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Le diktat des apparences
(Cet article a été publié dans CNRS Le journal, n° 222-223, juillet-août 2008.)
Inutile d’être grand clerc pour s’en aviser : l’époque, sous nos latitudes, glorifie l’apparence physique. Dire que, pendant des siècles, le corps a été plus ou moins caché, brimé et ravalé au rang d’enveloppe tout juste bonne à redevenir poussière ! « Autant l’Antiquité grecque a exalté le corps sportif, sain et très svelte, autant le Moyen Âge occidental, marqué par l’horizon chrétien promettant une vie meilleure après la mort, a privilégié le salut de l’âme et considéré le corps comme le réceptacle précaire et souffrant de toutes les tares accablant l’humanité (famines, guerres, épidémies…), comme un “objet théologique” (une création de Dieu) qu’il était interdit de toucher, de disséquer… », explique Gilles Boëtsch, dirceteur du laboratoire Environnement, santé, sociétés1. « Le corps médiéval était perçu comme une fatalité, renchérit Bernard Andrieu, du laboratoire Anthropologie bio-culturelle, droit, éthique et santé2. Il fallait le supporter, comme un esclave doit supporter son maître. »
La Renaissance du corps
À la Renaissance, tandis que la démographie repart au galop, changement de décor et des corps dont les représentations s’épanouissent dans l’art. « La Renaissance marque une redécouverte du corps, dit Georges Vigarello, du Centre Edgar Morin3. Ronsard, par exemple, parle de la “divine corpulence”, de l’“odoreuse haleine” des femmes. » Au XVIIe siècle, quand Fénelon blâme la recherche de coquetterie dans son traité sur l’éducation des filles et que Philaminte, dans Les Femmes savantes, s’exclame « Le corps, cette guenille, est-il d’une importance/D’un prix à mériter seulement qu’on y pense ? », « madame de Sévigné n’a de cesse d’insister auprès de sa fille sur les précautions à prendre pour être en bonne santé, garder un teint rose, présenter une apparence agréable…, poursuit Georges Vigarello. L’idéologie des Lumières, elle, valorise le sensible (qui peut aller jusqu’au sentiment), la grâce, le mouvement… » Rousseau plaide pour que l’on n’emmaillote plus les tout-petits, certains médecins enjoignent les femmes de pratiquer la marche de plein air… Le XIXe siècle, maladivement pudibond (la tenue féminine – corset + jupon + jupe longue – doit tout cacher, la masturbation est accusée des pires maux…), n’en voit pas moins le nombre de baignoires publiques passer de 500 à 5 000 à Paris entre 1800 à 1850, même si le bain est jugé immoral. Bref, le souci de soi n’est pas né avec la seconde moitié du XXe siècle et la révolution sexuelle des années 1960. Et « l’histoire de l’Occident est ponctuée de découvertes successives du corps, de ses sensations et de ses apparences », dit Georges Vigarello.
va dans le sens
d’une conquête
individuelle, plus
elle donne de place
au plaisir, au désir
et donc à tout
ce qui touche à la sphère corporelle.
Pour autant, comment expliquer que le corps, subi, redouté et refoulé par puritanisme il n’y a pas si longtemps, ait changé de fond en comble de statut en quelques décennies au point de devenir un objet de culte, un capital à préserver coûte que coûte, un repère identitaire central ? Semblable (r)évolution ne s’est pas faite en un instant. D’abord, depuis le milieu du XIXe s, grâce aux progrès de la médecine et de la technique, le corps n’a cessé de livrer ses secrets. « Il est de mieux en mieux connu, entretenu, soigné, réparé et appareillé, analyse Isabelle Queval, du Centre Edgar Morin. Le recul de la maladie et l’allongement continu de l’espérance de vie dans les pays riches font que l’on vit mieux avec son corps. “Mieux vivre son corps” devient “être son corps”. Autrement dit, on peut agir sur lui, le contrôler, le planifier, le perfectionner, le renouveler… »
Si le corps se taille de nos jours la part du lion dans la culture occidentale, c’est aussi parce que la démocratie, en s’enracinant dans nos sociétés, « a amené les sujets à exister de plus en plus sur le mode de la décision individuelle, insiste Georges Vigarello. En disposant d’une part croissante d’autonomie, chacun peut s’interroger plus finement sur ce qu’il est et ce qu’il a envie de faire. De façon générale, plus une société va dans le sens d’une conquête individuelle, plus elle donne de place au plaisir, au désir et donc à tout ce qui touche à la sphère corporelle ». De la disparition du corset à l’essor des salles de remise en forme et de la chirurgie esthétique, de la découverte du « soleil plaisir » dans les années 1920 à la mise en culture du corps via la fécondation in vitro, de la banalisation des moyens contraceptifs grâce auxquels la féminité n’est plus systématiquement liée à la maternité au succès des produits cosmétiques pour les deux sexes, en passant par les nouveaux rituels hédonistes (massages, spas, thalassothérapies…), le boom de l’alimentation « bio » et celui de la DHEA promesse de jouvence éternelle…, tout concourt, depuis plus d’un siècle, à faire de l’apparence corporelle « le vaisseau amiral de l’identité », assure Isabelle Queval.
