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Comment sauver le pluralisme des médias ?
Il est aujourd'hui beaucoup question de la concentration des médias entre les mains de peu d’acteurs financiers. D’ailleurs, 250 professionnels de la presse, de la télévision et de la radio ont signé une tribune en décembre pour alerter sur le sujet1. La situation menace-t-elle réellement la démocratie ?
Julia Cagé2. On assiste en effet à un fort mouvement de concentration actionnariale, en particulier celle réalisée par Vincent Bolloré (actionnaire à 27 % de Vivendi, groupe français spécialisé dans les contenus, les médias et la communication, NDLR), précisément visé dans cette tribune.
Or le pluralisme des médias est un principe constitutionnel. Et le journalisme n’est pas un métier comme les autres : il a un rôle d’information et d’animation de la vie publique. C’est pourquoi des lois spécifiques ont été adoptées pour protéger son indépendance : par exemple la « clause de conscience » et la « clause de cession », qui permettent à des journalistes de quitter leur rédaction, dans de bonnes conditions, en cas de changement de ligne éditoriale ou de propriétaire de l’entreprise éditrice.
Votés par le Parlement français en 1935, ces dispositifs ont permis pendant des décennies de faire vivre le pluralisme. Lorsqu’un journaliste était empêché de faire son travail par sa direction — ou avait le sentiment de ne plus pouvoir y travailler librement —, il la quittait et allait le faire ailleurs. Mais ce système ne fonctionne plus si une poignée de grands patrons et d’actionnaires possèdent 90 % des entreprises d’information !
On objecte parfois qu’il n’y a jamais eu autant de médias alternatifs, notamment sur Internet. Mais cette concurrence est illusoire. Lorsque vous analysez la situation en termes de parts de marché, il saute aux yeux que les chaînes d’info, de radio et les journaux dits « mainstream » restent ultra dominants. Si un journaliste se brouille avec eux, même pour de bonnes raisons, les options qui lui restent pour vivre de son métier sont rapidement limitées.
Vous évoquez aussi régulièrement les attaques répétées de certains actionnaires contre l’indépendance des journalistes via la loi…
J. C. En effet. Ils profitent notamment de dispositifs législatifs et réglementaires adoptés en France et en Europe ces dernières années pour protéger ce que l’on appelle le secret des affairesFermerDepuis la loi de 2018, il consiste en la protection des informations non divulguées de caractère stratégique. Elle couvre aussi bien un savoir-faire, qu'une stratégie commerciale, une information économique, technologique, scientifique, contre une appropriation illicite par le vol, la copie non autorisée, ou encore l'espionnage économique. Selon les sociétés de journalistes, le texte contient des dispositions qui font échec à la liberté d'expression et de communication., mais aussi, par exemple, pour protéger les forces de l’ordre lors des manifestations.
Du fait de formulations parfois ambigües, de mots d’ordre trop généraux pour être sérieusement débattus — comme le « droit à la sécurité », à « la propriété »… —, ces textes font malheureusement régulièrement obstacle au travail des journalistes, alors que ce qu’il faudrait protéger en priorité, c’est le secret des sources ! Ces dernières années, on a notamment vu se multiplier des arrestations illégitimes et arbitraires de reporters indépendants dans des manifestations. De grandes entreprises instrumentalisent aussi ce type de loi pour attaquer et intimider des journalistes dont le travail leur a déplu. C’est ce qu’on appelle une « procédure-bâillon » : même si l’enquête est de qualité, les rédactions et plus encore les journalistes indépendants n’ont pas les moyens de financer des années de procès pour se défendre.
Pour revenir à la concentration des médias, il a déjà eu des situations similaires en France.En quoi celle déplorée aujourd’hui est-elle différente de celle réalisée, par exemple, par Robert Hersant dans les années 1970/1980 ?
J. C. L’empire du « papyvore », comme on le surnommait, était en presse quotidienne régionale et départementale. Malgré des investissements dans des titres nationaux, il n’a jamais acquis la force de frappe des grands propriétaires actuels de médias qui se développent notamment dans le secteur audiovisuel.
La télévision reste le média le plus prescripteur, que ce soit en termes d’influence politique ou de comportements d’achat par exemple. Par ailleurs, ce n’est pas parce que la situation était mauvaise avant qu’il faut accepter les dérives actuelles ! En 1986, le Parlement français a adopté une loi dite « relative à la liberté de communication » pour contrer les ambitions monopolistiques de Robert Hersant. Elle définit des seuils de concentration maximale, permet au CSA de contrôler le temps de parole des politiques, etc. Ce que nous soulignons aujourd’hui, avec mon coauteur Benoît Huet dans L'information est un bien public (Seuil, 2021), c’est que cette loi, mise en place alors qu’il n’existait qu’une dizaine de chaînes de télévision, n’est plus adaptée à la réalité du paysage médiatique.
