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Ces dates méconnues qui racontent l’Europe (4/4)

Dossier
Paru le 21.01.2022
La longue construction de l’Europe

Ces dates méconnues qui racontent l’Europe (4/4)

14.02.2022, par
Pour finir notre série, tirée de l’ouvrage «Chroniques de l’Europe» publié par CNRS Éditions, on bat le pavé avec les ouvrières belges pour l’égalité salariale, on voit le net américain faire ses choux gras du web — inventé en Suisse dans un organisme européen —, et on suit le fil d’Ariane grâce à son ancêtre la fusée Europa.

(Les textes ci-dessous sont tirés de l'ouvrage Chroniques de l'Europe, CNRS Éditions, janvier 2022).
  

16 février 1966 - À travail égal, salaire égal

16 février 1966, Herstal, Belgique : 3 000 ouvrières de la Fabrique nationale d’armes de guerre (FN) débraient sans préavis pour réclamer l’application du principe « À travail égal, salaire égal ». Spontanément, les grévistes investissent les rues et scandent leurs slogans en chantant. Si la revendication n’est pas nouvelle, la grève de la FN n’en est pas moins exceptionnelle : par sa durée (12 semaines), son ampleur (mise au chômage technique de près de 5 000 ouvriers), et surtout par le recours à l’article 119 du traité de Rome (1957) qui aurait dû rendre l’égalité salariale effective dans toute la CEE depuis 1962.

La grève (…) est exceptionnelle par sa durée (12 semaines), son ampleur (…) et le recours à l’article 119 du traité de Rome qui aurait dû rendre l’égalité salariale effective dans toute la CEE depuis 1962.

Par le passé, d’autres grèves pour l’amélioration des conditions de travail avaient touché des secteurs industriels employant une main-d’œuvre majoritairement féminine : les grèves des ouvrières des allumettes à Jönköping (Suède) et à Londres dans les années 1880 sont considérées comme les premières grèves de femmes. La grève des « femmes-machines » de Herstal apparaît quant à elle comme le premier mouvement social des femmes en Europe et s’élargit à d’autres revendications. Expression publique du refus d’accepter une position subalterne dans la société, la grève s’affranchit de la tutelle du syndicalisme masculin et réclame l’égalité sexuelle.

Les « femmes-machines » de la Fabrique nationale d’armes de guerre de Herstal, près de Liège. Leur grève débutée en février 1966 apparaît comme le premier mouvement social des femmes en Europe et s’élargit à d’autres revendications.
Les « femmes-machines » de la Fabrique nationale d’armes de guerre de Herstal, près de Liège. Leur grève débutée en février 1966 apparaît comme le premier mouvement social des femmes en Europe et s’élargit à d’autres revendications.

Menée avec une détermination sans faille, bientôt soutenue par les mouvements en faveur de la dépénalisation de l’avortement, elle trouve un écho rapide dans tous les pays membres : la presse s’en empare dès le mois de mars, les manifestations de solidarité se multiplient, des délégations d’organisations féminines, syndicales, féministes viennent prêter main-forte de France, d’Italie, des Pays-Bas. Le 1er mai 1966 s’organise sur fond d’une grève européenne des femmes.  

Des délégations d’organisations féminines, syndicales, féministes viennent prêter main-forte de France, d’Italie, des Pays-Bas. Le 1er mai 1966 s’organise sur fond d’une grève européenne des femmes.

Alerté par sa Commission sociale, le Parlement européen, réuni en séance extraordinaire à Strasbourg, vote le 29 juin 1966 une proposition en faveur de l’application immédiate de l’article 119. De son côté, la Commission européenne commandite d’importantes enquêtes sur la situation des travailleuses en Europe qui, pour la première fois, couvre tous les aspects de leur vie quotidienne (salaire, conditions de travail, formation professionnelle, articulation travail/famille, sécurité sociale, etc.).

