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« Les émotions façonnent nos démocraties capitalistes »

« Les émotions façonnent nos démocraties capitalistes »

01.09.2025, par
Temps de lecture : 14 minutes
Et si l’espoir, la colère, l’envie étaient les réels moteurs de nos vies collectives ? Spécialiste des émotions, la sociologue Eva Illouz explique la façon dont nos états d’âme ont envahi le débat public et politique dans les sociétés démocratiques.

Dans votre dernier ouvrage, Explosive modernité – Malaise dans la vie intérieure, vous expliquez que les émotions sont devenues des réalités politiques à part entière. Comment une émotion, qui semble éminemment intime, peut-elle s’inviter dans nos sociétés démocratiques ?

Eva Illouz1 Les émotions ne sont pas à l’intérieur de nous comme on serait à l’intérieur d’une chambre avec la porte fermée. Le monde social ne cesse d’agir en nous à travers des normes, des récits culturels, des idéologies. Des forces sociales comme le marché, la culture de masse ou encore le régime politique de la démocratie modèlent notre intimité et s’y infiltrent. Elles influencent en retour l’expérience et l’expression de nos émotions dans l’espace public. L’enjeu, pour la sociologue que je suis, c’est de comprendre l’articulation entre, d’un côté, le vécu biographique, la subjectivité et, de l’autre, les structures et les institutions sociales.

Portrait de Eva Illouz
« Les émotions sont devenues le socle de notre rapport au monde et à nous-mêmes », affirme la sociologue Eva Illouz.
Portrait de Eva Illouz
« Les émotions sont devenues le socle de notre rapport au monde et à nous-mêmes », affirme la sociologue Eva Illouz.

L’espoir, cette émotion cardinale de la modernité, est un bon exemple de la façon dont les émotions façonnent nos démocraties capitalistes. Il est au fondement de nos trajectoires de vie comme de nos projets collectifs. Aller à l’école, par exemple, n’a de sens que si nous avons l’espoir que cela sera récompensé. L’espoir irrigue toute l’économie capitaliste, puisqu’on ne met pas d’argent en jeu sans espérer un retour sur investissement. De même en politique : en démocratie, on ne vote pas pour un parti sans un espoir même minimum de changement et d’amélioration de notre condition. 

Enfin, sur un plan plus individuel, l’espoir structure l’idéal méritocratique, soit l’idée qu’en suivant les règles du jeu social on finira par être récompensé, on accédera à une vie meilleure, à une reconnaissance sociale et, dans un autre registre, à une vie de famille heureuse… C’est une émotion à la croisée du politique et du théologique : on a sécularisé l’espérance chrétienne en promesse profane de progrès.

L’espoir est cependant très ambivalent, selon vous…

E. I. L’espoir peut se muer en attentisme vide et vain. Lorsqu’il est à la racine d’un système, comme dans le développement personnel et la psychologie positive, il alimente une forme d’auto-épuisement : on travaille inlassablement sur soi pour des jours meilleurs qui ne viennent pas… La méritocratie, l’idéologie fondamentale de nos sociétés, repose sur une supercherie : elle nous fait croire que tout est possible, alors que les places au soleil sont intrinsèquement rares. Nous vivons nos vies comme dans une boîte de verre – ses parois sont transparentes et donc invisibles, nous regardons le spectacle incessant des vies riches et heureuses exposées dans les médias, nous les croyons à notre portée, mais nous nous heurtons aux limites de la boîte chaque fois que nous essayons d’en sortir. 

Cet espoir qui ne s’est pas concrétisé engendre un autre affect typiquement moderne, la déception. Nos vies professionnelle, sentimentale ou encore parentale, sont toutes des vies un peu ou très déçues. Nous vivons désormais avec ce que le psychologue britannique Adam Phillips appelle « la vie non vécue », une vie pleine de potentialités inabouties et qui ne cessent de nous hanter.

Qu’en est-il d’émotions plus négatives, comme l’envie ou la jalousie ?

E. I. L’envie et la jalousie sont deux émotions différentes. La jalousie, c’est la peur de perdre quelque chose ; l’envie, c’est vouloir que quelqu’un d’autre n’ait pas ce qu’il possède. Ces émotions sont exacerbées par notre usage croissant des réseaux sociaux, nous montrant quotidiennement des vies de rêve tout en nous rappelant qu’elles sont hors de portée. La peur du déclassement – très forte dans les classes moyennes –, la nostalgie de temps anciens et souvent idéalisés, deviennent alors des leviers très politiques, pouvant être saisis par des groupes et partis pour nous rallier à leur cause.

