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Une approche darwinienne du cancer
En janvier 1971, le président américain Nixon déclarait la guerre au cancer. En consacrant les mêmes moyens à la lutte contre cette terrible maladie que ceux mis pour provoquer la fission de l’atome ou envoyer un homme sur la Lune, on pourrait la guérir… Quarante ans plus tard, force est de constater que la bataille est loin d’être gagnée. Certes, on sait guérir plusieurs leucémies et lymphomes, et la prévention comme la prise en charge des cancers ont fortement progressé. Mais 80 % d’entre eux – les cancers des tissus comme le sein, le foie, la prostate, le colon, les poumons… –, ont un taux de survie réduit quand ils sont détectés à un stade avancé. « C’est parce qu’on ne regarde pas cette maladie sous un bon angle », affirme Frédéric Thomas, biologiste au laboratoire Mivegec1 dont la recherche est axée sur la médecine darwinienne ; il précise : « On a un ennemi, le cancer, qui se comporte de façon darwinienne. Cela demande de repenser complètement les présupposés de départ. »
Des cellules égoïstes
Le cancer est une maladie aussi vieille que les premiers êtres multicellulaires, soit 500 millions d’années environ. « Les cellules cancéreuses retrouvent pour ainsi dire leurs vieux réflexes d’unicellulaires et prennent leur autonomie par rapport à l’organisme », explique Frédéric Thomas. Elles font comme n’importe quelle unité du vivant décrite par la théorie de Darwin : elles se comportent de façon égoïste et cherchent à maximiser leur division, au-delà du seul renouvellement cellulaire.
Autre particularité : ces cellules sont génétiquement instables, contrairement aux cellules saines, et connaissent de nombreuses mutations. Avec l’arrivée du séquençage ADN haut débit et les méthodes d’analyse globale, il y a une dizaine d’années, les chercheurs ont découvert l’incroyable hétérogénéité que cette instabilité engendre au sein même de la tumeur. « Du fait de milliers de mutations génétiques, on se retrouve face à une tumeur qui ne contient pas une mais plusieurs populations de cellules cancéreuses qui n’auront pas forcément le même comportement », explique la biologiste Urszula Hibner, de l’Institut de génétique moléculaire de Montpellier2.
Une explication aux rechutes
Pour comprendre le fonctionnement des tumeurs, les scientifiques cherchent désormais à cerner le rôle des différentes populations de cellules cancéreuses qui y cohabitent. « Dans une tumeur, comme dans n’importe quel écosystème, il y a une compétition pour accéder à l’espace et aux ressources ; ici, les ressources sont le glucose et l’oxygène, par exemple, dont les cellules cancéreuses ont besoin pour se maintenir », décrit Urszula Hibner. Dans cette compétition, les chercheurs soupçonnent que les cellules cancéreuses bénéficient d’adaptations particulières. Certaines auront plus de facilités à stimuler la néoangiogenèse, la création d’un système de vascularisation à l’intérieur même de la tumeur, nécessaire à l’alimentation des cellules cancéreuses. D’autres seront plus aptes à accéder à la matrice extra-cellulaire, le tissu conjonctif auquel les cellules du corps s’arriment. D’autres, enfin, seront plus actives dans la croissance de la tumeur elle-même…
à l’espace et
aux ressources.
Le champ à explorer est encore immense, mais l’approche évolutive pourrait offrir un éclairage nouveau et concret sur les thérapies déjà utilisées. L’hétérogénéité constatée à l’intérieur des tumeurs par les chercheurs fournirait ainsi une explication aux rechutes constatées chez certains patients. « Toutes les cellules cancéreuses ne réagissent pas de la même manière au traitement, indique Frédéric Thomas. La plupart vont disparaître, mais si ne serait-ce que 2 % des cellules possèdent une adaptation qui les rend résistantes, et qu’elles se remettent à croître quelques années plus tard, alors c’est l’impasse et le traitement qui avait si bien fonctionné la première fois ne marchera plus. »
Les connaissances de la biologie évolutive pourraient aussi permettre d’explorer de nouvelles voies thérapeutiques. « L’objectif pour la recherche, à terme, est bien évidemment d’éradiquer complètement la tumeur… En attendant d’y arriver parfaitement, pourquoi ne pas tenter de faire du cancer une maladie chronique avec laquelle le patient apprendrait à vivre ? », propose le biologiste Michael Hochberg, de l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier3. Soit un changement complet de stratégie, dans le moyen terme tout au moins.