Le culte de la minceur
Autre preuve de cette hypervalorisation du corps qui, au gré des normes esthétiques occidentales (lesquelles « tendent à devenir des normes mondialisées », fait observer Gilles Boëtsch), est tenu d’être jeune, sain, ferme, hâlé, équilibré, non dépendant, fonctionnel, performant (la vieillesse ne doit pas se voir)… : l’omniprésence de la minceur dans la mode, les clips, le cinéma, la presse féminine. Dans la construction actuelle de nos principes et de nos éducations corporels, dit Gilles Boëtsch, « l’obèse renvoie au gras, au gros et au lourd. Il est construit socialement sur le principe de la mollesse, du laisser-aller, du non-contrôle de soi. Il est marginal non seulement d’un point de vue médical par les pathologies qui le frappent, mais aussi par l’écart à la norme qu’il signifie dans une société fondée sur l’apparence et la performance. En Afrique, au contraire, un corps féminin opulent s’inscrit dans la notion de “beauté naturelle” ». Malgré d’importantes proportions de personnes en surpoids – estimées en France à 67 % des hommes et 50 % des femmes de 35 à 74 ans4 – ou obèses – 20 % de la même classe d’âge –, le temps est loin où, dans notre société, « être gros montrait l’opulence et l’aisance financière », confirme Estelle Masson, du Centre Edgar Morin. Le gros, en ce début de millénaire, « est soupçonné d’avoir mangé plus que sa part, d’être sans volonté, sans discipline… Les femmes, surtout, semblent avoir intériorisé les préjugés discriminant les gros et valorisant les minces ». La preuve ? 55 % des Françaises ont déjà fait un régime et 70 % estiment qu’afficher une taille de guêpe est une simple question de volonté, alors même que « les nutritionnistes mettent en garde contre les dangers des régimes à répétition et que les psychologues sonnent l’alerte des ravages en termes d’image et d’estime de soi que produit l’impératif de minceur sur les femmes qui n’y parviennent pas ou sur celles qui y parviennent trop bien (anorexie) ».
laide, pour une
fille, constitue une
faute identitaire
majeure dans
notre société.
L’égalité des femmes et des hommes est en principe acquise, mais « les magazines féminins, tout en proclamant à longueur de colonnes que l’essentiel est d’être “soi-même, rayonnante, lumineuse, épanouie…”, continuent d’imposer une image du corps féminin qui convient avant tout au regard masculin, ajoute Véronique Nahoum-Grappe, du Centre Edgar Morin. Être socialement laide, pour une fille, constitue une faute identitaire majeure dans notre société. Sur la plage, on ne condamne pas une femme qui bronze seins nus parce que l’on juge qu’elle transgresse la morale, mais en vertu du principe qu’“une moche n’a pas le droit de se montrer”. Et même au sommet de l’État, on assiste à la rencontre des belles et du trône »…
L’importance sociale de la minceur et de la beauté, et plus largement la recherche obsédante de l’amélioration de son image, trouve aussi son origine dans l’effondrement des grands systèmes religieux et politiques qui offraient autrefois « la possibilité de programmer son existence à travers un “au-delà” (Dieu, le Grand Soir…) en niant son individualité », commente Bernard Andrieu. La crise des idéologies traditionnelles, de la famille, du lien social, de la démocratisation scolaire, de l’économie… conduit le sujet contemporain à « investir son corps de toutes les possibilités de son imaginaire », dit-il. Dans une société « sans transcendance, sans utopie collective » comme la nôtre, le corps constitue « le dernier rempart de l’individu, la seule “matière” sur laquelle s’adosser et dans laquelle s’incarner pour se construire, s’affirmer et s’épanouir ».
