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Médicaments génériques: l’exception française
Aujourd’hui, en France, les génériques, c’est automatique ?
Étienne Nouguez1 : Pas encore. Mais les choses s’améliorent. Ces copies moins onéreuses de médicaments dont le brevet est arrivé à échéance représentent actuellement 36 % des médicaments remboursés par l’Assurance maladie, contre 2 % au début des années 1990. Nous rattrapons progressivement notre retard sur nos voisins européens, même si nous sommes encore loin des 80 % affichés par les Allemands et des 83 % du Royaume-Uni.
Historiquement parlant, d’où vient notre indifférence, voire notre hostilité, vis-à-vis des génériques ?
É. N. : Cette « allergie » aux génériques est étroitement liée à l’organisation de notre système de santé. Jusqu’en 1994, les prix des médicaments remboursables étaient fixés par l’État à des niveaux faibles. Cela permettait à la majeure partie de la population d’avoir accès aux soins les plus innovants sans grever les comptes de l’Assurance maladie, mais cela ne poussait pas à promouvoir des copies meilleur marché. Par ailleurs, les médecins libéraux français n’étaient pas sanctionnés ou incités en fonction du montant de leurs prescriptions.
Les pharmaciens, de leur côté, percevaient une marge proportionnelle au prix des médicaments et n’avaient donc pas de raison de délivrer des médicaments moins chers. Enfin, les patients qui avaient une mutuelle étaient le plus souvent remboursés intégralement pour leurs dépenses de médicaments. Bref, personne n’avait de réel intérêt à privilégier les médicaments les moins chers.
Quand le marché des génériques a-t-il commencé à décoller dans notre pays ?
É. N. : À la fin des années 1990. Pour la première fois, les pouvoirs publics ont fait du développement des génériques une priorité pour compenser les prix des nouveaux médicaments innovants qui venaient d’être fortement revalorisés. Les pharmaciens, notamment, ont été autorisés en 1999 à remplacer tout médicament figurant sur une ordonnance par son équivalent générique. Ce « droit de substitution » a revalorisé le métier de pharmacien qui avait consisté, jusqu’alors, à « honorer » la prescription des médecins (sauf en cas de danger pour la santé du patient). Autre levier : une marge officinale plus élevée sur la vente de génériques a constitué une véritable manne financière pour les pharmaciens. Ces mesures ont permis un réel essor du marché des génériques mais, fin 2002, ces derniers ne représentaient encore que 6,7 % des ventes de médicaments en France.
Quelles inflexions a subies la politique du médicament générique au cours des années 2000 ?
É. N. : L’attention des gouvernements et des parlements successifs s’est progressivement focalisée sur les médecins et les patients. Après avoir échoué dans les années 1990 à sanctionner les médecins libéraux qui engageraient de trop grandes dépenses de médicaments, les pouvoirs publics leur ont proposé des primes individuelles en échange de la réalisation d’objectifs de santé publique et de maîtrise budgétaire, dont le taux de prescriptions de génériques. Cette politique a eu pour effet de lever leur hostilité à l’égard des génériques, mais elle ne les a pas amenés à s’impliquer fortement dans leur promotion. Quant aux patients, on a cherché à les sensibiliser en leur faisant payer, à partir de 2003, l’écart de prix entre les médicaments originaux et les génériques lorsque la substitution ne se développait pas (Tarif Forfaitaire de Responsabilité), ou en conditionnant, à partir de 2006, l’application du tiers payant à l’acceptation des génériques en pharmacie.
Comment se présente l’offre de génériques dans notre pays ?
É. N. : Il y a deux types de laboratoires : les filiales de grands groupes pharmaceutiques comme le suisse Novartis (Sandoz) ou les français Sanofi (Zentiva) et Servier (Biogaran), et les purs « génériqueurs » comme l’israélien Teva, l’américain Mylan ou l’indien Ranbaxy. Contrairement à une idée courante, les génériqueurs entretiennent des liens forts avec les laboratoires de princeps (médicaments originaux), que ce soit pour l’approvisionnement en matières premières ou pour la fabrication, voire pour la distribution des médicaments.
