., de préciser à quelle altitude et en quelle saison ce processus a débuté !
Vieilles pollutions en réserve
Grâce à ses mesures, l’équipe a pu préciser le cheminement des sources thermales de Pietrapola et expliquer pourquoi l’eau pétillante corse d’Orezza est à ce point chargée en gaz carbonique. Elle a également à son actif la première datation des eaux souterraines qui participent à l’alimentation de la lagune de Biguglia, non loin de Bastia.
Âgée de 70 ans au maximum, cette nappe souterraine s’est avérée avoir été contaminée par du nitrate dont l’équipe a réussi, en combinant des analyses isotopiques de l’azote à des datations d’eaux, à déterminer qu’il était issu de deux vagues de pollution différentes : l’une d’origine agricole dans les années 1950 et 1960, l’autre plus récente, remontant à une vingtaine d’années au plus, causée par des fuites dans les réseaux d’assainissement. Une mauvaise nouvelle pour l’avenir car lorsque surviendra le retour naturel des eaux souterraines vers la lagune, le mélange avec l’eau saumâtre pourrait aboutir à une prolifération d’algues vertes !
Un outil d’aide à la décision
Là ne s’arrêtent pas les recherches des hydrogéologues du groupe Gestion et valorisation des eaux en Méditerranée dont l’objectif premier demeure de proposer des outils d’aide à la décision, transposables d’un site à l’autre en anticipant sur la progression future de la ressource. Ainsi, à Djibouti, ces scientifiques étudient comment la qualité des eaux souterraines évolue dans un contexte aride de surexploitation.
Et en Corse, ils cherchent à évaluer l’impact possible des changements climatiques à venir. « Certes, la Corse est une île montagneuse, largement pourvue en rivières. Mais ces dernières s’avèrent inégalement réparties sur son territoire et sont parfois touchées par la sécheresse au cours de l’été, au moment de la saison touristique », rappelle Frédéric Huneau avant d’indiquer que « le recours aux eaux souterraines pourrait constituer une solution de substitution ». Actuellement, ces dernières ne comptent que pour 60 % dans la consommation de la Corse contre 80 % pour le reste de la France métropolitaine. Constituant un intéressant potentiel que ces chercheurs entendent désormais mieux cerner. ♦
- 1. Unité CNRS/Université de Corse Pasquale-Paoli.