Logo du CNRS Le Journal Logo de CSA Research

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Votre avis nous intéresse.

Le CNRS a mandaté l’institut CSA pour réaliser une enquête de satisfaction auprès de ses lecteurs.

Répondre à cette enquête ne vous prendra que quelques minutes.

Un grand merci pour votre participation !

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Sections

Ainsi naquit la photographie couleur

Ainsi naquit la photographie couleur

23.08.2018, par
Vase au bégonia, verre de vin et tulipe, de Louis Ducos du Hauron (1879), une des toutes premières épreuves couleur de l’histoire de la photographie.
Chimistes, historiens et conservateurs cherchent à préserver – pour peut-être un jour exposer – les épreuves extrêmement fragiles de Louis Ducos du Hauron, considéré comme l’inventeur méconnu de la photographie couleur et dont le procédé théorique – la trichromie – est encore aujourd’hui au cœur de nos images numériques.

Vase au bégonia, verre de vin et tulipe. Le titre est peu emballant, le sujet encore moins. Mais regardez d’un peu plus près. Il s’agit bien d’une des toutes premières épreuves couleur de l’histoire de la photographie.
 
Elle sera prise en 1879 par un certain Louis Ducos du Hauron. Ou plutôt prise trois fois1, car la base du procédé qu’il documente est bien un type de trichromie qu’il nommera héliochromie au charbon. Le sujet est photographié trois fois à travers trois filtres de couleurs – ici vert, orange et violet. Des positifs pigmentés en jaune, rouge et bleu sont produits à partir des négatifs originaux et superposés pour recréer les couleurs originales du sujet (voir schéma ci-dessous). Cet inventeur, méconnu du grand public, né en 1837, finira ses jours à Agen, ville dont le musée possède aujourd’hui une partie de ses œuvres2 et qui a la tâche délicate de conserver ce patrimoine fragile et historiquement inestimable.

Un patrimoine fragile

« Cette nature morte fait partie de la vingtaine de photographies de Ducos du Hauron qui sont ici », nous indique Adrien Enfedaque, le nouveau conservateur du musée d’Agen, précisant que ces pièces sont d’habitude confinées en réserve. «
 

Le choix des natures mortes s’explique aussi par la nécessité de réaliser trois prises de vue successives…

 Elles sont beaucoup trop fragiles pour être exposées. Plusieurs gondolent, il y a aussi des soulèvements entre les fines couches de certaines photographies, et nous n’avons pas de salle adaptée pour leur présentation au public. » D’ailleurs, nul ne sait encore définir le type de salle adapté à l’extrême fragilité de ces exemplaires : probablement dans un environnement lumineux très faible dont le niveau d’éclairement exact reste à préciser.

 

C’est justement pour définir des protocoles de conservation adaptés que depuis près de six mois, une quinzaine de ces pièces ont été envoyées au Centre de recherche et de restauration des Musées de France (C2RMF) à Paris dans le cadre du projet Centenaire Louis Ducos du Hauron-LDDH. Là, elles sont analysées par une équipe pluridisciplinaire de chimistes, d’historiens, de conservateurs3 et confrontées à d’autres épreuves produites à la même époque afin de mieux comprendre les processus chimiques, les pigments utilisés et connaître les dégradations – bref, d’aller au cœur des matériaux pour apprendre à mieux les préserver4.

Nature morte au coq, de Louis Ducos du Hauron (1879).
Nature morte au coq, de Louis Ducos du Hauron (1879).

Un corpus restreint

« Louis Ducos du Hauron a produit un nombre d’images assez limité au niveau d’une vie. Il commence au début des années 1860 et cela va l’occuper jusqu’à sa mort en 1920 », explique Jean-Paul Gandolfo, enseignant et spécialiste de photographie ancienne à l’École nationale supérieure Louis-Lumière. Dans le corpus étudié, on retrouve majoritairement des paysages et des reproductions de tableaux, ces dernières constituant un enjeu majeur pour le marché de la photographie à la fin du XIXe siècle. « Mais le choix des natures mortes, ou plus largement des sujets statiques, s’explique aussi par la faible sensibilité des surfaces utilisées ainsi que par la nécessité de réaliser trois prises de vue successives avec de fortes contraintes de repérage au stade de la production des positifs », ajoute-t-il en pensant notamment au Vase au bégonia.
 