Un premier ensemble de directives résultent de ces enquêtes tandis que la juriste belge Éliane Vogel-Polsky porte la question des inégalités salariales devant la Cour de justice européenne qui, en 1976, tranche en faveur de l’application directe de l’art. 119 dans tous les États membres. Pour leur part, les organisations syndicales ne peuvent plus éluder la question de la place des femmes dans leurs structures.

La grève des femmes, ici le 25 avril 1966 à Herstal, se poursuit pendant des mois. Expression publique du refus d’accepter une position subalterne dans la société, elle s’affranchit de la tutelle du syndicalisme masculin et réclame l’égalité sexuelle.
La grève des femmes, ici le 25 avril 1966 à Herstal, se poursuit pendant des mois. Expression publique du refus d’accepter une position subalterne dans la société, elle s’affranchit de la tutelle du syndicalisme masculin et réclame l’égalité sexuelle.

Ces changements, entraînés en grande partie par la grève de la FN et ses conséquences, amorcent ainsi une véritable dynamique communautaire qui fait de l’Europe un moteur essentiel dans les politiques publiques d’égalité entre hommes et femmes – une position de pointe qui s’émousse néanmoins au XXIe siècle. Par ses multiples facettes, la grève de Herstal est devenue une vitrine médiatique des luttes sociales féminines en Europe. Commémorée chaque année jusqu’en 1977, sporadiquement jusqu’en 2016, elle reste le symbole de la solidarité européenne des femmes, dans une mémoire préservée par divers médias et des documentaires filmés d’une rare intensité.

Éliane Gubin, Université libre de Bruxelles (Belgique)
   

5 novembre 1971 - Europa, le premier fil d’Ariane

Le 5 novembre 1971, la fusée Europa II s’élève du pas de tir de Kourou, faisant vibrer chez ses concepteurs l’espoir d’un accès autonome aux orbites géostationnaires, si précieuses pour les satellites de télécommunications. Pouvoir se passer des moyens spatiaux des autres puissances, tel est bien l’objectif des Britanniques, qui ont fourni le premier étage de la fusée développé à partir du missile Blue Streak, des Français, qui ont conçu le deuxième étage, Coralie, et des Allemands de l’Ouest, qui avec le troisième étage dénommé Astris, sont chargés du guidage inertiel du lanceur.

Se passer des moyens spatiaux des autres puissances est le but des Britanniques, des Français et des Allemands de l’Ouest qui ont chacun fourni un étage de la fusée.

À leurs côtés, trois autres contributions, de moindre ampleur certes, mais tout aussi révélatrices d’un effort qui se joue désormais à l’échelle européenne, au-delà des seules velléités nationales : l’Italie assure le développement de satellites expérimentaux, la Belgique met à disposition une station de guidage radio et les Pays-Bas s’occupent quant à eux des opérations de télémétrie.

Premier lancement de Europa II, le 5 novembre 1971, depuis le pas de tir de Kourou, avant qu’elle n’explose en plein vol et s’abîme à quelques centaines de kilomètres de la côte guyanaise.
Premier lancement de Europa II, le 5 novembre 1971, depuis le pas de tir de Kourou, avant qu’elle n’explose en plein vol et s’abîme à quelques centaines de kilomètres de la côte guyanaise.

Seulement voilà qu’au bout de 150 secondes de vol, la fusée perd son cap. La propulsion s’arrête. Devant les yeux médusés des ingénieurs, Europa II explose et s’abîme dans l’océan Atlantique, à quelques centaines de kilomètres de la côte guyanaise. La déception est énorme : il s’agit du sixième échec consécutif du programme Europa, depuis la signature de la convention constituant l’organisme chargé de son développement, l’Eldo, en 1962.
   
