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Danger, nos émotions prennent le pouvoir !

Danger, nos émotions prennent le pouvoir !

25.02.2015, par
Mis à jour le 27.07.2015
Pierre Le Coz dénonce le poids excessif des émotions binaires et sans nuances.
Dans ce 2e Top10 de l'été, le philosophe Pierre Le Coz nous explique comment, à l'ère de l’instantané et du buzz, les émotions dont nous sommes quotidiennement bombardés empêchent notre raison de s'exercer.

Vous venez de publier un livre sur le « gouvernement des émotions », de quoi s’agit-il exactement ?
Pierre Le Coz1 :
La manipulation de la sensibilité n’est pas un phénomène entièrement nouveau. Platon, déjà, dénonçait la démagogie des leaders d’opinion qui flattaient les bas instincts des citoyens. Mais on assiste depuis le début du XXIe siècle et l’extension des médias de masse à un mouvement d’accélération. Nous sommes pris dans une logique d’emballement que la révolution numérique en cours contribue à amplifier. Le gouvernement des émotions, c’est l’avènement d’une société en proie à ce que j’appelle la « captation émotionnelle » : un phénomène de stimulation sensorielle continue – visuelle, sonore –, qui mobilise nos affects au détriment de notre réflexion. Cette captation crée un profond déséquilibre entre la partie sensible de notre être et la partie rationnelle. Elle nous confronte à un enjeu anthropologique inédit dans l’histoire de l’humanité.

Les réseaux  sociaux nous font vivre un véritable   yo-yo affectif.
C'est comme si
nous étions
tous devenus bipolaires !

Vous évoquez dans le livre les stratégies de ceux qui manipulent nos émotions…
P. L. C. :
Le recours aux faits divers est la première d’entre elles : en dix ans, l’Institut national de l’audiovisuel a noté une augmentation de 73 % des faits divers dans les journaux télévisés. L’information n’est plus sélectionnée en fonction de son degré d’importance réel, mais en fonction de son pouvoir de captation des émotions. L’utilisation des cas particuliers pour manipuler nos émotions est une autre forme de manipulation. Ainsi, sur le thème « on est de moins en moins bien soigné à l’hôpital », on va nous livrer une caméra cachée tournée dans un établissement « inhumain » – qui va en appeler davantage à nos affects qu’à notre réflexion – et l’enquête va s’arrêter là.

Cette manière de faire est devenue tellement banale que c’est à peine si l’on s’en rend encore compte. Et que dire de ces élus de la Nation qui se répandent sur les plateaux de télévision pour débattre de l’euthanasie en citant le cas de leur « maman » décédée dans la souffrance ? C’est cela le gouvernement des émotions : tirer sur la corde sensible sans examiner les arguments à froid.

Les médias sont-ils les seuls responsables de cette situation ?
P. L. C. : Les médias « classiques » ne sont qu’une des dimensions d’un écosystème technique qui favorise l’artificialisation des conditions d’existence : TV, ordinateurs, tablettes, smartphones… Tous ces écrans nous sollicitent en permanence et créent une forme d’addiction émotionnelle. Les réseaux sociaux, notamment, nous font vivre un véritable yo-yo affectif et nous font passer en quelques minutes d’un extrême à l’autre. C’est comme si nous étions tous devenus bipolaires ! On voit émerger un homme d’un genre nouveau, que j’ai nommé le « mufle affectif ». L’individu contemporain est nerveux et impulsif, excité par tout et rien. Un peu inquisiteur aussi, lorsqu’il ne supporte pas qu’on ne réponde pas dans l’instant à ses messages virtuels ! Les hommes et femmes politiques, censés s’inscrire dans un temps long, ne parviennent pas toujours à résister à cet impératif d’immédiateté, comme on le voit avec les affaires de « tweets à scandales ».

Affaire Léonarda
En octobre 2013, on a vu le président de la République dialoguer par caméras interposées avec la jeune Leonarda - une vraie téléréalité politique avec réaction en direct de la jeune Rom.
Affaire Léonarda
En octobre 2013, on a vu le président de la République dialoguer par caméras interposées avec la jeune Leonarda - une vraie téléréalité politique avec réaction en direct de la jeune Rom.

À ce propos, vous abordez dans le livre le cas de l’affaire Leonarda, cette jeune Rom reconduite à la frontière…
P. L. C. : Dans ce fait divers, on a vu le chef de l’Etat en personne communiquer avec un particulier par caméras interposées, dans une sorte de téléréalité politique avec réaction en direct de cette jeune fille de 15 ans… Ce n’est pas ainsi, sous le coup de l’émotion et de la pression des médias, que l’on aborde en profondeur le sujet de l’immigration et de ses règles. À la décharge des politiques, il n’est pas facile pour eux d’exister dans cette société du jetable et du virtuel. Ils sont fragilisés et peuvent disparaître à tout moment de la scène médiatique. Ils sont donc prêts à tout pour que l’on continue à parler d’eux. Or, à force de petites phrases et de tweets à chaud, il y a une vraie perte de consistance de la parole politique.  

Les émotions
en elles-mêmes
ne sont pas mauvaises.
Un homme de   raison pure, sans affects,
serait un être
monstrueux.

Pour réhabiliter la raison, faut-il « faire la peau » à nos émotions ?
P. L. C. : Cela paraît a priori paradoxal, mais je vais vous répondre non. Les émotions en elles-mêmes ne sont pas mauvaises, bien au contraire : s’il existait, un homme de raison pure, sans affects, serait un être monstrueux. Hannah Arendt, qui a suivi le procès de Jérusalem, décrivait Eichmann, le responsable nazi qui a envoyé dans les camps des millions de prisonniers, comme un homme sans haine, qui ne détestait pas les juifs, un pur logisticien. Les émotions « morales » comme la compassion, la crainte, l’indignation, etc. sont bénéfiques, car elles nous révèlent nos valeurs. C’est ce qui s’est passé lors des attentats de janvier et de la marche citoyenne qui a suivi : les émotions que nous avons ressenties – indignation face à ces actes barbares, compassion pour les victimes et leurs proches –, nous ont rappelé l’importance de notre attachement à l’égalité et à la dignité des personnes.

Ce qui est nocif, en revanche, c’est l’amplitude des émotions que nous subissons quotidiennement, et leur côté fruste, binaire… D’autant qu’elles nous sont généralement imposées par les autres et viennent rarement de notre for intérieur.

Mais alors, que proposez-vous pour rendre leur juste place à nos émotions ?
P. L. C. : Pas forcément d’y opposer plus de raison, mais plutôt d’élargir la palette de nos affects, car ce sont eux qui donnent une impulsion à la réflexion et à l’action. Je plaide pour une « démocratie émotionnelle », avec des émotions plus fines, plus nuancées, qui viendraient contrebalancer celles qui sont binaires et parfois malsaines (voyeurisme, pitié, délectation morbide..). Pour cela, il faut aiguiser notre curiosité et notre sens de l’émerveillement à travers les sciences, les arts, la littérature… et même la nature. Je plaide pour une « éthique du futur » au service des jeunes générations. Il est urgent de leur montrer qu’il existe des espaces d’expression de la sensibilité autres que les messages virtuels dont elles sont bombardées.
 

En librairie :

Le Gouvernement des émotions… et l’Art des déjouer les manipulations,
Pierre Le Coz, Albin Michel, octobre 2014, 208 p., 15 €

Notes
  • 1. Philosophe, Pierre Le Coz est chercheur au laboratoire Anthropologie bio-culturelle, droit, éthique et santé (CNRS/EFS/Aix-Marseille Univ.), à la faculté de médecine de Marseille.

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