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« Attention aux solitudes interactives »
Vous venez de publier un livre, La Communication, les Hommes et la Politique, qui retrace votre carrière de chercheur en communication…
Dominique Wolton1 : C’est un livre-manifeste qui couvre 40 années de recherche. J’y ai réuni une soixantaine d’articles publiés sur dix thématiques différentes : la famille et le couple, les syndicats et l’organisation du travail, les médias, l’Europe, la mondialisation… Et, bien sûr, la communication, qui est le fil rouge de toutes mes recherches, et le véritable enjeu de chacun de ces domaines. Que ce soit à l’intérieur du couple, dans les entreprises ou dans le champ de la politique, de l’espace public ou de la communication politique, ce qui m’intéresse depuis toujours, ce sont les difficultés de la communication, ce que j’appelle l’incommunication. Pourquoi tout le monde veut communiquer et pourquoi personne n’y arrive.
La donne a-t-elle beaucoup changé en 40 ans ?
D. W. : Considérablement ! La démocratie s’est invitée dans toutes les sphères de la société. Et qui dit démocratie dit une multitude d’acteurs habilités à s’exprimer, avec un risque fort d’augmenter encore les problèmes de compréhension. Hier, communiquer c’était informer, aujourd’hui communiquer c’est négocier et cohabiter avec l’autre, ce qui est beaucoup plus compliqué ! Dans la famille, par exemple, tout le monde aujourd’hui s’exprime et revendique. Dans le monde du travail, le patron a perdu de son pouvoir hégémonique et tout se négocie. Dans le monde politique lui-même, hier seuls les ténors s’exprimaient, l’information était relayée par la presse et descendait jusqu’à l’opinion publique ; aujourd’hui, une multitude d’acteurs prend la parole et l’opinion publique elle-même s’exprime en continu au travers des sondages, des médias et des réseaux. D’où le troisième sens du mot communication que je privilégie, à côté du partage et de la transmission : celui de la négociation. On rêve de partager avec ceux qui nous ressemblent, mais le plus souvent on se retrouve en train de négocier avec l’autre qui n’est pas forcément d’accord avec nous…
les réseaux,
nous sommes dans
des interactions
permanentes, mais
si tout le monde
s’exprime,
qui écoute ?
Les nouveaux outils – Internet, réseaux sociaux – ne facilitent-ils pas la communication ?
D. W. : Oui et non. Les informations vont plus vite, pas forcément l’intercompréhension. Plus les messages vont vite, plus notre monde est petit, transparent, interactif… et plus l’incommunication augmente. Le paradoxe de nos sociétés mondialisées hyperconnectées où tout le monde voit tout, c’est que l’indifférence à l’autre et la haine n’ont pas diminué. Il suffit de voir l’actualité… Pour moi, le plus grand défi du XXIe siècle n’est pas l’écologie, mais plutôt la capacité à organiser la cohabitation culturelle entre des peuples que tout sépare et éviter que les outils de communication ne deviennent un accélérateur de l’incompréhension et de la guerre. À quoi bon avoir 7 milliards d’internautes si ce sont 7 milliards d’intolérants ?
Pourtant, ces outils semblent faire l’unanimité aujourd’hui…
D W. : C’est compliqué la communication ! D’où la tentation de l’identifier aux performances techniques, car celles-ci sont toujours efficaces. Le problème aujourd’hui est le manque d’esprit critique vis-à-vis des technologies de l’information. On est dans une sorte de fascination qui fait perdre de vue que l’outil est en réalité ce qu’il y a de plus simple. Le plus compliqué, c’est la communication, c’est-à-dire la relation. Avec Internet et les réseaux, nous sommes dans des interactions permanentes, mais si tout le monde s’exprime, qui écoute ? Attention aux solitudes interactives ! Je viens d’ailleurs de diriger un numéro double de la revue Hermès sur ce sujet – « Le XXe siècle saisi par la communication » – qui tente d’évaluer les ruptures introduites par ces révolutions de l’information et de la communication.
Quelles solutions préconisez-vous pour remédier à cette incommunication généralisée ?
D W. : Tout d’abord, commencer par accepter ce décalage indispensable : la communication technique est très rapide, la communication humaine, très lente. Deuxième règle, admettre que la communication technique ne remplacera jamais la communication humaine, d’où l’importance de multiplier les rencontres, séminaires, voyages…, à mesure que nous intensifions notre utilisation d’Internet et des réseaux sociaux.
Troisième règle, communiquer à l’échelle du monde nécessite de respecter la diversité culturelle et linguistique des peuples. Plus il est facile d’échanger, plus il faut préserver les identités culturelles. Sinon les peuples et les individus sont perdus, agressifs. Oui à l’anglais pour son côté pratique, mais à condition de respecter les langues de la diversité culturelle, comme le dit très bien la convention de l’Unesco signée en 2005. Enfin, il faut repenser le concept de communication et le légitimer. C’est un concept politique, au même titre que celui de la démocratie, et qui a le même objectif : organiser la cohabitation entre des points de vue contradictoires dans un monde transparent et interactif. La question de l’altérité est la grande question du XXIe siècle. Pour s’en saisir, il faut sortir de la technique, quelles que soient ses performances, et comprendre que la communication est d’abord une question politique.
À lire :
- La Communication, les Hommes et la Politique, Dominique Wolton, CNRS Éditions, coll. « Biblis », sept. 2015, 736 p., 12 €
- Le XXe siècle saisi par la communication, vol.1 : « Les révolutions de l’expression », 246 p., vol. 2 : « Ruptures et filiations », 352 p., Hermès, 2015, 25 € le volume
- 1. Directeur de recherche émérite à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (CNRS/Univ. Paris Sorbonne/UPMC).
Voir aussi
Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
À lire / À voir
La Communication, les Hommes et la Politique, Dominique Wolton, CNRS Éditions, coll. « Biblis », sept. 2015, 736 p., 12 €