Regroupant initialement six États de l’Europe de l’Ouest et l’Australie, cette organisation tente d’orchestrer un premier effort de coopération européenne dans le domaine des hautes technologies spatiales, en se donnant comme objectif, à partir d’une proposition franco-britannique, la réalisation d’un lanceur autonome. En parallèle, l’Esro, organisation-sœur, réussit mieux à coordonner la recherche fondamentale et le développement conjoint de satellites. Côté Eldo, l’aventure est donc difficile : faute d’un financement équilibré et d’une capacité d’encadrement suffisante, le projet peine à se concrétiser, souffrant de multiples échecs techniques et d’une défection progressive du soutien britannique sous la première administration Wilson.

Les Européens n’ont plus d’autre choix que de recourir aux infrastructures étrangères pour accéder à l’espace, plaçant l’Europe dans une dépendance jugée inacceptable, en particulier par la France.

L’explosion d’Europa II précipite le démantèlement d’Eldo, même si une nouvelle version de la fusée était en préparation, devant placer sur orbite le satellite de télécommunications franco-allemand Symphonie pour la fin de l’année 1973. Comme Symphonie, les satellites européens n’ont alors plus d’autre choix que de recourir aux infrastructures étrangères pour accéder à l’espace, plaçant l’Europe dans une dépendance jugée inacceptable, en particulier par la France.

Centre de contrôle (à Darmstadt, en Allemagne) des satellites de l'ESA, Agence spatiale européenne créé en 1975, quatre ans après le fiasco Europa II. Dès lors, l’Europe ne dépend plus des infrastructures étrangères pour accéder à l’espace.
Centre de contrôle (à Darmstadt, en Allemagne) des satellites de l'ESA, Agence spatiale européenne créé en 1975, quatre ans après le fiasco Europa II. Dès lors, l’Europe ne dépend plus des infrastructures étrangères pour accéder à l’espace.

La création de l’Agence spatiale européenne répond finalement à cette crise quatre ans plus tard, en 1975, en regroupant les volets scientifiques et balistiques sous un même toit, renforçant l’intégration institutionnelle et industrielle au service d’une politique spatiale concertée et cohérente. Un nouveau principe émerge à cette occasion, celui du package deal, permettant de trouver une solution institutionnelle efficiente à un désaccord politique entre États membres : au désir d’autonomie porté par la France, est associée la participation au programme américain post-Apollo soutenue par l’Allemagne ainsi que le développement d’un satellite de télécommunication maritime souhaité par la Grande-Bretagne.
   
C’est précisément là que l’histoire d’Ariane commence, au carrefour d’une renaissance sur les cendres d’Europa, d’une institutionnalisation renforcée de l’Europe spatiale et de l’acceptation, durement gagnée, d’une vision française plaçant l’indépendance stratégique au cœur de son argumentaire.

Anne de Floris, Sorbonne Université/Sirice
    

Août 1991 - Le web européen s’offre au monde

Au début de l’année 1991, les chercheurs du Cern (European Organisation for Nuclear Research) se voient proposés par deux d’entre eux, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau, un tout nouveau système de partage d’informations entre ordinateurs. Le 6 août 1991 il est ouvert aux utilisateurs extérieurs à l’organisme européen, c’est le World Wide Web.

En 1991, le tout nouveau système de partage d’informations entre ordinateurs du Cern s'ouvre aux utilisateurs extérieurs à l’organisme européen, c’est le World Wide Web.

Si le projet initial de Berners-Lee, intitulé « Information Management : A Proposal », n’avait pas retenu l’aval de sa hiérarchie, le jeune physicien alors âgé de 34 ans avait cependant eu le mérite d’y croire et de poursuivre son développement, avec l’aide de Cailliau. Leur objectif était de rendre accessible de manière simple et pratique l’information disponible sur les ordinateurs des différentes implantations du Cern à travers l’Europe, sans échanger des messages ou « transmettre » des données.

Tim Berners-Lee, Robert Cailliau et Nicola Pellow, pionniers de l’internet et du World Wide Web, ici en 1993, au Cern, en Suisse.
Tim Berners-Lee, Robert Cailliau et Nicola Pellow, pionniers de l’internet et du World Wide Web, ici en 1993, au Cern, en Suisse.

