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« Nous reproduisons en laboratoire la fusion au cœur des étoiles »

Dossier
Paru le 27.10.2023
Une année sous le signe de la physique

« Nous reproduisons en laboratoire la fusion au cœur des étoiles »

02.02.2023, par
Vue d’artiste de deux étoiles à neutrons entrant en collision.
Grâce à un protocole expérimental inédit, des scientifiques renouvellent notre compréhension des réactions de fusion nucléaire dans les étoiles. Avec des conséquences sur l’évolution stellaire et l’abondance des éléments dans l’Univers, comme nous l'explique la physicienne Sandrine Courtin.

Vous êtes physicienne nucléaire et vous vous intéressez à la fusion au sein des étoiles. Pourquoi ?
Sandrine Courtin1. La naissance d’une étoile résulte d’un effondrement de matière sur elle-même sous l’effet de sa propre gravité. Lorsqu’une certaine densité est atteinte, sous l’effet de la température, des réactions de fusion entre les noyaux atomiques présents dans le milieu se produisent. Libérant une gigantesque quantité d’énergie, ces réactions contrebalancent la gravité, créant un état d’équilibre qui perdure tant que subsiste du « carburant » au sein de l’étoile. Une fois celui-ci consommé, l’étoile finit sa vie en s’effondrant sur elle-même ou selon différents scénarios qui dépendent des caractéristiques de l’astre, comme sa masse initiale. Ainsi, la compréhension des réactions de fusion qui se produisent au sein d’une étoile est essentielle pour comprendre son évolution.

Deux étoiles massives composent le système Eta Carinae dans la nébuleuse de la Carène (image composée à partir de données des télescopes spatiaux Hubble – blanc et bleu cyan – et Chandra – violet –). En orbite l’une autour de l’autre, leurs interactions produisent des «vents stellaires» de plusieurs millions de kilomètres par heure.
Deux étoiles massives composent le système Eta Carinae dans la nébuleuse de la Carène (image composée à partir de données des télescopes spatiaux Hubble – blanc et bleu cyan – et Chandra – violet –). En orbite l’une autour de l’autre, leurs interactions produisent des «vents stellaires» de plusieurs millions de kilomètres par heure.

Cette compréhension est également cruciale pour expliquer l’abondance des différents éléments dans l’Univers ?
S. C. En effet, au moment du Big Bang, la nucléosynthèse primordiale a essentiellement engendré de l’hydrogène, un peu d’hélium et du lithium à l’état de trace. Les éléments suivants de la classification périodique ont été créés dans les réactions de fusion au sein des étoiles, du moins jusqu’au fer et au nickel. Les éléments encore plus lourds résultent de processus encore plus énergétiques dans les étoiles à neutrons ou les supernovæ par exemple. Quoi qu’il en soit, comprendre les réactions de fusion dans les étoiles, c’est comprendre l’origine des éléments, en particulier le carbone et l’oxygène, qui sont indispensables à la vie. 

Qu’est-ce que plus précisément une réaction de fusion nucléaire ?
S. C. C’est une réaction entre deux noyaux atomiques qui après être entrés en collision fusionnent pour donner d’autres éléments. Pour que de telles réactions aient lieu, il faut que les noyaux initiaux soient animés d’une énergie cinétique leur permettant de vaincre la répulsion électrostatique qui s’exerce entre eux. Une fois cette barrière passée, l’interaction nucléaire forte, qui est une force attractive à courte portée, prend le relais d’où la fusion. 

Comprendre les réactions de fusion dans les étoiles, c’est comprendre l’origine des éléments, en particulier le carbone et l’oxygène, qui sont indispensables à la vie.

À noter que dans les étoiles, la température n’est pas assez élevée pour que l’énergie cinétique des noyaux leur permette de sauter la barrière électrostatique qui s’oppose à leur fusion de manière classique. Celle-ci se produit néanmoins grâce à un effet purement quantique, l’effet tunnel, qui permet en quelques sortes aux particules de passer à travers la barrière. La probabilité d’occurrence de l’effet tunnel est extrêmement faible. Mais au sein des étoiles, elle est contrebalancée par un effet de nombre. C’est à ces réactions nucléaires dites « de basse énergie » que je m’intéresse.

illustration de la pré-supernova Cassiopée A et de ses couches internes, juste avant son explosion il y a plus de 300 ans : un noyau de fer (bleu), recouvert de soufre et de silicium (vert), puis de magnésium, néon et oxygène (rouge).
illustration de la pré-supernova Cassiopée A et de ses couches internes, juste avant son explosion il y a plus de 300 ans : un noyau de fer (bleu), recouvert de soufre et de silicium (vert), puis de magnésium, néon et oxygène (rouge).