L’enjeu de la reproductibilité dans l’eldorado du XIXsiècle

Une nécessité qui évoque les premières tentatives d’immortaliser une image par la science, car rappelons-nous qu’en 1879, la photographie n’a encore qu’une cinquantaine d’années. La toute première photographie, Point de vue du Gras, prise par l’inventeur français Nicéphore Niépce, une vue de la fenêtre de sa chambre, avec un temps d’exposition d’une journée entière au moins, date de 1826. Réalisé sur une plaque d’étain recouverte de bitume de Judée (un type de goudron naturel), ce procédé sera amélioré et divulgué en 1839 par Louis Daguerre, dont les premiers essais montrent les rues d’un Paris désert, car le temps d’exposition trop long efface systématiquement le mouvement des foules. Mais les daguerréotypes, non reproductibles, ne répondent pas totalement aux attentes du moment. Avec le calotype présenté en 1841, l’Anglais Fox Talbot propose une technique qui permet de faire un négatif papier permettant d’obtenir autant de positifs que nécessaire qui annonce les évolutions à venir de la photographie.
 

Louis Ducos du Hauron, photographié par Nadar (entre 1900 et 1916).
Louis Ducos du Hauron, photographié par Nadar (entre 1900 et 1916).

La course à la couleur

Sur cette question de la couleur, l’histoire reste encore floue. Pour certains, les premières photographies couleur seraient apparues dès 1850, réalisées par Levi Hill, un pasteur baptiste américain. Mais cette piste reste très controversée. « Ces “hillotypes” montrent des couleurs très fugitives, loin des résultats obtenus par Ducos du Hauron », commente Jean-Paul Gandolfo. Et ce n’est pas par fierté nationale, car si Levi Hill ne le convainc pas, l’expérience du physicien James Clerk Maxwell en 1861 à Édimbourg, elle, serait la première à démontrer la synthèse additive trichrome en utilisant trois lanternes magiques (à filtres rouge, vert et bleu). « C’est un travail de jeunesse, Maxwell réalise cette expérience uniquement pour valider son approche scientifique. » Ducos du Hauron, qui documentait absolument tout ce qu’il faisait, aurait-il eu connaissance de cette expérience ? Alors qu’il y a une synchronicité absolue – la première photographie couleur de Ducos du Hauron date de 1869 – il n’y a à ce jour aucune preuve historique qui permette de confirmer cette hypothèse.
 

Nous ne disposons pas encore de la compréhension technologique qui nous permettrait d’identifier les matériaux présents dans ces épreuves.

Mais à son insu, un autre inventeur – français, cette fois – va lui voler la vedette le 7 mai 1869, alors que Ducos du Hauron s’apprête à présenter à la Société française de photographie sa méthode de photographie couleur. Il s’agit du physicien Charles Cros qui, le même jour, alors qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés, décrit la même méthode. Pourtant, la polémique sur l’antériorité exacte des deux procédés va laisser place à une réelle amitié entre les deux hommes.

« Ils imaginent des solutions en partie communes par rapport aux problématiques de la photographie couleur trichrome, mais avec deux postures très différentes, explique Jean-Paul Gandolfo. Charles Cros n’y consacrera pas toute sa vie, et en 1869, il privilégie une approche strictement théorique. Ducos du Hauron se rend compte très rapidement que Cros est désintéressé sur le plan industriel ». Dans les années 1880, Charles Cros reprendra ses travaux de jeunesse en proposant un nouveau procédé à base de colorants, alors que Ducos du Hauron restera attaché aux techniques pigmentaires.

Un synchrotron au chevet du patrimoine

C’est d’ailleurs en raison de ses explorations liées aux pigments et à la chimie – souvent différentes d’une épreuve à l’autre – que l’œuvre de Ducos du Hauron est si difficile à comprendre et à conserver. « Même si elles sont légendées et documentées par l’inventeur, nous ne disposons pas encore de la compréhension technologique qui nous permettrait d’identifier les matériaux présents dans ces épreuves pour interpréter les mécanismes en jeu dans leur dégradation. Ce patrimoine, dont les éléments les plus anciens ont 150 ans, présente aujourd’hui des signes de fragilité qui nous sensibilisent à l’urgence de la situation », nous confie Jean-Paul Gandolfo, qui espère bien que ces recherches permettront de mieux conserver ces œuvres.
 