Elle ne traite que de la diffusion hertzienne et de la presse papier, et ne concerne que les concentrations dites « horizontales » (par exemple, pour un même propriétaire, le nombre de canaux où diffuser une chaîne est limité à sept. Des seuils de détention du capital et des droits de vote ont ensuite été fixés. Mais un plafond de part d’audience réelle n’est toujours pas pris en compte, NDLR).
Or aujourd’hui, un groupe de médias se décline sur bien plus de supports et dépend davantage de phénomènes de concentration « verticaux » incluant tant la production que la distribution et la diffusion. Enfin, il me semble que Robert Hersant imposait certes une ligne éditoriale à ses titres de presse, mais pas avec l’intransigeance et les méthodes de quelqu’un comme Vincent Bolloré aujourd’hui.
Pourquoi lui consacrez-vous votre dernier livre, Pour une télé libre. Contre Bolloré ?
J. C. La stratégie d’investissement déployée par son groupe, Vivendi, ces dernières années, témoigne d’une ambition hégémonique sans précédent. Outre la chaîne d’information Cnews et le groupe Canal+, Vincent Bolloré a pris le contrôle de Prisma Média (Capital, Geo, Gala…), de Lagardère (Europe 1, Paris Match, Le Journal du Dimanche…) et lorgne désormais Le Figaro. Vivendi est par ailleurs devenu un poids lourd de l’édition, envisageant encore de rapprocher les maisons Editis et Hachette Livre.
Cette fusion rassemblerait Grasset, Fayard, Larousse, Hatier, Calmann-Lévy… et bien d’autres encore ! Jamais un groupe n’aurait contrôlé à lui-seul autant de médias, et de médias aussi influents auprès d’un large public. C’est d’autant plus grave que les prises de contrôle de Vincent Bolloré s’accompagnent d’atteintes à la qualité de l’information, au pluralisme et à la liberté d’expression. À la télévision notamment, des talk-shows se substituent aux programmes d’investigation, et le temps d’antenne consacré à des invités de droite et d’extrême droite explose selon une étude que j'ai codirigée en 20213.
Les journalistes qui osent critiquer cette ligne éditoriale risquent d’être placardisés, voire poussés vers la sortie. Même des politiques et intellectuels y réfléchissent à deux fois, de peur d’être boycottés par cet empire médiatique. Le climat est si anxiogène que certains prennent les devants et s’autocensurent : les éditions Plon ont par exemple renoncé à publier une biographie critique d’Éric Zemmour, par peur de subir les foudres de Vincent Bolloré qui selon moi lui a déroulé un tapis rouge sur ses chaînes.
La fusion des groupes TF1 et M6, actuellement discutée au Sénat, aggraverait-elle la situation ?
J. C. Ces entités détiennent actuellement dix chaînes de télévision à elles deux. La loi française de 1986, évoquée plus haut, les obligerait certes à se délester de trois d’entre elles pour respecter le seuil de concentration. Mais quand bien même : en regroupant des mastodontes comme TF1, LCI, TMC, M6, W9 et d’autres encore, un même groupe audiovisuel contrôlerait environ un tiers de l’audience globale et trois quarts des parts de marché correspondant à des programmes d’information !
Ce serait une atteinte sans précédent au pluralisme. Un argument avancé en faveur de ce type de fusion est la nécessité que nous aurions de constituer des champions nationaux, pour concurrencer d’autres géants hégémoniques à l’international — comme Netflix, Disney, Amazon… Mais les maths ne collent pas : pour prendre un seul exemple, la capitalisation boursière de TF1 et de M6 représenterait environ 2 milliards d’euros, contre 220 milliards de dollars pour Netflix, 310 milliards pour Disney ou encore… 1 661 milliards pour Amazon !
On pourrait multiplier les comparaisons : nos « champions nationaux » seraient condamnés à rester insignifiants à l’international, tandis que nous aurions sacrifié un pluralisme essentiel à la bonne santé démocratique de nos médias.
L'essor d'Internet et des plateformes impose-t-il de nouvelles formes de régulation ?
J. C. Il faut sortir de la logique des supports. Une grande partie des problèmes actuels découlent du fait d’avoir séparé la régulation de la presse papier, de la télévision, de la radio, aujourd’hui d’Internet… Mais il n’y a plus tellement de sens à appréhender les médias en fonction de leur format, plutôt qu’en fonction de leur mission d’information.