Lesquelles précisément ?
S. C. Ces dernières années, j’ai conduit une série d’expériences visant à déterminer la probabilité d’occurrence, en fonction de l’énergie mise en jeu, de la réaction de fusion de deux atomes de carbone. Cette réaction, qui se produit dans les étoiles dont la masse est typiquement supérieure à huit masses solaires, est très importante pour au moins deux raisons. D’une part pour déterminer l’abondance du carbone dans l’Univers. En effet, dans les étoiles, le carbone est à la fois produit par fusion de trois noyaux d’hélium via une résonance, en même temps qu’il est détruit, en particulier par fusion de deux noyaux de carbone, ou par fusion d’un noyau de carbone et d’un noyau d’oxygène. L’abondance du carbone dépend donc in fine de l’équilibre entre ces différentes réactions. D’autre part, la réaction carbone-carbone est d’une certaine manière la porte d’entrée qui permet ensuite la production de l’ensemble des éléments suivants de la classification périodique.

La réaction carbone-carbone est d’une certaine manière la porte d’entrée qui permet ensuite la production de l’ensemble des éléments suivants de la classification périodique.

Et les propriétés de cette réaction carbone-carbone n’étaient pas bien connues jusqu’alors ?
S. C. Pour les déterminer, on peut en principe les calculer dans le cadre de la théorie quantique. Cela conduit parfois à des équations extrêmement difficiles à résoudre, sur lesquelles les théoriciens avancent pas à pas dans le cadre d’hypothèses, comme l’existence d’agrégats dans les noyaux, qui conduisent à des résultats qu’il faut encore étayer. L’autre possibilité est de reproduire au laboratoire les conditions qui prévalent dans les étoiles et de mesurer directement la probabilité que telle ou telle réaction se produise.

Ce qui n’a rien d’évident…
S. C. En effet ! Il s’agit d’expériences réalisées en accélérateur, qui consistent à projeter un faisceau de noyaux de carbone sur une cible du même élément et à mesurer les caractéristiques des produits de fusion, d’où l’on déduit les propriétés de la réaction elle-même. Lorsque deux noyaux de carbone fusionnent, cela engendre un noyau de magnésium qui se désintègre rapidement pour donner soit un noyau de néon, un noyau d’hélium (dit particule alpha), et des photons de haute énergie (des rayons gamma), soit un noyau de sodium, un proton et des gamma.

La fusion du carbone dans les étoiles (ici U Camelopardalis, une géante rouge en fin de vie dans un nuage de gaz qu’elle a ejectés) a lieu à des énergies très basses pour la physique nucléaire.
La fusion du carbone dans les étoiles (ici U Camelopardalis, une géante rouge en fin de vie dans un nuage de gaz qu’elle a ejectés) a lieu à des énergies très basses pour la physique nucléaire.

Depuis une cinquantaine d’années, pour remonter aux propriétés de la fusion initiale, les expérimentateurs mesuraient soit les particules – alpha et protons –, soit les gamma. Cela étant, la probabilité qu’une réaction carbone-carbone se produise est si faible que les signaux associés étaient noyés dans un bruit expérimental intense, d’où des incertitudes de mesure très importantes. En particulier, aux énergies d’intérêt pour l’astrophysique, le signal dominant est celui engendré par la fusion de noyaux de carbone avec les noyaux de deutérium issus de l’humidité résiduelle extrêmement faible des installations expérimentales pourtant sous vide !
 
C’est dans ce contexte que vous avez imaginé une expérience innovante ?
S. C. Tout l’enjeu est d’être capable de sélectionner correctement les événements expérimentaux à enregistrer. Sur le papier, la meilleure façon de le faire est de mesurer simultanément les particules et les gamma lorsque ceux-ci sont dits « en coïncidence ». C’est alors la garantie que l’ensemble est bien issu de la réaction à étudier, et non pas d’une réaction parasite. Sauf que personne ne l’avait jamais fait au risque d’éliminer tellement de signal qu’il n’y aurait plus rien à mesurer. Notre audace a été de considérer qu’en se mettant dans des conditions expérimentales optimales, notamment en utilisant des faisceaux intenses, la mesure serait possible. En 2014, nous avons testé l’idée avec une équipe américaine avec l’accélérateur du Laboratoire national d’Argonne, près de Chicago. Les résultats obtenus nous ont convaincus de l’intérêt de monter une expérience dédiée.
 
