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Faut-il supprimer la mention «sexe» de l'état-civil ?
L’histoire donne à réfléchir… Le 4 mai 2017, la Cour de cassation s’est opposée au jugement du tribunal de grande instance de Tours autorisant une personne intersexe à faire inscrire la mention « sexe neutre » dans son acte de naissance. Assignée homme au berceau, la personne requérante ne s’identifiait pourtant ni au sexe masculin, ni au sexe féminin. Seulement, « La loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l’état civil, l’indication d’un sexe autre que masculin ou féminin », ont argué les juges, catégoriques, pour annuler cette décision inédite en France ajoutant que « cette binarité (…) est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur ».
Si, bien souvent, nous ne prêtons guère attention à ces deux lettres apparemment capitales, nos papiers d’identité indiquent en effet le sexe qui nous a été attribué sur la base de notre conformation anatomique, au même titre qu’ils précisent nos noms, prénoms, date et lieu de naissance, taille et même, pour les passeports, couleur des yeux. Mais pour quel usage ? Et surtout pourquoi la « binarité » paraît-elle si primordiale aux juges, hommes et femmes, bien que tous revêtus d’une robe dans l’exercice de leur fonction ?
Éviter les «mariages illicites» et les déserteurs...
Pour le savoir, on peut d’abord interroger la fonction historique de l’état civil, « l’une des plus vieilles institutions françaises »1 : apparu au début du XVe siècle sous la forme des registres des baptêmes, il est d’abord tenu par l’Église catholique romaine et sert à « éviter les mariages illicites » (entre membres de la même famille ou personnes du même sexe). « L’état civil, explique Philippe Guez, professeur de droit privé à l’université Paris-Nanterre et directeur de l’Institut d’études judiciaires Henri-Motulsky, a d’abord une fonction probatoire, et c'est la raison pour laquelle on y consigne ces mentions : il sert à identifier la personne pour éviter qu’elle ne soit confondue avec une autre et à faire la preuve de son état. »
Il s’agit aussi d’attribuer les droits et devoirs qui incombent aux individus en fonction de certaines de leurs caractéristiques : « Au XIXe siècle, on devait présenter le nouveau-né à l’officier d’état civil pour qu’il puisse constater de visu son sexe. L’idée était notamment d’éviter que les garçons, futurs soldats, n’échappent à la conscription car, dans une France rurale, certaines familles n'auraient pas hésité à déclarer un garçon comme étant une fille pour qu’il reste travailler aux champs », illustre le juriste.
À une époque de patriarcat dominant, cette mention du sexe à l’état civil permet surtout d’accorder des droits inégaux aux femmes et aux hommes. Après la Révolution française, il faut rappeler que les femmes sont exclues de la citoyenneté et du droit de vote, et ce jusqu’en 1944. Parallèlement, elles sont soumises à l’autorité de leur père d’abord, de leur mari ensuite. « En 1804, le Code civil de Napoléon établit des droits et des devoirs différenciés pour les époux. Les femmes ne peuvent travailler sans l’autorisation de leur mari ni toucher un salaire, elles ne peuvent pas non plus gérer leurs propres biens…2 Et en ce sens, il s’agit bien d’un élément fondateur de l’organisation sociale », développe Diane Roman, professeure de droit public et juriste à l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne3.
