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Neutrinos : le meilleur est à venir
« J’ai fait une chose terrible, j’ai postulé une particule qui ne peut être détectée. » Wolfgang Pauli aurait ainsi plaisanté en 1930, après avoir imaginé le neutrino pour régler un problème de perte d’énergie observé dans la mesure de la radioactivité bêta. Grand bien lui en a pris ! Découvert en 1956, le « petit neutre » n’a depuis eu de cesse de surprendre les spécialistes de l’infiniment petit. Doté de propriétés singulières, il est à la croisée des questions les plus fondamentales sur la structure de la matière et le destin de l’Univers. Confirmation encore il y a quelques mois avec la publication des derniers résultats de l’expérience Double Chooz qui s’achève au Laboratoire neutrino de Champagne-Ardenne1. Et à cette occasion, son directeur Anatael Cabrera a proposé un tout nouveau dispositif pour détecter cette insaisissable particule.
Une particule insaisissable
Car l’étude des neutrinos est une véritable gageure. Chaque seconde, ils sont 60 milliards à traverser chaque centimètre carré de notre planète sans laisser la moindre trace. En « attraper » rien qu’une poignée nécessite par conséquent des expériences aussi imposantes que subtiles, et une sacrée dose d’ingéniosité ! Mais le jeu en vaut la chandelle. Entre 1998 et 2001, les physiciens ont en effet découvert que les trois espèces de neutrinos connues se transforment les unes dans les autres. On dit que les neutrinos oscillent. Une découverte totalement inattendue et qui, selon les théoriciens, signifie que les neutrinos ont une masse. Or d’après l’actuel modèle standard de la physique des particules, la masse des neutrinos est censée être nulle. Quelque chose d’important semble donc nous échapper…
La clé de l’énigme réside en partie dans la détermination de ce que les spécialistes appellent les trois angles de mélange ; des paramètres qui caractérisent la propension des neutrinos à se transformer d’une espèce dans une autre. Les deux premiers ont été mesurés lors de la découverte des oscillations en observant les neutrinos solaires et atmosphériques. Pour mesurer le troisième, appelé θ13, le plus difficile à évaluer parce que le plus petit – on le pensait nul à l’époque – les physiciens de huit pays ont imaginé Double Chooz. Cette expérience installée auprès de la centrale nucléaire de Chooz, dans les Ardennes, en étroite collaboration avec EDF, a été conçue pour mettre en évidence la disparition des antineutrinos électroniques émis par les réacteurs.
Et Double Chooz mesura le troisième angle
En 2011, Double Chooz livre les premiers indices d’une valeur non nulle de θ13. Et en 2012, c’est son alter ego chinois, Daya Bay, qui avec un volume de détection dix fois plus gros, apporte la première preuve indubitable de cette nouvelle oscillation. Comme l’indique Anatael Cabrera, « cette expérience qui d’une certaine manière devait prendre le relais pour des mesures de grande précision a finalement signé la découverte. »
Pour autant, les chercheurs de Double Chooz ne se sont pas découragés, transformant au fil des années une expérience initialement modeste en une impressionnante machine de précision. Pour ce faire, ils ont notamment créé un système capable de détecter la moindre capture d’un neutron par un noyau d’atome au sein du liquide de détection – l’un des deux événements signant la collision d’un antineutrino au sein du détecteur. Résultat : une augmentation d’un facteur 2,5 de la sensibilité de l’expérience qui, couplée à une analyse raffinée de toutes les incertitudes de mesures, a permis une mesure considérée comme une référence de justesse de l’angle de mélange.
La valeur ainsi déterminée apparaît un peu plus grande que celle annoncée précédemment par Daya Bay. Or, plus les angles de mélange entre neutrinos sont grands, plus ces derniers sont de bons candidats pour expliquer le fait qu’il y ait quelque chose dans l’Univers… plutôt que rien.
La violation de CP, clé de notre existence ?
En effet, selon les cosmologistes, matière et antimatière ont été créées en même quantité au moment du big bang. Mais l’une et l’autre s’annihilant mutuellement en rayonnement quand elles entrent en contact, l’Univers, à l’exception de ce rayonnement, aurait dû se retrouver intégralement vide une fraction de seconde après le big bang. Or, nous sommes là pour en témoigner, il demeure dans le cosmos un petit reliquat de matière, signe qu’un mécanisme a favorisé cette dernière dans les premiers instants.
Appelé violation de CP par les spécialistes, ce mécanisme fait qu’au niveau le plus fondamental, matière et antimatière ne partagent pas exactement les mêmes comportements. Observé dès le milieu du siècle dernier au niveau des quarks, les constituants des protons et neutrons, il ne permet cependant pas à lui seul d’expliquer le niveau d’asymétrie matière/antimatière observé actuellement dans l’Univers. En revanche, depuis quelques années, les indices s’accumulent en faveur d’une violation de CP bien plus importante au niveau des neutrinos, comme en attestent les dernières mesures d’angles de mélanges.
