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Femmes collaboratrices : morale et châtiments
Avec la fin de la guerre vient le temps de l’épuration. Avant que la justice ne reprenne son cours, une période trouble s’installe où se mêlent désir de vengeance et règlements de comptes. Résistants, citoyens lambda, ils s’en prennent aux collaborateurs réels ou supposés. Pour les femmes accusées de collaboration « horizontale » avec l’ennemi, c’est-à-dire soupçonnées d’avoir eu des relations sexuelles avec des Allemands, le premier châtiment consiste à leur tondre les cheveux. Vingt mille femmes seront ainsi tondues en France à la Libération ! Loin d’être anecdotiques, les tontes se pratiquent surtout à l’été 1944 (elles ont démarré un peu avant et se poursuivent jusque début 1946) dans tous les départements, dans les villages comme dans les grandes villes, et même dans tous les pays européens : de l’Italie au Danemark en passant par la Suède, la Belgique, les Pays-Bas, jusque sur les îles de Jersey et Guernesey, partout, avec la participation active de la population, les coiffeurs aiguisent leurs ciseaux pour raser les têtes de celles qu’on surnomme « les putes à Boches ».
Comment expliquer un tel engouement pour un châtiment corporel qui, comme tous les autres (le carcan, la roue et le fouet), a été aboli avec la Révolution, et est donc illégal ? « Loin d’être honteuse, la violence est alors libératrice en ce qu’elle permet au plus grand nombre d’agir collectivement, explique Fabrice Virgili1, auteur d’une thèse sur le sujet. Les tontes font largement consensus et même les enfants y assistent. Estrades, kiosques à musique, places, balcons, fontaines de village : le “spectacle” est public et permet de se réapproprier un espace collectif qui avait été confisqué par les affiches et les drapeaux, les couvre-feux, et surtout la présence de l’ennemi. Le “spectacle” est aussi annoncé, car souvent précédé d’une décision prise, par exemple, par un comité local ou départemental de Libération. »
La tonte a donc cette particularité d’être un châtiment corporel faussement spontané, suivant parfois un simulacre de procès – même si le droit ne prévoit absolument pas une telle peine pour des présumées « coupables » – qui se limite le plus souvent à prendre acte de la notoriété du soupçon de collaboration. Elle permet aussi aux résistants, souvent craints car décriés comme bandits ou terroristes par la propagande de Vichy et des Allemands, d’être à la fois reconnus et acclamés également pour leur pouvoir d’organiser cette punition. « Mais la tonte n’est pas seulement la punition d’une collaboration sexuelle dite “horizontale”, raconte l’historien. Elle est aussi le châtiment genré et sexué de la collaboration. Parce qu’elles sont femmes, les collaboratrices encourent une punition supplémentaire. Attribut de la séduction féminine, la chevelure, symbole de la trahison, doit disparaître. Métaphore du territoire national, le corps de ces femmes, symboliquement souillé par l’ennemi, ne leur appartient plus et devient celui de la Nation. »
Un nombre record de femmes exécutées
En plus d’être tondues, les femmes sont parfois dénudées, marquées sur le corps par des signes infamants, ce qui sexualise encore plus le châtiment. Et alors qu’une relation sexuelle est sans aucun effet sur le cours de la guerre, elle est associée à la trahison chez les femmes, tandis qu’on ne reproche jamais aux hommes d’avoir couché avec une ennemie et que leur sexualité n’intéresse personne d’autre qu’eux-mêmes. « L’examen attentif des motifs de la tonte des femmes montre que si la moitié d’entre elles a eu des rapports sexuels avec l’ennemi, les autres sont punies pour des actes identiques aux hommes : dénonciation, engagement dans une organisation collaborationniste, travail pour les Allemands, etc. Mais l’accusation “sexuelle” prend le pas sur tout le reste ! », souligne Fabrice Virgili.
Fabien Lostec2, de son côté, relève exactement le même phénomène lorsqu’il étudie la violence – légale cette fois – qui s’est exercée à l’égard des femmes condamnées à mort. L’historien rappelle d’abord que jamais, depuis la Révolution française, on aura condamné et exécuté autant de femmes en si peu de temps (en 1944 essentiellement). Elles sont 651 à être frappées par la peine capitale en 1944, et 46 d’entre elles seront fusillées. « Ce moment souligne un rétablissement de l’ordre masculin particulièrement répressif à l’égard du sexe féminin », note Fabien Lostec.
Le très grand nombre de femmes condamnées à mort s’explique avant tout par la gravité des faits qui leur sont reprochés. La plupart ont collaboré avec la police, française ou allemande, employant parfois les méthodes de torture psychologique ou physique aussi cruelles que celles des soldats. Certaines, les délatrices, ont trahi un membre de leur famille, une personne de leur quartier ou de leur village. D’autres ont adhéré à des partis collaborationnistes et revendiquent leur adhésion à des idées autoritaires ou nazies. Dans tous les cas, leur engagement avec l’ennemi a pu provoquer tortures, déportations, assassinats. Mais au moment des procès, les accusateurs insisteront également sur leurs fautes morales, trouvant toujours moyen de relativiser leur engagement politique lorsqu’elles l’affirment.