Ces émotions que l’on croyait privées sont en fait traversées par des dynamiques collectives. Elles nous relient à des récits, des normes et des institutions.

À chaque fois, ces émotions que l’on croyait privées sont en fait traversées par des dynamiques collectives. Elles nous relient à des récits, des normes et des institutions. Le mouvement féministe, si présent ces dernières années, en est aussi un bon exemple. Il a su transformer une colère intime, souvent refoulée, en revendication collective et en force de mobilisation. Mais une même émotion peut être ambivalente – parfois négative, parfois positive. L’envie, qui était condamnable dans la culture chrétienne, devient socialement utile avec l’émergence du capitalisme, car c’est l’émotion qui nous pousse à dépenser et à acheter.

Manifestation contre les violences sexuelles, place de la Bastille, à Paris, en novembre 2024. Le mouvement féministe « a su transformer une colère intime, souvent refoulée, en force de mobilisation », estime Eva Illouz.
Manifestation contre les violences sexuelles, place de la Bastille, à Paris, en novembre 2024. Le mouvement féministe « a su transformer une colère intime, souvent refoulée, en force de mobilisation », estime Eva Illouz.

En quoi ces émotions sont-elles le symptôme d’une situation de crise politique et sociale ? Est-ce l’intensité, la fréquence ou encore la façon dont elles se déploient dans l’espace public qui a changé ?

E. I. Les émotions sont devenues le socle de notre rapport au monde et à nous-mêmes. On ne les voit plus comme des affects passagers, troublant notre discernement et notre rationalité. Elles passent au contraire pour des gages de vérité ! On les prend très au sérieux. On les invoque même pour justifier nos comportements, nos décisions ou encore nos prises de position. On dit qu’on a voté pour tel parti parce qu’on est en colère, que nous avons rompu une relation parce que l’excitation n’était plus la même, ou qu’on change de travail parce que le nôtre nous ennuie. Notre intériorité devient ainsi un arbitre de la réalité extérieure.

L’injonction que l’on retrouvait par le passé – aussi bien dans les grands textes religieux que dans la philosophie morale – était de résister aux émotions, de ne pas se laisser emporter ou même duper par celles-ci. Aujourd’hui, elles sont devenues des modes d’expression non seulement légitimes, mais valorisés : épancher ses émotions, c’est accéder à la vérité du « moi ».

Quel rôle jouent les émotions dans les dynamiques politiques actuelles ? Peut-on leur faire une place sans risquer leur instrumentalisation ou une contagion délétère ?

E. I. Si l’on reste sur l’exemple de la déception, on voit qu’elle est devenue une émotion productive. Elle suscite des réactions ; elle nous pousse à essayer de nous rendre plus désirables, ou à davantage consommer, par exemple. Si Madame Bovary existait aujourd’hui, elle ne se suiciderait pas. Elle achèterait des vêtements, multiplierait les dates sur des applications de rencontre, raconterait ses émois en psychothérapie… Beaucoup de sites commerciaux et des professionnels de la santé mentale répondraient à son désarroi. Ainsi, les émotions, même négatives, nourrissent en premier lieu certaines formes de lien social, et même politique.

Assemblée citoyenne lors du mouvement des Gilets jaunes, en 2019. Selon Eva Illouz, « la méritocratie, l’idéologie fondamentale de nos sociétés, nous fait croire que tout est possible, alors que les places au soleil sont intrinsèquement rares ».
Assemblée citoyenne lors du mouvement des Gilets jaunes, en 2019. Selon Eva Illouz, « la méritocratie, l’idéologie fondamentale de nos sociétés, nous fait croire que tout est possible, alors que les places au soleil sont intrinsèquement rares ».

La colère, par exemple, peut naître d’une indignation légitime face à des injustices et des inégalités. La peur peut être nourrie par une dynamique de déclassement dont on commence à sentir les effets sur sa vie quotidienne. Mais les émotions peuvent être instrumentalisées et détournées. Elles peuvent devenir des affects dangereux quand elles sont intégrées dans un programme et une stratégie politiques, faisant fi de la rationalité. Au fond, toutes les émotions sont ambivalentes, et toutes s’inscrivent dans le contexte social et politique auquel elles participent. Elles ne sont pas intrinsèquement positives ou négatives. Il faut les examiner en fonction de leur rôle dans un champ social.