Fondement des privilèges accordés aux hommes, l’état civil a contribué à la construction même de la « différence de sexes » : « Historiquement, il a consolidé la différence sociale entre femmes et hommes en posant le principe de la binarité des sexes et en invisibilisant l’intersexuation. »
Le dogme des X et Y
Ce fameux principe ne reflète pourtant pas l’extraordinaire variabilité de la réalité biologique. « La génétique est beaucoup plus complexe que l’état civil, rappelle Joëlle Wiels, biologiste et directrice de recherche au CNRS au laboratoire Signalisation, noyaux et innovations en cancérologie4, dont les travaux contestent « le dogme trop bien établi du binarisme sexué » et l’usage politique qui en est fait. « Il ne s’agit pas de remettre en cause la réalité biologique de la sexuation, mais de contester sa dualité absolue. » La détermination du sexe (chromosomes, gonades, hormones, anatomie) est en effet un phénomène éminemment complexe : « Si je vous demande ce qui détermine le sexe, vous répondrez les chromosomes : les femmes ont deux chromosomes X et les hommes un X et un Y. Mais ce n’est pas vrai pour tout le monde : certaines personnes ont un, trois ou quatre X, un X et deux Y, deux X et un Y… Les personnes qui ont deux X ont aussi parfois des organes génitaux mâles, et celles qui ont un X et un Y des organes génitaux femelles. » On estime ainsi que l’intersexuation concerne 1 à 2 % de la population. « La fréquence de certaines situations n’est pas si rare : si vous prenez le cas de deux X et un Y, en France 60 000 personnes sont concernées. » Quant aux fonctions différenciées dans la reproduction, souvent invoquées pour définir hommes et femmes, « ce n’est pas non plus un critère suffisant, car on sait qu’environ 10 % des femmes sont stériles (et presque autant d’hommes5, NDLR)… »
Division sexuelle et construction sociale
Bien qu’elle repose sur des faits biologiques, la « différence des sexes », comme catégorisation des individus, a donc aussi été construite afin de valider une organisation sociale antérieure. « Les historiens considèrent que ce discours sur la binarité des sexes est apparu au début du XIXe siècle, retrace le philosophe Thierry Hoquet, professeur à l’université de Nanterre et chercheur à l’Institut de recherches philosophiques. Auparavant, selon eux, les deux sexes n’étaient pas conçus comme de nature opposée, mais sur le mode d’un continuum reliant deux formes typiques. En revanche, de nombreux arguments laissent aussi penser que la société a toujours été divisée en deux sexes du fait du travail reproductif. N’étant pas à la même place dans la reproduction, les individus se sont vu assigner des rôles différents dans la société. »
Si la manière dont la biologie ou la médecine racontaient la différence des sexes a changé au fil du temps (il y a eu la théorie des « humeurs »FermerÉlaborée par Hippocrate (vers 460- 370 av. J.-C) et par les auteurs du Corpus Hippocraticum, puis par Galien (129-env. 201), la théorie des humeurs prévaut dans l’histoire de la médecine jusqu’à la fin du XVIIIesiècle. Elle oppose l’homme, dont le tempérament associe chaleur et sécheresse, à la femme qui lie froideur et humidité. Dans son traité Que les mœurs de l’âme sont la conséquence des tempéraments du corps, Galien affirme que l’humide entraîne la déraison, la sécheresse cause l’intelligence., puis des arguments anatomiques à partir du XVIe siècle, et la découverte des chromosomes et des hormones au XXe siècle), cette division sexuelle du travail remonterait… au Néolithique. « À cette période, la sédentarisation des populations de chasseurs-cueilleurs nomades aurait permis aux familles de soutenir un plus grand nombre d’enfants et accentué d’autant la charge du travail domestique pour les femmes », précise le chercheur.
N’en déplaise à la Cour de cassation, les choses ont bien changé depuis Napoléon… et la « différence des sexes » n’est plus, en France, utilisée pour justifier la domination masculine. Les études de genreFermerLe genre, c'est ce que la société dicte comme relevant du féminin (le rose, les robes...) ou du masculin (le bleu, les jouets revolvers...). Les sexes, au contraire, sont définis par la biologie (chromosomes, hormones...). Les études de genre consistent notamment à décrypter les confusions entre sexe et genre. Par exemple, les filles ne sont pas biologiquement "prédestinées" à aimer le rose. Ce n’est qu’un stéréotype de genre, une construction sociale. ont, à ce titre, joué un grand rôle en démontrant que le « sexe », ainsi entendu, est le support de la représentation de genre : « Elles ont montré que ce qu’on appelle “féminin” et “masculin” est socialement construit et ne dépend pas d’un critère biologique qui serait une destinée ou une nécessité, et qu’il ne peut donc pas justifier l’inégalité des droits », détaille Thierry Hoquet.