Pour rendre visible et consultable à distance l’ensemble des données abritées sur les ordinateurs reliés entre eux par le réseau Internet, les deux chercheurs écrivent un logiciel permettant de créer des documents munis de liens, dits hypertextes – le langage « html » –, définissent la procédure de transfert, dénommée « http », et fixent le principe d’adressage (URL) pour les sites. Un point d’étape capital est franchi en novembre 1990, lorsqu’ils conçoivent le premier programme serveur, un logiciel qui abrite des pages sur un ordinateur, tout en permettant aux autres d’y accéder.

Aussitôt le web est-il ouvert qu’il échappe à ses concepteurs. Aux États-Unis, le réseau Internet (…) est bien plus développé qu’en Europe, on en mesure tout le potentiel, notamment sur le plan commercial.

Aussitôt le web est-il ouvert à l’été 1991 qu’il échappe à ses concepteurs. Aux États-Unis, le réseau Internet, qui relie des ordinateurs de constructeurs différents grâce à des protocoles publics, est bien plus développé qu’en Europe, on en mesure en effet tout le potentiel, notamment sur le plan commercial. Une école d’ingénieurs de la côte est se montre particulièrement active, le MIT. Associé au dynamisme des entreprises américaines et à leur place centrale dans le développement du réseau Arpanet depuis la fin des années 1960, puis du réseau reliant Arpanet aux autres réseaux de données, Internet, le MIT fait rapidement basculer le centre de gravité du web vers l’Amérique du Nord.

Le MIT (Massachusetts Institute of Technology), qui a fait basculer le centre de gravité du web vers l’Amérique du Nord, organise la première conférence mondiale des développeurs pour le WWW en 1993. C’est la base du W3C (WWW Consortium) qui gérera le développement de la toile.
Le MIT (Massachusetts Institute of Technology), qui a fait basculer le centre de gravité du web vers l’Amérique du Nord, organise la première conférence mondiale des développeurs pour le WWW en 1993. C’est la base du W3C (WWW Consortium) qui gérera le développement de la toile.

Dès 1991, les activités commerciales sont acceptées sur le réseau contrôlé par l’agence publique de financement de la recherche américaine, la National Science Foundation. En 1993, la première conférence mondiale des développeurs pour le World Wide Web est organisée au MIT. C’est la base du World Wide Web consortium (W3C), qui gérera le développement de la toile et dont l’Institut national de recherche en informatique et automatique sera en France le pilier européen.
  
Le 6 avril 1993, le Cern décide d’abandonner ses droits sur le World Wide Web, alors qu’environ deux millions de personnes sont déjà connectées à Internet. La croissance est dès lors exponentielle, tirée par les usages non plus scientifiques mais commerciaux. Le logiciel de consultation Mosaic est développé au National Center for Supercomputing Applications de l’université d’Illinois (NCSA). Il donnera naissance à une version commerciale, Navigator, développé par Netscape. L’annuaire Yahoo apparaît dès 1994. L’année qui suit, Jeff Bezos, sorti de Princeton, fonde Amazon. Le premier moteur de recherche de grande diffusion, Alta Vista, est diffusé à partir de novembre. L’avenir d’un véritable média de masse se dessine outre-Atlantique. ♦

Pascal Griset, Sorbonne Université/Sirice
    
À lire
Chroniques de l'Europe, sous la coordination de Sonia Bledniak, Isabelle Matamoros et Fabrice Virgili, CNRS Éditions, janvier 2022, 272 pages, 20 euros (disponible en format numérique).
   
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Auteur

Chroniques de l'Europe

Retracer six siècles d'histoire de l'Europe en plus de 120 dates, souvent méconnues, et plusieurs centaines de documents, tel est le défi de cet ouvrage dont nous publions une série d'extraits. Les 82 auteurs, historiens et historiennes, ont chacun choisi un événement à l'échelle du continent et en font le récit, documents et repères chronologiques à l'appui.

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