Garder la tumeur sous contrôle
Au lieu d'appliquer directement la dose de chimiothérapie maximale tolérée par les patients, comme c'est le cas dans certaines stratégies thérapeutiques, il s'agirait plutôt de garder la tumeur sous contrôle. « L’idée serait d’élaguer seulement ce qui dépasse, en utilisant des chimiothérapies douces qui préservent l’équilibre entre les différentes populations de cellules cancéreuses et qui évitent aux plus résistantes de recoloniser tout le milieu », explique Michael Hochberg.
Autre approche possible : adopter les méthodes utilisées en écologie pour contrôler les populations de nuisibles. Au lieu d’essayer d’éradiquer la population de nuisibles avec des moyens brutaux et souvent inefficaces à plus long terme (insecticides, dératisation…), on introduit plusieurs de ses prédateurs et, pourquoi pas, un ou deux parasites. « Dans le cas des cellules cancéreuses, on pourrait imaginer coupler une chimiothérapie et un virus oncolytiqueFermerVirus qui s’attaque aux cellules tumorales, naturellement, ou après modification génétique. C’est l’une des pistes thérapeutiques actuellement étudiées par la recherche. », précise Frédéric Thomas. L’évolution nous apprend qu’on est rarement performant sur tous les fronts ; c’est ce qu’on appelle le compromis évolutif. Les chercheurs font le pari que, si les cellules ont développé la capacité de résister à un agresseur, elles ne seront pas forcément adaptées à tous…
Vers un vaccin à long terme ?
Dernière piste envisagée, à très long terme : le vaccin qui débarrasserait définitivement l’homme des tumeurs cancéreuses. L’évolution a choisi de favoriser la reproduction et la première partie de la vie humaine au détriment de la survie à très long terme. Ce qui fait qu’on accumule des tumeurs pas forcément malignes tout au long de notre vie, tumeurs que le système immunitaire est censé garder sous contrôle. Seulement voilà, l’efficacité du système immunitaire diminue avec l’âge, tandis que le nombre et l’hétérogénéité des tumeurs ne cessent d’augmenter… « On pourrait imaginer un vaccin qu’on inoculerait au nouveau-né et qui éduquerait le système immunitaire à se débarrasser des tumeurs dès leur apparition », avance Frédéric Thomas. Une sacrée gageure !
Aujourd’hui, si la démarche évolutive intéresse de plus en plus de chercheurs spécialistes du cancer, qui y voient une approche complémentaire à leurs travaux, seulement quelques centaines dans le monde (sur plusieurs centaines de milliers) se consacrent exclusivement à cette discipline encore émergente. En France, un groupe de recherche, le Darevcan (Darwinian Evolution of Cancer Consortium), regroupe depuis 2012 onze laboratoires et une cinquantaine de chercheurs – biologistes évolutifs, biologistes moléculaires, médecins mais aussi mathématiciens. « Il faut des modèles mathématiques pour simuler la croissance des populations de cellules cancéreuses au sein des tumeurs, comme on le fait en génétique des populations », explique Michael Hochberg, qui coordonne l’ensemble.
Il est néanmoins trop tôt pour dire si cette approche radicalement nouvelle bouleversera à terme le traitement du cancer. « Que donnera l’approche évolutive ?, s’interroge Urszula Hibner, c’est difficile à dire. Elle peut aboutir à une révolution thérapeutique… ou pas. L’intérêt de cette approche pour la connaissance du cancer est réel, mais l’idée, c’est d’aller jusqu’aux applications. C’est ce qui intéresse les médecins et, bien sûr, les patients. »
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