Les réseaux sociaux agissent comme des catalyseurs. Ils démultiplient l’intensité et la vitesse de diffusion des affects dans l’espace public.

En quoi les réseaux sociaux ont-ils accentué le rôle des émotions dans la sphère publique et politique ? 

E. I. Les réseaux sociaux agissent comme des catalyseurs. Ils démultiplient l’intensité et la vitesse de diffusion des affects dans l’espace public. Des études sur X (anciennement Twitter) ont d’ailleurs montré qu’un post exprimant une émotion a 20 % de chances en plus d’être partagé, surtout lorsque celle-ci est négative, parce qu’elle génère davantage d’engagement qu’une analyse froide ou mesurée. L’indignation, la colère et la révolte circulent à travers les réseaux sociaux comme un virus contagieux. C’est ce que l’on pourrait appeler un effet de duplication émotionnelle. 

Cette dynamique, suscitée en grande partie par les algorithmes, encourage une polarisation accrue des débats politiques, dont la tendance au shaming (humiliation publique) est une illustration parfaite. Elle nous pousse en retour à ajuster l’expression de nos émotions en fonction des personnes qui nous suivent ou que l’on veut toucher. On s’affiche en colère, en détresse, ou encore en joie ; on affirme son identité, on signale son appartenance à tel ou tel groupe, le plus souvent dans l’espoir d’obtenir des likes et d’élargir sa communauté.

L’expression émotionnelle se fait performative, stratégique, et parfois même mimétique. L’authenticité devient alors une valeur fortement ambivalente. D’un côté, on est sommé d’être « vraiment soi », de se montrer sincère et sans filtre ; mais, de l’autre, ce « soi » est, de fait, façonné par l’idée que l’on veut projeter et par les contraintes spécifiques à tel ou tel réseau social en ligne.

La montée en puissance des émotions dans la sphère publique contribue-t-elle à brouiller notre rapport au réel ?

E. I. Ce n’est pas tant que les faits n’existent plus. Simplement, ils sont en concurrence avec les réactions émotionnelles qu’ils suscitent. Une colère ou une peur suffisamment fortes nous rendent indifférents aux données même les plus solides, car nous ne pensons plus qu’à survivre, nous défendre et nous protéger. Cette dynamique nourrit de puissants mécanismes de déni collectif, soit notre capacité à savoir et à ne pas savoir en même temps, à voir sans voir, à bloquer ce qui dérange nos interprétations et à nous réfugier dans des récits protecteurs.

Par exemple, les théories du complot réorganisent notre compréhension du monde en fonction d’un schéma narratif où la peur et la haine d’un groupe jouent un rôle déterminant. Ces affects sont un noyau symbolique pouvant générer et fédérer des communautés. Nos affects ne se réduisent pas à des réactions individuelles, mais deviennent ainsi les vecteurs d’une construction sociale du réel – et, parfois, de sa distorsion.

Ces évolutions favorisent-elles l’essor de vérités alternatives ?

E. I. Je ne sais pas si on peut établir un lien de causalité. Lorsque deux phénomènes paraissent fortement liés, les sociologues préfèrent rester prudents et parler d’« affinité élective ». En l’occurrence, ce que l’on appelle des « faits alternatifs » sont des micro-récits saturés d’émotions, construits pour déclencher une réaction affective.

Image générée par intelligence artificielle lors d’un meeting de la campagne présidentielle américaine, en 2024, à la suite des propos de Donald Trump affirmant que « les migrants mangent des chats ».
Image générée par intelligence artificielle lors d’un meeting de la campagne présidentielle américaine, en 2024, à la suite des propos de Donald Trump affirmant que « les migrants mangent des chats ».

Par exemple, lorsque Trump dit : « Les migrants mangent des chats » ou « violent des femmes blanches », l’enjeu n’est pas tant de mentir que de susciter une peur. De la même façon, en France, lorsque l’on parle de « grand remplacement », le terrain est clairement celui des émotions : bien que cela ne corresponde pas à une réalité démographique, on active dans l’imaginaire collectif l’angoisse d’une disparition et d’une dépossession. Ces affirmations ne visent pas tant à informer qu’à nous submerger et à inhiber notre pensée.

