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L’amour n’est-il que pour les gogos?
Vous venez de publier Philosopher ou faire l’amour, un essai philosophique consacré à l’amour. Le parfait cadeau pour la Saint-Valentin ?
Ruwen Ogien1 : Peut-être bien, oui… C’est aussi un antidote au déferlement de kitsch ou de clichés qui ne va pas manquer de nous submerger le 14 février ! Notez bien que je n’ai rien contre le kitsch… En revanche, il est du ressort de la philosophie d’examiner nos clichés et nos préjugés. Mon livre est une réflexion philosophique (et ironique) sur ce que j’appelle les six idées les plus populaires relatives à l’amour : l’amour est plus important que tout ; l’être aimé est irremplaçable ; on peut aimer sans raison ; l’amour est au-delà du bien et du mal ; on ne peut pas aimer sur commande ; l’amour qui ne dure pas n’est pas un amour véritable.
À l’origine de votre recherche, un coup de foudre ou une longue approche du sujet ? Quelle a été la genèse de ce travail ?
R. O. : Plutôt un coup de colère qu’un coup de foudre ! J’étais frappé de constater que les philosophes les plus en vue (dans les médias) avaient abandonné le discours critique sur l’amour, qui fut celui des moralistes du XVIIe siècle, des naturalistes du XIXe et des féministes du XXe. Ces derniers s’accordaient à voir dans l’amour une illusion, une expression de la vanité humaine, une ruse de la nature, un moyen d’assujettir les femmes. Leurs explications restent plausibles et le scepticisme qui en résulte est parfaitement légitime. La chanson populaire sait très bien l’exprimer. Je pense en particulier aux paroles de Pipeau, interprétées par Brigitte Fontaine : « L’amour c’est du pipeau, c’est bon pour les gogos. » C’est la littérature, avec des auteurs comme Michel Houellebecq ou Virginie Despentes, qui a repris cet héritage critique. En revanche, les philosophes d’aujourd’hui (comme Alain Badiou ou Luc Ferry) l’ont abandonné pour aller du côté d’un discours d’éloge et de magnification dont j’essaie de montrer le caractère conservateur et puritain.
Pourquoi avoir choisi d’appuyer votre analyse, entre autres, sur les chansons populaires plutôt que sur les sonnets de Shakespeare, populaires en leur temps, par exemple ?
R. O. : En philosophie pratique, nous ne faisons pas grand-chose de plus qu’essayer de mettre en ordre, de rendre plus cohérentes, nos « intuitions ordinaires », c’est-à-dire les idées courantes que nous avons sur tel ou tel sujet. Ainsi, toute théorie morale doit essayer de se mesurer à l’intuition selon laquelle il est mal de tuer une personne, de la dépouiller de ses organes, même si, grâce à cet acte, on pourra sauver cinq autres personnes. Pour ce qui concerne l’amour, nous avons un trésor d’intuitions ordinaires cachées dans les chansons populaires. Je m’en suis servi à la fois pour reconstituer les clichés de l’amour et les innovations normatives qu’il est possible d’envisager en amour.
Vous écrivez en conclusion de votre « invitation à la philosophie de l’amour » (première partie de l’ouvrage) qu’on ne peut pas définir l’amour de façon incontestable. Pourquoi ? Ce renoncement à une définition univoque de l’amour « en son essence », qui s’avère pourtant une sorte de Graal des philosophes depuis Platon, au profit d’une vision pluraliste, a-t-il des avantages, et si oui lesquels ?
R. O. : Comme la plupart des autres concepts tirés du langage ordinaire, l’amour est un concept dont il est difficile de donner les conditions nécessaires et suffisantes d’application. Peut-on aimer quelqu’un sans vouloir son bien ? J’essaie de montrer que c’est pensable. Peut-on aimer quelqu’un en étant agacé à son contact, en n’éprouvant aucune joie intense à sa présence ? Il me semble que c’est pensable aussi. La littérature et les chansons populaires sont remplies d’exemples convaincants. L’écrivain Somerset Maugham a cruellement montré dans son roman Servitude humaine qu’on pouvait aimer quelqu’un sans vouloir son bien (par jalousie, possessivité, etc.), ou aimer quelqu’un sans chercher sa présence (qu’on peut juger glauque, ennuyeuse ou étouffante). Or, en posant ces deux questions, j’ai simplement évoqué les deux définitions les plus courantes de l’amour en philosophie : l’amour est un acte de volonté qui nous conduit à agir en vue du bien de l’aimé ou bien l’amour est un affect, une émotion de plaisir au contact de l’aimé. Je ne sais pas si j’ai gagné quelque chose en essayant de montrer que ces définitions ne permettaient pas de rendre compte de ce que nous savons de l’amour. Mais j’espère avoir établi qu’aucune définition philosophique de l’amour n’est incontestable, ce qui est suffisant pour ouvrir la voie à des caractérisations moins rigides.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, vous analysez les six « idées de base de l’amour » mentionnées. Qu’avez-vous tiré de l’examen de ces avis communément partagés ?
R. O. : Je n’ai pas essayé de prouver que ces idées étaient fausses. J’ai plutôt tenté de montrer quels arguments parlaient en leur faveur et quels autres les démentaient. C’est un exercice un peu « talmudique », mais la conclusion reste chaque fois en suspens et je laisse au lecteur la charge de se décider par lui-même. Mais l’important tout de même, pour moi, c’est de faire en sorte que ces idées cessent d’être des vérités d’évidence.
Philosopher (la plus haute forme d’amour, celle de la sophia) ou faire l’amour (la plus basse), c’est le choix que propose Platon dans Le Banquet. Loin des valeurs ascétiques de la Grèce antique, notre époque semble, elle, nous imposer de choisir entre amour et liberté…
R. O. : En tout cas, c’est ce que pensent ceux qui voient l’amour comme une sorte de prison. Or c’est ce qu’il est bel et bien dans la conception de ceux qui continuent de croire que l’amour qui ne dure pas n’est pas un amour véritable et que l’être aimé est absolument irremplaçable. Notez que Platon défendait lui aussi ce genre d’idées !
Vous concluez que la conception romantique de l’amour, exprimée par ces idées de base, est en réalité le fer de lance de la pensée conservatrice : en quoi ?
R. O. : L’éloge philosophique de l’amour sert aujourd’hui à critiquer la liberté sexuelle. C’est une vieille idée qui se trouvait déjà chez Platon et que Kant a modifiée. Pour Kant, toutes les relations sexuelles hors mariage sont jugées animales, inhumaines, dégradantes. Pourquoi ? Quelles que soient les conditions dans lesquelles elle est pratiquée, la sexualité transformerait les partenaires en objets, en simples moyens de satisfaire des appétits, « en citrons qu’on jette après les avoir pressés » ou en « rôti de porc qu’on mange pour apaiser sa faim », selon les images de Kant (plus compétent en cuisine qu’en sexe, semble-t-il). C’est pourquoi elle porterait atteinte à la « dignité » de la personne humaine. Cette idée puritaine s’est répandue puis profondément transformée. Il en existe désormais une version psychologique non moraliste. Que dit-elle ? Il faut préférer le sexe avec amour au sexe pour le sexe, le sexe sans amour, car l’amour rend les relations sexuelles plus heureuses, plus gratifiantes, plus satisfaisantes psychologiquement et physiquement. C’est pourquoi, au-delà de tout moralisme, le sexe avec amour est bon et le sexe sans amour, mauvais. Mais cette hypothèse manque de soutien empirique. Il existe en effet des raisons de penser que l’amour est un obstacle plus qu’une contribution à une relation sexuelle réussie. Quand l’amour s’en mêle, le désir sexuel perdrait de son évidence et de sa simplicité. L’amour pourrait même contribuer à inhiber le désir sexuel. Les humoristes le font souvent remarquer : le meilleur sexe, c’est le sexe pour le sexe, le sexe sans amour. Woody Allen est un spécialiste d’aphorismes sur ce thème. Certains font désormais partie de la sagesse populaire : « Le sexe sans amour est une expérience vide. Oui mais, parmi les expériences vides, c’est l’une des meilleures. »
À lire
Philosopher ou faire l’amour, Ruwen Ogien, Grasset, septembre 2014, 272 p.
- 1. Philosophe, Ruwen Ogien est directeur de recherche au laboratoire République des savoirs : lettres, sciences, philosophie (CNRS/ENS/Collège de France).
Voir aussi
Auteur
Diplômée de philosophie morale et politique à la Sorbonne, Stéphanie Arc est journaliste (CNRS Le journal, Science et Santé, Science et Vie Junior, Arts Magazine, Première…) et écrivaine. Elle travaille depuis 2005 sur les questions de genres et sexualités (Identités lesbiennes, en finir avec les idées reçues, 3e édition, 2015). Auteure d’un roman (Quitter Paris,...