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Comment le premier site web français a vu le jour au CNRS
Qui se souvient du premier site web français ? Est-il encore visible ? C’est seulement depuis 1997, que web.archive.org, mémoire du Web, garde traces des premiers sites. Et c’est en 1992 que Wojciech Wojcik, ingénieur au Centre de calcul de l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (CC-IN2P3), à Lyon, et moi-même, avons installé info.in2p3.fr, le premier site français.
Dans le monde de la physique des particules, l’échange d'informations entre les chercheurs est crucial, car les différentes collaborations des expériences du Cern1 sont éparpillées dans le monde entier. En 1989, Tim Berners-Lee, alors informaticien au Cern, dans sa proposition « Gestion de l’information » suggère de réunir des données scientifiques délocalisées en les décrivant avec des liens hypertextes au sein d’une même page afin d’en unifier l’accès. C’est l’invention du Web qui ne suscitera de la part du Cern qu’un intérêt poli, « vague, mais prometteur » !
Tim Berners-Lee et Robert Caillau, également informaticien, ont développé la technologie du Web sur Nextstep, système Unix de la société américaine Next, fondée en 1985 par Steve Jobs lorsque, désabusé, il quitte Apple. Bien que révolutionnaires, les ordinateurs développés par Next sont restés confidentiels. Toutefois au Cern et au CC-IN2P3, nous avions ces mêmes machines où le serveur du Cern était immédiatement transposable. C’est peut-être pour cette raison que l’IN2P3 a été parmi les premiers à posséder son site web !
En septembre 1992, Wojciech Wojcik rentre d’une conférence2 sur le calcul en physique des particules ; il a assisté à une démonstration du Web par Tim et Robert. Il invite Robert au CC-IN2P3, et on installe un serveur web. Avec 10 lignes d’HTML, une photo du Centre de calcul et quelques liens hypertextes, la première page web française voit le jour !
Cette première page ressemblait à une carte de visite du CC-IN2P3 et les quelques liens hypertextes mettaient si peu en évidence la technologie du Web qu’elle trahissait sans doute notre difficulté à anticiper la puissance de cette invention ! Elle est restée en l’état « quelque temps », jusqu'à ce qu’un nouvel acteur bouleverse le paysage.
Le Web populaire
L’expérience utilisateur du Web c’est le navigateur. En 1993 le National Center for Supercomputing Applications, centre américain de recherche et d’exploitation des superordinateurs (Université de l’Illinois à Urbana-Champaign), lance Mosaic, un des premiers navigateurs graphiques. C’est une véritable révolution : on peut intégrer des images, mais surtout les pages web peuvent désormais supporter les formulaires.
Les formulaires, ce sont ces champs de saisie, ces boutons, ces menus déroulants, ces cases à cocher qui vont permettre, sur un moteur, d’entrer des critères de recherche ou, sur un site marchand, de passer une commande. Le Web devient interactif, le Web devient support d’applications et prend son essor. Même si Mosaic laissait rapidement la place, il aura été incontestablement l’élément propulseur du Web. Alors qu’il n’y a encore qu’une centaine de sites sur la planète, le monde entier commence à imaginer quel parti il va pouvoir tirer de cette fabuleuse invention.
Au-delà de la communication scientifique
Début 1994 nous commençons à tester une première application, un annuaire en réseau des 18 laboratoires de l’IN2P3. D’une simple interface web on consulte d’un clic les 18 bases de données gérées localement dans les laboratoires ! Cette application était emblématique : des données personnelles se retrouvent sur la Toile, en accès libre, une première ! Pour obtenir l’autorisation de la Cnil, nous devrons lui faire découvrir le Web. Le CC-IN2P3 hébergera même quelques pages de recommandations jusqu’à ce que cette Commission ait son propre site.
À partir de ce moment, chaque application sera envisagée avec une interface web. Du slow control des expériences, aux applications administratives ou documentaires, tout devient Web.
Le serveur de l’IN2P3, premier site web français a, tour à tour, été un site expérimental, le Web indifférencié de l’IN2P3 et de son Centre de calcul. On est en 1996, les sites commencent à se multiplier sur la planète, le Web de Tim Berners-Lee s’éloigne de la communication scientifique pure !
Cette même année, Next est en train de disparaître, Steve Jobs prépare son retour chez Apple, la première page française a disparu sans laisser de traces. Pour le grand public, Internet et le Web se confondent en un même concept.
« Le Web est né du hasard et de la nécessité, l’Internet est devenu le Web »3, il n’en était pourtant qu’une application4. Le monde va s’emparer de cette technologie, son développement va être dicté par les industries de l’information et du commerce, les GAFA5 vont commencer à prendre le pouvoir.
Le côté obscur
Tous consommateurs, mais aussi tous producteurs, de la désinformation, les fake news, au cyber harcèlement et jusqu’à la captation des données personnelles permettant le ciblage et la manipulation des individus (l’affaire Cambridge Analytica)6, le Web va s’obscurcir.
Son accès va aussi changer. Le terminal devient le Smartphone, les apps remplacent peu à peu les navigateurs et sont souvent plus efficaces que leurs équivalents « Web natives ». Mais elles présentent cependant un inconvénient majeur, celui d’être distribuées exclusivement sur les stores (Apple Store et Google Play).
Chaque fois que l’on télécharge une application sur son Smartphone c’est à Apple ou Google que l’on s’inféode, chaque fois que l’on télécharge une application sur son Smartphone c’est le Web qu’on tue un peu !
Le retour aux sources
Pourtant, le Web servira encore les chercheurs ; via les archives ouvertes7, il sera une alternative au monde de l’édition qui, par un modèle aberrant, conduit les institutions à racheter à des prix exorbitants les publications de leurs propres résultats.
C’est aussi, au CC-IN2P3, dans l’unité CNRS du Centre pour la communication scientifique directe que naîtra en 2001, sur le modèle d’ArXiv8, la première archive ouverte multidisciplinaire, HAL9, reconnue internationalement et adoptée par l’ensemble de la recherche française. ♦
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
- 1. Le Cern est l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire.
- 2. Computing in High Energy and Nuclear Physics, LAPP Annecy (CNRS/Université de Savoie Mont Blanc), 1992.
- 3. François Fluckiger, responsable des réseaux du Cern, préface du livre « HTML et la programmation de serveurs Web », Philippe Chaléat et Daniel Charnay, Eyrolles, 1995.
- 4. Comme le mail (SMTP), le FTP, le Web (HTTP) n’est qu’une application du réseau Internet parmi d’autres.
- 5. Acronyme désignant les quatre géants américains du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon. Il a laissé place à GAFAM, le M signifiant Microsoft.
- 6. L’entreprise britannique Cambridge Analytica, utilisée par Donald Trump durant sa campagne pour la présidentielle de 2016 aux États-Unis, est accusée d’avoir récolté et analysé les données de 30 à 70 millions d’utilisateurs Facebook sans leur consentement.
- 7. Plateforme en libre accès des publications scientifiques, au cœur du mouvement mondial de l’open access.
- 8. Première archive ouverte pour les physiciens (que l’on appelait «base de preprints») créée par Paul Ginsparg à Los Alamos, au Nouveau-Mexique.
- 9. Pour «Hyper Articles en Ligne», nom donné en hommage au film de Stanley Kubrick «2001 l’Odyssée de l’espace». Cette archive est connectée aux grandes archives mondiales, ArXiv, Pubmed Central, Repec…
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