Pourquoi le coaching et le développement personnel, dont vous avez fait l’analyse dans de précédents travaux, représentent-ils de fausses solutions ? Ce discours risque-t-il d’aggraver le malaise qu’il prétend soigner ?

E. I. Ces discours partent d’une hypothèse séduisante : le bien-être psychique dépend de nous, de notre volonté et des techniques d’autogestion. Il suffirait d’adopter la bonne posture, le bon état d’esprit, et nous pourrions réussir notre vie. Cette idée en apparence bienveillante relève en réalité d’un « optimisme cruel ». Il redouble le sentiment de l’échec. Si réussir dépend de nous, alors, quand on échoue, on échoue deux fois : une fois parce que n’avons pas été retenu parmi les candidats, parce que nous nous sommes séparés de notre compagnon, parce que nous n’avons pas obtenu la promotion, et une seconde fois parce que c’est à nous que nous attribuons cet échec. Si « nous n’avons pas réalisé nos rêves », c’est que nous n’avons pas suffisamment travaillé sur nous-mêmes.

C’est cela l’espoir vide, c’est travailler sans arrêt sur soi, en espérant que le monde social ne résistera pas à nos projets. Or le monde social résiste toujours, sauf lorsque nous sommes à son faîte.

En prétendant soigner notre mal-être, le développement personnel contribue en réalité à l’aggraver.

Cette approche occulte les causes sociales du malaise contemporain. Elle enferme les individus dans une introspection sans fin, sorte de chambre d’écho émotionnelle où l’on tourne en rond sur soi et sur ses émotions – auxquelles nous devrions à nouveau répondre en travaillant sur nous-mêmes. En prétendant soigner notre mal-être, le développement personnel contribue en réalité à l’aggraver. Il creuse l’écart entre ce que l’on voudrait être et ce que l’on vit, il crée une catégorie fantomatique de la vie que nous aurions pu vivre mais n’avons pas vécue.

Les tenants du développement personnel avancent qu’il suffit de travailler sur soi pour améliorer sa vie, mais cet espoir est souvent déçu, selon la sociologue Eva Illouz.
Les tenants du développement personnel avancent qu’il suffit de travailler sur soi pour améliorer sa vie, mais cet espoir est souvent déçu, selon la sociologue Eva Illouz.

Comment, alors, affronter le « malaise dans nos vies intérieures », dont vous faites le diagnostic ?

E. I. En reconnaissant déjà qu’il y a des raisons objectives au malaise. Nous n’avons jamais autant vécu dans des conditions culturelles, politiques et psychiques qui créent de l’attente. Tout, ou presque, est devenu attente, espoir, plan, programme, ambition, rêve, même à l’échelle la plus modeste. La majeure partie de ces attentes seront déçues. Il faut donc changer les conditions de cet attentisme vide. Identifier ce qui, dans nos déceptions, relève d’une souffrance collective.

Nous devons opérer un déplacement : sortir de nous-mêmes et de l’introspection, détourner le regard de soi, cesser de surinvestir nos émotions comme s’il s’agissait de la seule vérité possible. Autrement dit, il faut nous « dénarcissiser » pour réinvestir l’espace public et partagé. C’est ce qu’a fait le mouvement féministe de ces dernières années : donner un nom à un mal-être diffus, nommer des émotions qui étaient refoulées, partager cette prise de conscience avec d’autres, en faire un nouveau récit, générer des formes de solidarité, pour finalement se détacher des émotions et engager une lutte sur le terrain juridique.

Une grande partie de notre mal-être vient du fait que nous ne voyons pas – ou refusons de voir – les forces sociales qui nous traversent. Affronter le malaise, c’est peut-être commencer par les regarder en face.

À lire
Explosive modernité – Malaise dans la vie intérieure2, d’Eva Illouz, traduit de l’anglais par Frédéric Joly, collection Connaissances, Gallimard, mai 2025, 448 pages, 24 €.

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Notes
  • 1.      Eva Illouz est sociologue au Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (CESSP, unité CNRS/EHESS/Université Panthéon-Sorbonne). Elle a publié plusieurs ouvrages sur les enjeux politiques et historiques liés à notre intimité, dont « Les Sentiments du capitalisme » (Seuil, 2006) et « La Fin de l’amour – Enquête sur un désarroi contemporain » (Seuil, 2020).
  • 2.      De larges extraits sont consultables en ligne : https://tinyurl.com/Illouz-modernite

Auteur

Fabien Trécourt

Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.