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Patrick Le Galès, penser la ville
C’’est un pur produit de la méritocratie républicaine à la française, originaire de Saint-Brieuc où il reste jusqu’au baccalauréat, entré ensuite à Sciences-Po à Paris. Après un DEA de sociologie à Nanterre, il décroche une bourse franco-britannique pour partir faire une partie de sa thèse de sociologie à Oxford. « Ça a changé ma vie », raconte Patrick Le Galès, qui attrape durant ces trois années le virus des études comparatives, alors peu développées en France. Sous la direction de Vincent Wright, l’un des premiers chercheurs comparatistes sur les politiques publiques en Europe, il met en parallèle centralisation britannique et décentralisation française et compare les modes de gouvernance des villes et les classes sociales. Pendant toute sa carrière, il n’abandonnera d’ailleurs jamais son tropisme comparatif avec le Royaume-Uni.
Si toutes les échelles l’intéressent – régions, États, Europe… – ce sont les villes qui deviennent rapidement son terrain de jeu favori, alors qu’il poursuit sa carrière à Sciences-Po Rennes, puis au Centre de recherches politiques de Science-Po (Cevipof)1 où il entre en 1998. « Depuis les années 1980, les villes européennes commençaient à pas mal bouger et à organiser leur développement urbain, économique, culturel…, explique Patrick Le Galès. On a assisté à une montée des expertises, mais aussi des ressources, au niveau des municipalités, assez loin du modèle qui prévalait jusque-là où c’était les services de l’État qui organisaient la cité. »
Le retour des grandes villes
Dopées par la mondialisation dont elles profitent à plein, les grandes métropoles et les capitales régionales connaissent un remarquable essor. Elles attirent les classes moyennes et supérieures éduquées, les jeunes et les migrants et concentrent les nouveaux métiers liés au développement de l’économie (technologie, service, finance…) et à la connaissance. Un dynamisme qui ne s’est pas démenti depuis, mais qui était pourtant loin d’être une évidence. « Dans les années 1970, les villes étaient en crise, rappelle Patrick Le Galès, dont le livre sur Le Retour des villes européennes est devenu un classique des sciences sociales comparées2. New York était en faillite, Berlin était occupée par les squatteurs, Londres perdait des habitants… On pensait que les grandes villes étaient fichues et que les gens allaient s’en détourner au profit des villes moyennes ; c’est l’inverse qui s’est produit. »
Et le phénomène va en s’accélérant. « On assiste à un renforcement des villes comptant entre 1 et 5 millions d’habitants partout dans le monde et à la création de mégapoles de plus de 15 millions d’habitants – au nombre de 15 aujourd’hui, elles pourraient être 60 demain », raconte Patrick Le Galès. S’ils jouent un rôle clé, les intervenants publics – États, régions, municipalités – sont loin d’être les seuls acteurs de ce développement. « Les promoteurs immobiliers, les entreprises, les sociétés de transport, les associations de riverains qui peuvent s’opposer à certains projets jouent aussi un rôle. Et dans certaines villes, les gangs gèrent des quartiers entiers », rappelle le chercheur. À Mexico, le très dynamique quartier d’affaires de Santa Fe est ainsi né sur une ancienne décharge par la seule volonté d’un promoteur immobilier.
En plus du Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE)3 qu’il a contribué à fonder en 2009, Patrick Le Galès a créé en 2015 l’École urbaine de Sciences-Po consacrée aux problématiques des villes, avec ses cinq masters et son programme de recherche Cities are back in town. Il copilote actuellement une vaste étude dans quatre métropoles mondiales : Paris, Londres, Mexico et São Paolo. « Dans cette étude programmée sur dix ans, on accumule des données et des recherches sur les réseaux d’élites, la politique de logement, de transport, les réseaux d’eau et d’électricité, la corruption…, énumère le politiste. Notre hypothèse, c’est que toutes ces métropoles, malgré leurs différences, ont des questionnements qui leur sont propres. Et qu’elles ont bien plus à partager qu’avec les autres villes du pays où elles s’enracinent. »
Une nouvelle classe sociale transnationale
Ainsi, les transports sont une préoccupation majeure de toutes les grandes métropoles, de la difficile gestion des transports en commun, à l’adoption massive de solutions en libre-service de type Vélib… La crise du marché du logement et l’explosion des prix de l’immobilier sont un autre point de convergence. Sur l’immigration à laquelle elles sont confrontées de plein fouet, les grandes villes recherchent des solutions d’accueil originales, là où les États se montrent plus frileux. Même constat sur le changement climatique et l’écologie, avec le très actif réseau C40 (pour Cities Climate Leadership Group) qui fédère les grandes métropoles du monde.
Le chercheur s’intéresse aussi aux effets de la globalisation sur les classes moyennes et supérieures urbaines et à la façon dont leur mobilité – voyage, réseaux, travail à l’étranger – les distingue d’autres groupes moins mobiles, dessinant une nouvelle classe sociale de cadres supérieurs transnationale qui partage valeurs et modes de vie4.
Des risques latents
« Véritables laboratoires du changement social, créatrices de richesse, escalator social, les grandes métropoles créent des inégalités et portent en germe de nombreux risques », avertit Patrick Le Galès. À mesure qu’elles grossissent, elles nécessitent des infrastructures toujours plus tentaculaires… et des investissements exorbitants. « À Londres, le réseau d’eau – l’un des premiers à avoir été créé en Europe au XIXe siècle – pose un vrai problème de vétusté. Mais les coûts de rénovation de ce réseau sont tellement élevés que les retards s’accumulent », poursuit le politiste, qui s’interroge sur ce qui se passera si les villes deviennent invivables, du fait de la pollution et de la hausse des températures, si les mouvements anti urbains se renforcent ou si l’accès à l’eau et à l’énergie devient problématique.
Patrick Le Galès ne livre pas ses analyses depuis le fond de sa bibliothèque. L’infatigable globe-trotteur nourrit ses travaux de collaborations internationales et de séjours de recherche aux quatre coins du monde, de l’Institut européen de Florence à l’Institut Max-Planck à Cologne, en passant par l’Université de Californie à Los Angeles, Helsinki, ou encore Renmin à Pékin… En dix ans à peine, le CEE est devenu un laboratoire de sciences sociales reconnu internationalement, qui compte, parmi une trentaine de chercheurs, des recrues venues de Suède, d’Italie, de Tchéquie, d’Allemagne, d’Espagne et, bien sûr, de Grande-Bretagne, où Patrick Le Galès conduit actuellement une étude croisée sur les Français de Londres et les Britanniques travaillant à Paris. Un sujet brûlant, en pleine période de Brexit… ♦
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Patrick Le Galès en 8 dates
1964 : naissance à Lamballe (Côtes-d’Armor)
1989 : thèse de sciences politiques à l’Université d’Oxford,
au Royaume-Uni
1991 : thèse de sociologie à Paris-X Nanterre
1992 : recruté par le CNRS au Centre de recherche sur l’action
politique en Europe (Sciences-Po Rennes)
1995 : médaille de bronze du CNRS
1998 : rejoint Sciences-Po (Cevipof puis CEE)
2011 : élu Corresponding Fellow of the British Academy
2018 : médaille d’argent du CNRS
Voir aussi
Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.