Le site internet de Médiapart n’est pas si différent du journal Le Monde ou du Figaro Magazine. Quand BFMTV décline ses émissions en ligne, sur YouTube ou Twitch par exemple, elle ne cesse pas de faire de la télé. Nous gagnerions donc à appréhender les médias comme des plateformes et des acteurs « systémiques », en s’inspirant de ce que Thierry Breton, commissaire européen en charge du numérique et de l’audiovisuel, a proposé pour la régulation des GafamFermerAcronyme formé à partir des initiales des cinq entreprises les plus puissantes du monde de l'internet occidental : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.. Concrètement, à partir du moment où un média d’information a une audience importante et capte une grande part de notre temps d’attention, il devrait être régulé, quels que soient par ailleurs son format et sa méthode de diffusion.
Je crains cependant que, au lieu d’emprunter cette voie, on continue de faire la même erreur en inventant des régulations dédiées pour Internet, YouTube, Facebook, etc. Il existe certes des problèmes spécifiques : les révélations récentes de la lanceuse d’alerte Frances Haugen à l’encontre de Facebook (les fameux "facebook files", en novembre 2021, NDLR), ont encore confirmé la nécessité d’une transparence des algorithmes de recommandation. Mais il me semble essentiel de penser aussi la régulation des médias dans leur ensemble.
Comment aller plus loin pour défendre une économie médiatique pluraliste et au service de la démocratie ?
J. C. Dans Sauver les médias (Seuil, 2015), je proposais de créer un statut de « société de médias à but non lucratif » qui serait une sorte d’intermédiaire entre une Fondation et une Société par actions. L’idée est tout la fois de garantir un financement viable — en encourageant les dons et le mécénat notamment — et de délester les rédactions d’un impératif de rentabilité, difficilement compatible avec la production d’une information de qualité.
L’enjeu est aussi de démocratiser la propriété des médias : en limitant le droit de vote des gros donateurs, en renforçant à l’inverse celui des petits actionnaires, etc. Dans L’information est un bien public, avec Benoît Huet, nous proposons également la création de « Bons pour l’indépendance des médias » qui remplaceraient les aides à la presse actuelles et donneraient à chaque citoyen la possibilité d’allouer l’aide publique aux médias de son choix. L’objectif est là encore de démocratiser la propriété des médias et de mieux prendre en compte le caractère public de leur mission d’information.
Nous proposons également d’introduire de nouvelles contreparties aux aides à la presse et à l’attribution de fréquences audiovisuelles, notamment l’obligation d’impliquer les journalistes dans la gouvernance et l’évolution de leur entreprise, de faire preuve de davantage de transparence sur l’actionnariat, notamment auprès du grand public, et d’allouer un investissement minimum au développement des équipes de rédaction, pour garantir la production d’une information de qualité, respectueuse de la déontologie propre à ce métier. De telles initiatives permettraient en outre de restaurer une confiance — souvent brisée, et malheureusement parfois pour de bonnes raisons — entre le grand public et les médias. ♦
À lire
Pour une télé libre. Contre Bolloré, Julia Cagé, Seuil, 2022, 96 p., 4,50 €.
L'information est un bien public. Refonder la propriété des médias, Julia Cagé et Benoît Huet, Seuil, 2021, 264 p., 15 €.
Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie, Seuil, 2015, 128 p., 11,80 €.
- 1. Le Monde, tribune collective du 15 décembre 2021 qui débutait ainsi : « Aujourd’hui, un seul et même groupe (Vivendi), piloté par un seul et même industriel (Vincent Bolloré), contrôle de nombreuses chaînes de télévision (Canal+, CNews, C8, CStar, Planète+, Télétoon+, Infosport+, etc.), une radio (Europe 1), des journaux (Le Journal du dimanche, Paris Match), (...) des maisons d’édition (Editis et, potentiellement, Hachette) ainsi que Prisma, le premier groupe français de presse magazine (Capital, Femme actuelle, Geo, Ça m’intéresse, Télé-Loisirs, Voici, etc.). »
- 2. Professeure d’économie au Science Po Department of Economics (unité CNRS/Sciences Po) et chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Sciences Po).
- 3. "Hosting Media Bias: Evidence from the Universe of French Television and Radio Shows, 2002‐2020", Julia Cagé, Moritz Hengel, Nicolas Hervé et Camille Urvoy, Document de travail Sciences Po Paris, 2021. Voir aussi la conférence https://sticerd.lse.ac.uk/_new/events/event/?index=8165.
Voir aussi
Auteur
Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.