Et cela n'a pas été si simple...
S. C. En effet, nous avions ensuite calculé qu’il faudrait accumuler des données d’accélérateur pendant plusieurs mois, quand une expérience de physique nucléaire standard dure typiquement une seule semaine. Par chance, un nouvel accélérateur de particules était alors en passe de démarrer au Laboratoire de physique des 2 infinis Irène Joliot-Curie2 qui s’est montré intéressé. En parallèle, j’ai demandé à des collègues des universités d’York et de Surrey s’ils seraient partants pour une collaboration incluant leurs détecteurs gamma, ce à quoi ils ont répondu positivement. Il y avait urgence car dans un domaine ultra-concurrentiel, nos résultats préliminaires avaient aiguisé les appétits !

L’expérience Stella de l’IPHC à Strasbourg est installée auprès de l’accélérateur Andromède à Orsay (IJCLab). À droite, la chambre est entourée de détecteurs gamma LaBr3.
L’expérience Stella de l’IPHC à Strasbourg est installée auprès de l’accélérateur Andromède à Orsay (IJCLab). À droite, la chambre est entourée de détecteurs gamma LaBr3.

La suite, c’est Stella, une magnifique collaboration internationale entre des laboratoires de l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3) du CNRS, et des universités anglaises et américaines, au sein de laquelle ont travaillé de concert des chercheurs, des ingénieurs et des techniciens formidables, en particulier de l’Institut pluridisciplinaire Hubert Curien (IPHC).
 
Quels ont été les principaux défis de Stella ?
S. C. C’est globalement une expérience où tout est poussé à la limite. En général, l’intensité des faisceaux de ce genre d’expériences est de l’ordre du nano-ampère. Dans notre cas, elle était 1 000 fois plus intense. Pour que nos cibles épaisses de quelque 100 nanomètres tiennent, il a fallu de plus les monter sur une roue tournant à 1 000 tours par minute afin de les refroidir. Nous avons également particulièrement soigné la qualité de notre vide pour réduire le bruit, de même que notre électronique de déclenchement. Enfin, pour l’analyse de nos données, nous avons eu recours à des techniques de physique des particules, domaine habitué à extraire des signaux d’un bruit expérimental particulièrement intense.

Les nouveaux paramètres que nous avons mesurés pour la réaction carbone-carbone ont notamment une incidence sur la production dans les étoiles de l’aluminium, du baryum et du strontium. Ils peuvent également changer les scénarios de fin de vie de certains astres.

Quels ont été les résultats de Stella et que changent-ils ?
S. C.
 Dans toute la plage d’énergie correspondant aux conditions d’étoiles entre douze et vingt-cinq masses solaires, nous avons apporté une précision sans précédent. Cela va avoir des conséquences sur les résultats des modèles d’évolution stellaire, jusqu’alors fondés sur des données théoriques imparfaites. Plus précisément, les nouveaux paramètres que nous avons mesurés pour la réaction carbone-carbone ont notamment une incidence sur la production dans les étoiles de l’aluminium, du baryum et du strontium. Ils peuvent également changer les scénarios de fin de vie de certains astres. Ces analyses sont en cours avec, en particulier, des collègues de l’université de Genève.

Quelle suite allez-vous donner à vos travaux ?
S. C. Après avoir étudié la réaction de fusion carbone-carbone, nous souhaitons nous attaquer à la réaction carbone-oxygène impliquant un faisceau d’oxygène projeté contre une cible de carbone, avec une équipe qui grandit à l’IPHC, avec l’arrivée d’une nouvelle chercheuse cette année. C’est une réaction plus difficile à analyser car les voies de désintégration sont plus diverses que dans le cas carbone-carbone. Puis à l’horizon de cinq à dix ans, nous espérons pouvoir étudier la réaction de fusion oxygène-oxygène, beaucoup plus complexe à mettre en œuvre expérimentalement et pour laquelle il n’existe à ce jour pas vraiment de données cohérentes. Nous n’en sommes qu’au début ! ♦

Notes
  • 1. Directrice de l’Institut pluridisciplinaire Hubert Curien (IPHC – unité CNRS/Université de Strasbourg).
  • 2. Unité CNRS/Université Paris Saclay/Université Paris Cité.
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Auteur

Mathieu Grousson

Né en 1974, Mathieu Grousson est journaliste scientifique. Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, il est également docteur en physique.

 

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