D’où vient, alors, la flambée actuelle des pratiques qui mettent en danger un corps porté au pinacle (saut à l’élastique, raids périlleux, descente de rapides…) ? Rien de paradoxal derrière ce phénomène, estime Georges Vigarello. À travers les pratiques physiques extrêmes, « le sujet réinvestit la vieille expérience de la transcendance à l’intérieur même de son corps. Il la rabat sur l’espace intime. Il s’affronte “en lui” à de l’inconnu en faisant de son corps le siège de l’expérimentation d’un “ailleurs” ».
La science au service du rêve
Toujours est-il qu’en vertu de ce « mouvement général de somatisation », chacun et chacune entend « se composer un “corps à soi” remarquable par les autres grâce à tous les moyens techno-scientifiques à sa disposition : alicaments, teintures, crèmes, UV, greffes, implants, tatouages, piercings… , poursuit Bernard Andrieu. C’est pourquoi l’on assiste à une “individualisation infinie” des corps et à ce que j’appelle l’émergence d’une “identité hybridée”, par opposition à l’identité naturelle dont nous héritons de nos parents ». Chaque année, rien qu’en France, entre 150 000 et 200 000 personnes ont recours à la chirurgie esthétique.
de la médecine
réparatrice le
renouvellement
indéfini
de sa santé.
Mais, bien avant l’amélioration visuelle, la chirurgie permet surtout, et de mieux en mieux, de réparer le corps abîmé : toujours dans notre pays, 700 000 prothèses de hanches, 40 000 de genoux et 450 000 implants oculaires sont posés tous les ans, sans compter les greffes de rein, de foie, de cœur… « Chacun espère de la médecine réparatrice le renouvellement indéfini de sa santé, dit le même philosophe. Et il est loisible d’imaginer que la démocratisation des implants biomécaniques et électroniques, comme celle des nanotechnologies, nous métamorphosera peu à peu en Homo orthopedicus au cœur artificiel, au visage recomposé, aux bras bioniques, aux implants cochléaires pour mieux entendre, aux caméras miniatures à la place des yeux… »
Ce corps « augmenté », « artificialisé », au nom d’une efficacité maximale, représente-t-il un progrès pour l’espèce humaine ? Au-delà des questions morales que soulèvent de telles transformations techniques de soi (Comment chaque cyborg restera-t-il maître des pièces qui instrumenteront son corps ? Ces interventions seront-elles pratiquées dès le plus jeune âge ?, etc.), analyse Bernard Andrieu, « l’intégration d’êtres hybrides dans la société interroge la capacité d’adaptation du corps biologique à l’invasion technologique (quelles sont les limites de la “plasticité” du corps ?), tout en posant le problème de l’acceptabilité sociale des hybrides et du bouleversement de la norme actuelle du corps naturel, puisque la normalité d’aujourd’hui deviendra le handicap de demain ». La perspective d’hybrides sans rides le prouve : jamais l’homme n’a eu un tel pouvoir sur son corps. Il faut se demander, conclut Gilles Boëtsch, « si nous ne sommes pas en train de sacraliser le corps, à défaut de sacraliser l’âme ». Miroir, mon beau miroir…
- 1. Unité CNRS/Université Cheikh Anta Diop (Sénégal)/ Université de Bamako (Mali)/Centre national de la recherche scientifique et technologique (Burkina Faso).
- 2. Unité CNRS/Aix-Marseille Univ./EFS.
- 3. Unité CNRS/EHESS.
- 4. Selon l’enquête Mona Lisa (Institut Pasteur de Lille, univ. Louis Pasteur de Strasbourg, Inserm de Toulouse, avec le soutien des laboratoires Pfizer) révélée en juin 2008.
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).