« Tout au long du XXe siècle, le droit français a évolué en faveur d’une neutralisation des énoncés juridiques », souligne ainsi Diane Roman, au point qu’on ne trouve presque plus de règles sexo-spéficiques, hormis celles qui concernent le congé maternité et la protection des salariées enceintes et allaitantes. À propos du mariage, par exemple, le code civil parle désormais des « époux », et reconnaît les mêmes droits aux conjoints, a fortiori depuis qu’en 2013, la loi Taubira a ouvert le mariage aux personnes de même sexe.
Discriminations indirectes
Reste que plusieurs énoncés juridiques, apparemment neutres quant au genre, ne le sont pas dans les faits et produisent des discriminations « indirectes » : « Certaines mesures, bien que formulées de manière neutre, portent majoritairement préjudice aux femmes : dans le Code de l’action sociale et des familles, par exemple, une mesure prévoit qu’un parent isolé peut bénéficier du RSA majoré, moyennant des enquêtes domiciliaires destinées à vérifier son isolement. Sauf que, dans plus de 90 % des cas, les bénéficiaires sont des mères célibataires, et, au final, c’est donc sur les femmes que s’exerce ce contrôle de la vie privée », poursuit Diane Roman. Les règles d’établissement de la filiation charnelle témoignent aussi toujours de stéréotypes de genre : en droit français, est la mère celle qui accouche (le lien biologique fait la maternité), est le père celui qui déclare l’enfant et s’en occupe (le lien social fait la paternité).
La philosophe Marie Gaille, directrice adjointe scientifique de l'Institut des sciences humaines et sociales du CNRS, ajoute un autre exemple : en France, c’est le modèle du couple hétérosexuel et « en âge de procréer » qui a présidé à l’élaboration d’un cadre légal pour l’assistance médicale à la procréation (AMP). « Dans le Code de santé publique, cet âge de procréer n’est pas déterminé. La rubrique “Prise en charge financière” du site officiel de l’administration française indique en revanche “jusqu’au 43e anniversaire de la mère”… une limite d’âge qui, jusqu’à très récemment, ne concernait que les femmes6. » On peut y voir une volonté de tenir compte d’une limite biologique naturelle pesant sur les femmes. Mais cet « âge de procréer » n’est-il pas au moins en partie social dans la mesure où la limite fixée par le législateur, quand elle existe, varie selon les pays ? Néanmoins, conclut Diane Roman, globalement « la distinction de sexe entre hommes et femmes a perdu de ses effets juridiques au point que l’on peut se demander si elle fonde toujours l’organisation sociale ».
Faudrait-il repenser le droit de la filiation ?
Mais alors pourquoi ne pas supprimer simplement cette mention caduque de l’état civil ? « Il y a deux domaines où la distinction entre les sexes demeure prégnante : en matière de filiation et de parité, précise Philippe Guez. La supprimer impliquerait de repenser le droit de la filiation dans le sens d’une approche unitaire de la maternité et de la paternité. » Certaines personnes proposent ainsi un mode d’établissement unique de la filiation fondé sur la seule volonté d’être parent. « L’un des reproches que l’on peut toutefois adresser à ce système est qu’il ferait obstacle à l’établissement forcé de la filiation. Or c’est l’un des premiers jalons contre la domination masculine », ajoute le chercheur, qui, dans un article sur le sujet, rappelle « le sort des mères non mariées qui, avant 1912, ne pouvaient agir en recherche de paternité ».
Par ailleurs, la parité implique que l’on puisse faire la preuve de son sexe. « Par un curieux retournement de l’histoire, la neutralisation des énoncés juridiques a été abandonnée dans les années 1990 au profit d’une nouvelle différenciation sexuelle, car c’est en nommant les femmes et les hommes que l’on fait avancer l’égalité des droits », explique Diane Roman, rejointe sur ce point par la biologiste Joëlle Wiels : « Le “1” (pour les hommes) et le “2” (pour les femmes) par lequel commence le numéro d’immatriculation à la sécurité sociale restent un outil législatif pour corriger les inégalités sociales. »
Ajouter «sexe neutre», une fausse bonne idée ?