Dans ces conditions, pourquoi les poids lourds de l’industrie pharmaceutique cherchent-ils à retarder ou à bloquer l’entrée des génériques sur le marché, en France comme ailleurs ?
É. N. : Pendant des décennies, les entreprises multinationales spécialisées dans le développement et la commercialisation de blockbusters (médicaments sous brevet dégageant plus d’un milliard de dollars de recettes par an) n’ont pas perçu les génériques comme une menace. La fièvre innovatrice de ces « Big Pharma » était telle qu’elles pouvaient remplacer un médicament vedette à haute valeur ajoutée par un autre avant que celui-ci ne tombe dans le domaine public. Par exemple, au milieu des années 1990, les inhibiteurs de la pompe à protons (Inexium®, Lanzor®, Mopral®, etc.) ont largement supplanté les antiacides (Maalox®, Gaviscon®, etc.) dans l’armoire à pharmacie des personnes souffrant de troubles gastriques. Mais, au cours des années 2000, la mise sur le marché de nouvelles molécules réellement innovantes a été en baisse régulière. Les découvertes majeures se sont faites rares, ce qui a mis en péril la pérennité des géants du médicament. En réponse à cette crise de l’innovation, les « Big Pharma » se sont employées à protéger au maximum leurs produits phares en déposant un nombre faramineux de brevets sur le même médicament. Les génériqueurs perdent parfois plusieurs mois pour démêler ce maquis de brevets et décider de lancer leurs génériques.
Quels autres subterfuges utilisent les fabricants de princeps pour se prémunir contre la concurrence des génériques ?
É. N. : Ils créent de nouvelles formules de leurs anciens médicaments, formules dont l’apport thérapeutique est contesté mais qu’ils promeuvent de manière intensive auprès des médecins. Pour détourner les prescriptions des médicaments généricables (pour lesquels il existe des génériques) au profit de ces « pseudo-innovations », les laboratoires de princeps ciblent de préférence les jeunes médecins, qui n’ont pas encore l’habitude de prescrire, et les spécialistes, qui sont susceptibles de jouer le rôle de leaders d’opinion auprès de leurs confrères.
L’Autorité française de la concurrence vient d’infliger, en décembre 2017, une amende de 25 millions d’euros au laboratoire pharmaceutique américain Janssen-Cilag pour avoir dénigré les génériques de Durogesic®, un patch antidouleur. Un commentaire ?
É. N. : Ce n’est pas la première ni la seule sanction infligée par l’Autorité de la concurrence à des laboratoires de princeps. Dans mon livre, j’ai étudié le dossier qui a conduit à la condamnation de Sanofi-Aventis pour avoir dénigré les génériques de son médicament phare Plavix®. Pour échapper à la concurrence par les prix, les laboratoires de princeps cherchent à mettre en avant des « qualités » supplémentaires de leurs médicaments, ce qui les conduit parfois à laisser entendre aux médecins que les génériques seraient de mauvaises copies.
Quelles autres raisons expliquent la défiance persistante d’une large partie de la communauté médicale française envers les génériques ?
É. N. : Bon nombre de médecins ont mal vécu la mise en place du droit de substitution qui confère au pharmacien le pouvoir de décider in fine de la marque du médicament à dispenser. Cette mesure a été ressentie comme une ingérence du pharmacien dans la relation médecin-patient, doublée d’une atteinte à la liberté de prescription.
Par ailleurs, beaucoup de spécialistes sont convaincus de la supériorité thérapeutique des nouveaux médicaments qui sont promus par des laboratoires avec lesquels ils entretiennent souvent des liens étroits. Prescrire des médicaments de marque peut aussi être pour eux un moyen d’attirer ou de conserver des patients aisés « exigeants » et « nomades », de justifier le tarif élevé de leurs consultations et d’éventuels dépassements d’honoraires…
Pourquoi les généralistes prescrivent-ils davantage des génériques ?