Pour en apprendre davantage, plusieurs expériences s’apprêtent à mesurer avec une précision accrue les propriétés des neutrinos et des antineutrinos. C’est notamment le cas des expériences Juno en Chine, Dune aux États-Unis et Hyper-Kamiokande au Japon, dont les démarrages sont prévus dans le courant de cette décennie. Mais pour atteindre le niveau de performance requis, leurs détecteurs atteignent désormais des tailles gigantesques – la cuve de Juno, remplie de 20 000 tonnes de liquide scintillant, a un diamètre de 35 mètres !
LiquidO : un détecteur sans liquide
Et de nouvelles méthodes de détection sont maintenant à l’étude. C’est tout l’enjeu du projet LiquidO imaginé en 2013 et lancé l’année dernière par 30 scientifiques de 18 institutions et 10 pays2. Depuis les années 1950, la traque des neutrinos s’est faite via d’immenses cuves remplies de liquide transparent au sein duquel ces particules, en interagissant avec les atomes en présence, produisaient une maigre lumière recueillie à l’aide de photomultiplicateurs placés tout autour. « Si cette technique a largement fait ses preuves, la distance de plusieurs mètres entre le point d’interaction et le lieu de la détection a pour conséquence le recueil d’une information très parcellaire », explique Anatael Cabrera, porte-parole de LiquidO. D’un mot, on sait qu’un neutrino est passé, mais la photo de ce passage demeure extrêmement floue.
Pour faire mieux, les chercheurs de LiquidO ont rompu avec soixante-dix ans de stratégie de détection des neutrinos. Plutôt qu’un liquide transparent et une détection éloignée, ils proposent d’utiliser un matériau opaque au sein duquel les photons émis lors d’une interaction avec un neutrino demeurent piégés dans un minuscule volume de moins d’un centimètre de côté. Ils sont alors détectés in situ via un maillage de fibres optiques placé au sein du matériau scintillant. À la clé : une résolution sans précédent pour imager les processus élémentaires qu’entraîne le passage d’un neutrino dans le détecteur. Comme le précise l’expérimentateur, « le principe de détection est en cours de validation sur un prototype, et des demandes sont en cours pour financer un démonstrateur de cinq tonnes d’ici quatre ou cinq ans. »
Fanny Farget, directrice scientifique adjointe à l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules du CNRS, commente : « C’est une technique très novatrice dont l’intérêt réside dans le fait de pouvoir envisager des volumes de détection plus petits. Par ailleurs, une détection au plus près de l’interaction signifie également une réduction drastique du bruit expérimental, d’où la possibilité d’expériences qu’on n’aurait plus à enterrer à des centaines de mètres sous terre afin de les protéger des rayonnements parasites. » Si LiquidO se mue à terme en un détecteur opérationnel, les scientifiques s’enthousiasment déjà de la physique qu’il permettra d’adresser. « À la clé : un test de la symétrie dite CPT censée être respectée par l’ensemble des processus élémentaires. En cas de violation, c’est toute la physique fondamentale qu’il faudrait remettre en cause. » On n’en est certes pas là. Mais avec la brèche ouverte il y a vingt ans dans la théorie des particules élémentaires par l’observation des oscillations de neutrinos, ces derniers sont définitivement devenus les enfants terribles de la physique. Affaire à suivre ! ♦
À lire sur notre site
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- 1. Unité CNRS/CEA.
- 2. La partie française de LiquidO regroupe 18 scientifiques (11 chercheurs, 5 ingénieurs et 2 doctorants) de 4 laboratoires de l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules du CNRS : Emmanuel Chauveau, Christine Marquet, Axel Pin (D), Michael Pravikoff et Mathieu Roche (I) du Centre d'études nucléaires de Bordeaux Gradignan (CNRS/Univ. de Bordeaux), José Busto du Centre de physique des particules de Marseille (CNRS/Aix-Marseille Université), Mathieu Bongrand, Christian Bourgeaois (I), Dominique Breton (I), Anatael Cabrera, Pia Loaiza, Diana Navas-Nicolás, Jihane Maalmi (I), Noe Roy (D) et Laurent Simard du Laboratoire de physique des 2 infinis Irène Joliot-Curie (CNRS/Univ. Paris-Saclay), Jean-Sebastien Stutzmann (I), Benoît Viaud et Fréderic Yermia du Laboratoire de physique subatomique et des technologies associées (Subatech, unité CNRS/Univ. de Nantes/IMT Atlantique).
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Auteur
Né en 1974, Mathieu Grousson est journaliste scientifique. Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, il est également docteur en physique.
Commentaires
Très clair, informatif,
Phil Alleaume le 9 Septembre 2020 à 14h13Bonjour,
laurent pagani le 29 Septembre 2020 à 10h06Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS