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Rendre la ville aux femmes
Cet article est issu du dossier « La ville est-elle l'avenir de l'humanité ? » publié dans le n°13 de la revue Carnets de science
Au détour d’une ruelle, d’une impasse, en prenant le bus ou quand vient la nuit… elles sont sur leurs gardes. Être une femme en ville, c’est souvent vivre avec un sentiment d’insécurité. Un quotidien qui les distingue de la majorité des hommes. La peur qu’elles ressentent est fondée : dans la rue comme dans les transports en commun, les femmes sont victimes de harcèlement. Un phénomène quasi systématique, selon le spécialiste de la géographie du genre Yves Raibaud, qui l’a visibilisé grâce à ses travaux de chercheur au laboratoire Passages1 et de chargé de mission égalité femmes-hommes. « Quand on a commencé à travailler là-dessus en 2011 à Bordeaux, avec les études “Genre et ville”, à l’aide d’un sondage qui posait des questions précises, on a immédiatement eu plus de 1 500 réponses de femmes qui disaient avoir été frottées, frôlées, harcelées, suivies, etc. », se souvient-t-il. Selon un rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, publié en 2015, 100 % des femmes ont déjà été victimes de harcèlement dans les transports en commun2.
Un espace masculin
Dans ce contexte, les femmes adoptent certains comportements pour évoluer, du mieux qu’elles peuvent, dans la ville. « Ce qui les différencie des hommes, c’est qu’avant de sortir, elles vont souvent planifier leur mobilité », explique Nadine Cattan, géographe et directrice de recherche au CNRS, au laboratoire Géographies-cités3, qui a étudié les inégalités d’accès à la ville selon le genre. « Elles pensent à leur trajet en amont pour éviter des endroits qu’elles pensent être peu sûrs – qu’elles aient vécu des agressions ou non dans ces lieux. Les représentations qu’on se fait de la ville et de sa dangerosité jouent beaucoup plus sur les pratiques et les mobilités des femmes qu’elles ne jouent sur les hommes », affirme la géographe. Elle ajoute que les femmes ne restent jamais statiques : « Toutes les enquêtes qu’on a pu faire montrent qu’une femme ne peut pas être en train d’attendre quelque part – qu’un taxi vienne la chercher par exemple… Il faut qu’elle marche, elle doit toujours être en mouvement. »
Une autre stratégie observée consiste à se mettre dans une « bulle émotionnelle », lui permettant de s’isoler du reste des citadins et de se sentir plus à l’aise. Elle le fait en augmentant sa vitesse de marche, en restant à une certaine distance des autres ou encore en portant des écouteurs, pour montrer qu’elle n’est pas disponible.
Les inégalités de genre dans la ville sont cependant loin de s’arrêter là, tant son aménagement défavorise les femmes. Symbole du vivre ensemble et pouvant représenter pour les femmes un lieu de liberté et de conquête de leurs droits, la ville est pourtant aménagée de manière inégalitaire. « Elle est pensée pour les hommes », affirme Yves Raibaud. Officiellement destinés à l’ensemble de la population, de nombreux équipements publics culturels ou de loisirs sont en effet utilisés en majorité par la gent masculine.
« Dans mes études sur le sport réalisées à Genève et à Bordeaux, on voit que 75 % des budgets publics consacrés aux loisirs et aux sports sont consommés par les garçons et les hommes, déclare le chercheur. Par exemple, on trouve beaucoup plus d’équipements pour les sports dits “masculins” (les skate-parks et terrains de football notamment, fréquentés en grande majorité par des hommes) que pour ceux dits“féminins” (gym, danse). Pourtant, les dernières enquêtes datant de 2020 montrent que les femmes font autant de sport par semaine que les hommes. Elles ne bénéficient donc que de 25 % des subventions publiques ! »
Ville cyclable, inégalités exacerbées
Même certaines pratiques a priori favorables au bien-être de tous, celles de la ville durable, desservent les femmes. Encouragée par certaines municipalités, la disparition de la voiture au profit d’une ville cyclable exacerbe en effet les inégalités4. Les enquêtes d’Yves Raibaud menées dans la ville de Bordeaux, en 2013, montrent que la pratique du vélo est majoritairement masculine : « On ne compte que 35 % de femmes à vélo. Ce n’est pas toujours simple pour elles… Par exemple, comment faire du vélo avec plusieurs enfants ? C’est impossible. Si on supprime la voiture en ville, comme l’ont montré des études québécoises, les femmes ont trois quarts d’heure de plus d’accompagnement à un enfant par jour, explique le géographe. Il ne faut pas oublier que la voiture a été un facteur d’émancipation pour les femmes, et reste un outil important pour leurs trajets : elles peuvent à la fois déposer les enfants, avoir une vie professionnelle, faire les courses… », rappelle-t-il.
Le paysage urbain est lui aussi inégalitaire, cette fois de manière symbolique. La majorité des rues, places et parcs portent des noms masculins, et les monuments dépeignent les genres de façon sexiste : les hommes y sont représentés en majesté – à cheval, puissants, dans un contexte militaire… – tandis que les femmes servent de décor, souvent dénudées.
Si les villes sont faites pour les hommes, c’est parce qu’ils les gouvernent depuis toujours. « Historiquement, les villes correspondent aux pouvoirs, politique, militaire et financier, détenus par les hommes. Elles sont aussi aux hommes par leurs aspects attractifs, du plaisir, qui tournent autour de l’échange économico-sexuel. Par exemple, on y trouvait autrefois des maisons closes, aujourd’hui des salons de massage, ainsi que des opéras qui représentent les femmes de manière sexiste », précise Yves Raibaud.
La parité, une lueur d’espoir ?
Dans une société restée patriarcale, la majorité des décideurs et des bâtisseurs sont encore aujourd’hui des hommes, dans un contexte d’entre-soi masculin. « Les personnes en charge de l’aménagement du territoire, les urbanistes, les architectes en charge de la ville sont des hommes. Donc ils conçoivent forcément à la fois du fonctionnel, notamment pour les travailleurs, et du loisir pour les hommes. Quand il s’agit de faire des commodités pour les femmes, les personnes qui s’occupent des autres, les enfants, les personnes handicapées, le troisième âge, c’est secondaire… C’est un souci obligatoire, ils n’ont pas envie de le faire », commente le géographe. Et la participation citoyenne ne fait pas pencher la balance : une fois encore victimes de sexisme, les femmes sont peu écoutées dans la prise de décision lors des concertations publiques… Les mesures prises les pénalisent encore, restant basées sur l’idéal-type d’un citoyen qui serait un homme blanc valide.
Yves Raibaud est formel : « Pour obtenir une ville plus égalitaire, il faut des femmes au pouvoir. » Il voit donc une lueur d’espoir dans la parité obligatoire instaurée dans les conseils municipaux et départementaux, vectrice de plus d’égalité. « Ça marche très bien, mais cela n’est pas suffisant : il faudrait l’étendre aux autres collectivités et à l’Assemblée nationale. Il faut que des femmes soient maires des grandes villes… » Le gender budgeting, une réflexion critique sur les budgets alloués aux populations selon leur genre, est aussi une solution. Aujourd’hui en Gironde, grâce à ces comptages systématiques, la programmation des artistes se doit d’être paritaire – afin que les subventions publiques soient réparties de manière égalitaire.
Pour une ville plus mixte
Pour combattre les inégalités de genre dans la ville, plusieurs initiatives voient le jour : pénalisation du harcèlement de rue, politiques culturelles favorables aux femmes, observatoires du genre, places renommées… Encourageantes, elles ne sont cependant pas suffisantes pour rendre l’espace urbain neutre. Les chercheurs appellent alors à repenser son modèle. « La ville doit être plus fluide, déclare Nadine Cattan. Il faut penser différemment des modèles territoriaux et stratégiques de planification. Pour les transports par exemple, on pourrait avoir des modes beaucoup plus hybrides et plus adaptés à la demande, comme le font certaines villes. Je pense aux bus qui, dans leurs parcours, ne s’arrêtent pas seulement à des points fixes, mais aussi aux portes des immeubles… Il s’agirait de revaloriser les transports de la proximité, jouer un peu plus le cas par cas. » Une façon de prendre en compte la réalité des femmes dans la ville.
La chercheuse propose aussi une plus grande hybridité des lieux : « Il faudrait arriver à une mixité de fonctionnalités pour un lieu, une plus grande adaptabilité. Par exemple, un espace qui pourrait accueillir un jour une association, un autre une boutique… Il serait continuellement co-construit par les personnes qui le fréquentent. Il faut penser des espaces ouverts, de coprésence, pouvant accueillir le plus grand nombre de personnes différentes, et croiser les intérêts de tout un chacun… » ♦
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Un monde de villes
« La ville durable creuse les inégalités » (point de vue par Yves Raibaud, géographe)
- 1. Unité CNRS/ Ensap Bordeaux/Université de Bordeaux/Université Bordeaux Montaigne/Université de Pau et des Pays de l’Adour.
- 2. https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/violences-faites-aux-femmes/act...
- 3. Unité CNRS/EHESS/Univ. Panthéon-Sorbonne/Univ. Paris Cité.
- 4. « Durable mais inégalitaire : la ville », Yves Raibaud, Travail, genre et sociétés, 33, 2015, 29, 10.3917/tgs.033.0029, halshs-01179180