É. N. : Parce qu’ils sont souvent confrontés à des patients moins revendicatifs et moins susceptibles de « faire jouer la concurrence » avec d’autres médecins. Ils entretiennent également des rapports plus distants ou méfiants avec l’industrie pharmaceutique et sont plus sensibles aux incitations financières proposées par l’Assurance maladie. Toutes ces remarques sont corroborées par l’étude sur la diffusion des génériques en France que j’ai menée en utilisant les données de l’Assurance maladie sur les taux moyens de substitution par département. Ce travail montre en effet que les génériques se sont diffusés principalement dans les départements ruraux et ouvriers, là où la densité de spécialistes pratiquant des dépassements d’honoraires et les écarts de revenus entre les patients sont les plus faibles.
La plupart des pharmaciens sont acquis à la substitution, qui les valorise dans leur fonction et représente une manne financière. Quand ne la pratiquent-ils pas ?
É. N. : Essentiellement quand la concurrence territoriale entre officines est très vive, comme dans les centres-villes ou les grandes agglomérations. Les pharmacies sont alors plus vulnérables et pratiquent la substitution avec prudence pour ne pas risquer de perdre les clients hostiles aux génériques.
Pour 25 % des Français, les copies ne sont ni aussi sûres ni aussi efficaces que les médicaments originaux. Comment interpréter ce chiffre ?
É. N. : D’abord, la méfiance qu’inspirent les génériques tient à l’apparence et au prix bon marché de ces produits. Pour leurs détracteurs, ce sont des médicaments « pour pauvres », donc des médicaments « pauvres » dont le prix modeste refléterait la piètre qualité. Ensuite, bon nombre de patients sont persuadés que l’emploi d’excipients différents – substances qui donnent au médicament ses caractéristiques physiques ou gustatives – serait la cause d’une moindre qualité des génériques.
En réalité, la plupart des copies présentent les mêmes excipients que les princeps. Du coup, lorsqu’ils constatent un changement dans leur état de santé, ils sont prompts à accuser les génériques même si aucune affaire n’a pour l’instant permis de montrer de véritable dangerosité ou moindre efficacité de ces produits. Enfin, pour ce qui est des génériques dont les excipients diffèrent de ceux des princeps, aucune étude de pharmacovigilance n'a montré à ce jour de problème d'ampleur. Des allergies sont possibles, bien sûr, mais dans ce cas les patients qui se savent allergiques à certaines substances et les professionnels de santé qui les prennent en charge sont très vigilants.
Reste que le médicament est un produit un peu particulier où les croyances « agissent »…
É. N. : Effectivement. En doutant de l’efficacité ou de la sécurité des génériques, certains patients peuvent contribuer à diminuer cette efficacité ou cette sécurité, ce que l’on appelle l’effet nocebo (placebo négatif). Et puis, certains patients sont fortement attachés à leur traitement, que ce soit pour des raisons pratiques (comme les personnes âgées habituées à repérer leur traitement en fonction de la couleur de leurs boîtes ou de leurs comprimés) ou pour des raisons psychiques (avec l’effet placebo qui est très fort, notamment pour les psychotropes). Pour ces personnes, le problème n’est pas le générique en tant que tel mais la substitution, c’est-à-dire le changement d’un traitement autour duquel ils ont construit leur gestion quotidienne de la maladie. Plus globalement, la substitution met à l’épreuve la confiance des patients dans les professionnels de santé (faut-il plutôt faire confiance à son médecin ou à son pharmacien ?), dans l’industrie pharmaceutique ou encore dans l’Agence du médicament, des institutions qui ont été remises en cause dans une série d’affaires récentes : Médiator®, pilules de troisième génération, prothèses mammaires PIP, Lévothyrox®… Rassurer les patients, et certains professionnels de santé, sur la qualité des génériques reste un véritable challenge.
À Lire :
Des médicaments à tout prix. Sociologie des génériques en France, Étienne Nouguez, Les Presses de Sciences Po, collection « Académique », octobre 2017, 300 pages, 28 €
- 1. Chargé de recherche au Centre de sociologie des organisations (CNRS/Sciences Po Paris).
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).