Ne serait-il pas souhaitable d’ajouter la mention de « sexe neutre » à l’état civil pour celles et ceux qui le souhaitent ? « Le danger est que cela ouvre la porte à davantage de discriminations : les personnes de “sexe neutre” risquent de se heurter à des phénomènes de rejet et de stigmatisation, parce qu'elles ne sont pas dans la situation majoritaire, soulève Diane Roman, plutôt favorable à la suppression de la mention. En accord, Thierry Hoquet ajoute : « Ajouter une troisième catégorie conforterait aussi l’idée essentialiste selon laquelle l’état civil reflète, ou doit refléter, l’anatomie. » Outre qu’elle couperait court à la stigmatisation, la suppression de cette mention permettrait donc de trancher le lien entre état civil et biologie.
« On pourrait très bien imaginer qu’on instaure un système d’autodéclaration dans les domaines où cette mention a encore son importance, la parité électorale en particulier », propose Diane Roman. Quid aussi des compétitions sportives dans lesquelles hommes et femmes concourent dans des catégories séparées ? « Dans des épreuves mixtes, c’est vrai, les hommes risqueraient de gagner, souligne Joëlle Wiels. Mais on ne peut pas non plus savoir quelle est, dans les performances sportives, la part du biologique et la part du fait que, pour des raisons sociales, les hommes s’entraînent plus que les femmes… »
Du reste, « les tests de féminité et les injonctions de traitement “démasculinisant” à l’encontre d’athlètes femmes, comme Caster Semenya, montrent bien le poids des normes sociales et juridiques sur les situations individuelles », conclut Diane Roman. Des solutions juridiques restent donc à trouver pour faire évoluer ces questions. Avec, pour priorité absolue, la suppression des opérations non consenties de réassignation sexuelle7 et le respect des personnes non binaires, intersexuées et transgenres. ♦
Sur notre site
Le dossier Précieuses études de genre
L’article Combien y a-t-il de sexes ?
Pour aller plus loin
Des sexes innombrables. Le genre à l’épreuve de la biologie, Thierry Hoquet, édition Le Seuil, coll. « Science ouverte », 2016.
Sexus nullus, ou l’égalité, Thierry Hoquet, Éditions iXe, coll. « ixe' prime », 2015.
Mon corps a-t-il un sexe ?, Évelyne Peyre, Joëlle Wiels (dir.), La Découverte, coll. « Recherches », 2015.
La Loi et le Genre, Stéphanie Hennette Vauchez, Marc Pichard, Diane Roman (dir.), CNRS Éditions, 2014.
- 1. « L’État civil en droit international privé », Christine Bidaud-Garon, thèse Lyon-III, 2005, n° 2.
- 2. « Les personnes privées de droit sont les mineurs, les femmes mariées, les criminels et les débiles mentaux », selon l’article 1124 du Code Napoléon.
- 3. Unité CNRS/Université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
- 4. Unité CNRS/Université Paris Sud/Gustave Roussy.
- 5. Selon le rapport Inserm/Agence de la biomédecine « Les troubles de la fertilité », environ 15% des couples en âge de procréer consultent pour infertilité. Ce rapport cite les résultats de l’étude Thonneau et al., (1991) menée sur 1 686 couples : dans 33% des cas l’infertilité était d’origine féminine, dans 20% des cas d’origine masculine, dans 39% des cas d’origine mixte, et inexpliquée pour 8% des couples.
- 6. Le Conseil d’État vient en effet de fixer également « l’âge de procréer » pour les hommes et l’a porté à 59 ans : https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2019-04-17/420468
- 7. Quand une malformation, des gonades par exemple, risque de dégénérer en tumeur cancéreuse, la chirurgie de réassignation sexuelle peut s’avérer nécéssaire à la survie des personnes.
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Auteur
Diplômée de philosophie morale et politique à la Sorbonne, Stéphanie Arc est journaliste (CNRS Le journal, Science et Santé, Science et Vie Junior, Arts Magazine, Première…) et écrivaine. Elle travaille depuis 2005 sur les questions de genres et sexualités (Identités lesbiennes, en finir avec les idées reçues, 3e édition, 2015). Auteure d’un roman (Quitter Paris,...