Tout donne l’impression qu’il s’agit pour les différents acteurs du processus judiciaire d’expliquer l’inexplicable : comment une femme peut-elle faire preuve d’autant de cruauté qu’un homme ? Et comment pourrait-elle, comme un homme, témoigner d’un véritable activisme politique ? « Les magistrats font parfois appel aux médecins pour savoir si elles ne sont pas folles, raconte Fabien Lostec. Ou ils expliquent leur collaboration avec l’ennemi par des traits de caractères intimes, comme une vie sexuelle hyperactive. Car il ne suffit pas qu’elles aient trahi, il faut aussi qu’elles soient hors norme et/ou que leur morale soit défaillante ! »
C’est ainsi que Juliette Jamain, née en 1925, adhérente du parti franciste (un des principaux partis collaborationnistes pendant la guerre), est présentée comme une sorcière. Partie travailler en Allemagne en raison de ses convictions politiques, elle devient la compagne d’un SS gardien de camp à Dachau, détaché dans une usine, portant elle-même uniforme et insignes nazis. L’aidant dans son travail, elle dénonce les infractions des déportés et des travailleurs, provoquant la torture et la mort de plusieurs d’entre eux. Mais alors que le psychiatre, lors du procès, estime, qu’« elle a réalisé l’abomination de ses crimes », le commissaire du gouvernement lui, juge que « son attitude, ses sentiments, ses crimes même sont ceux d’une possédée au sens médiéval du terme. Il semble qu’elle ait été la proie d’une sorte de perversion sexuelle poussée à un paroxysme démentiel (…). Une image qui permet d’occulter les motivations politiques des femmes, renvoyées à la sauvagerie de leur sexe », commente Fabien Lostec. Juliette Jamain sera condamnée à mort et exécutée en 1948, à 23 ans.
Traîtres et mauvaises mères
Autre exemple, Hélène Fresneau, mariée à un capitaine d’infanterie dont elle a neuf enfants. Tandis que son mari adhère à la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF), elle devient la maîtresse du responsable du service de sécurité de Tours, puis agente de renseignement en 1942, et travaille ensuite sous les ordres d’un chef de la Gestapo locale. Elle procède à des arrestations, armée d’un revolver, fuit en Allemagne puis en Autriche en 1944 avant de revenir en France et d’y être arrêtée en 1946.
Ni elle ni son mari n’ont assumé leur rôle de parents, mais on lui en fait à elle seule le reproche lors de leur procès. Le procureur général estime qu’en tant que « mère dénaturée et épouse indigne, elle est le type même de la trahison », relate Fabien Lostec. « Le fait d’être mère de famille nombreuse ne la protège pas de l’exécution, alors que son mari étant décédé peu après son procès, elle était la seule à pouvoir s’occuper de leurs enfants, commente l’historien. Elle sera exécutée en juin 1947 pour avoir été agent de renseignement, et aussi une mauvaise mère. » Devant le peloton d’exécution des douze soldats, elle se présentera avec une photo de ses neuf enfants sur la poitrine…
Mauvaises épouses, mauvaises mères, les inculpées sont aussi dangereuses en raison de leur intelligence, ou plutôt de leur « ruse », un mot ambigu qui permet d’insister sur la menace pour la société que représentent ces femmes ayant agi de façon autonome. D’autant qu’elles ne sont arrêtées et jugées que par des hommes : à l’époque, pas de femmes ni chez les policiers ni dans la magistrature. La question du genre est donc centrale, soit comme facteur aggravant pour les juges, soit comme argument de défense pour les femmes : certaines d’entre elles, pour se dédouaner de leurs actions, se présentent comme des femmes naïves, dépolitisées et soumises aux hommes.
Le temps de la guerre a profondément perturbé les identités respectives des femmes et des hommes, constatent les deux historiens. « Les défaites subies par de nombreux pays européens et les occupations qui ont suivi ont été aussi des faillites du masculin, d’hommes incapables d’empêcher que les ennemis “ne viennent jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes” », estime Fabrice Virgili. Partout en Europe, la reconquête du corps des femmes par la violence permet aux hommes de reprendre leur pouvoir sur leur sexualité et de s’assurer le contrôle d’une filiation perturbée par la présence d’hommes étrangers. « Alors qu’en France, les femmes deviennent des citoyennes à part entière (le droit de vote leur est accordé en avril 1944), ce temps court de la Libération est aussi celui de la réaffirmation d’une France “virile”, du rétablissement d’un ordre masculin », conclut Fabien Lostec. ♦
À lire
Condamnées à mort. L’épuration des femmes collaboratrices, 1944-1951, Fabien Lostec, CNRS Éditions, mars 2024, 400 p.
La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération, Fabrice Virgili, Ed. Payot Rivages, 2019, 432 p.
Les Françaises, les Français et l’Épuration. De 1940 à nos jours, François Rouquet et Fabrice Virgili, Gallimard/Folio, coll. « Folio histoire », 2018, 832 p.
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