Vingt-sept épreuves ont été analysées par des méthodes non invasives afin d’en déterminer les techniques et les constituants. Mais des échantillons de trois de ces photos5 où un prélèvement était possible, se sont retrouvés dans les mains de Marine Cotte, chercheuse au Laboratoire d’archéologie moléculaire et structurale (LAMS)6 et responsable d’une ligne de lumière au synchrotron européen de Grenoble (ESRF). « C’est la première fois que je travaille sur une photographie », indique la chimiste, qui s’attelle d’habitude à la peinture. Quand cela est possible, il faut toujours privilégier l’analyse des œuvres d’art in situ, sans prélèvement. Mais parfois, notamment pour obtenir des informations sur la matière dans des couches internes, il peut être nécessaire de prendre de minuscules fragments. Dans ce cas, l’utilisation de microscopes par rayons X ou infrarouge sur installation synchrotron permet de sonder la matière avec une résolution micronique et d’en révéler tous les détails. »
 

Principe général de la trichromie développée par Louis Ducos du Hauron pour obtenir des photographies couleur.
Principe général de la trichromie développée par Louis Ducos du Hauron pour obtenir des photographies couleur.

« Ces trois œuvres présentaient des dégradations plus ou moins importantes et avec parfois des décollements, laissant apparaître des couches sous-jacentes, raconte-t-elle. Dans ce cas, cela nous a permis de faire des prélèvements dans des couches d’habitude inaccessibles. » Les résultats sont assez impressionnants : dans deux cas, il y a un accord parfait entre ce que révèlent les analyses et certains procédés que Ducos du Hauron décrit dans sa correspondance. Les résultats les plus significatifs ont été obtenus grâce à la microscopie par infrarouge, car « les analyses sont beaucoup plus sensibles aux composés organiques, cela donne des marqueurs très nets, indique la chercheuse. Nous avons trouvé entre autres de la gélatine, du collodion, de la résine. Des pigments, comme du bleu de Prusse, facilement identifiable par cette technique. Nous avons démontré que la microscopie infrarouge peut être très avantageusement utilisée pour la caractérisation de photographies anciennes », explique Marine Cotte.
Ce type de recherche peut permettre de comprendre à la fois la manière dont les objets ou les pigments ont été fabriqués (techniques picturales, chauffage, réaction chimique ou physique…) et les dégradations qu’ils ont subies (du fait de la lumière, de l’environnement, de restaurations antérieures…).
 

« L’inventeur malheureux »

Car à son époque, les photos se dégradaient déjà. « Ducos du Hauron critique d’ailleurs certains de ses premiers procédés en disant : “J’ai modifié tel pigment par untel car il n’était pas stable à la lumière…”, indique Marine Cotte. Il cherchait vraiment à améliorer la stabilité sur le long terme ». En effet, lorsque l’inventeur propose ses théories, il se heurte à deux obstacles majeurs. D’abord, ses contemporains n’étant pas convaincus que l’approche trichrome soit la plus pertinente d’un point de vue physique, il n’obtient pas les soutiens désirés.

 

Il est finalement trop en avance pour concrétiser ses inventions sur un plan industriel.

« C’est un peu la posture de l’inventeur malheureux. Il est solitaire et habite en province – ce qui ne facilite pas l’innovation au XIXe siècle, car beaucoup d’inventeurs sont en région parisienne et fréquentent les nombreuses sociétés savantes présentes dans la capitale », précise Jean-Paul Gandolfo. Le second obstacle, « celui qui va sceller son malheur », est qu’il a besoin de nouveaux matériaux – en particulier dans le domaine des matières colorantes – et de partenaires industriels qui n’existeront que beaucoup plus tard, au début du XXe siècle… Ces colorants sensibilisateurs, indispensables pour préparer des plaques photographiques qui répondent aux exigences de la trichromie, arriveront par le biais de l’industrie chimique allemande, mais seulement au tournant du siècle.

« Il est pénalisé à la fois par un manque de reconnaissance en termes de validation scientifique et sur un plan technique, où il est finalement trop en avance pour concrétiser ses inventions sur un plan industriel. » D’ailleurs, ses brevets, d’une durée de 15 ans à l’époque, ne seront jamais reconduits et ses innovations seront développées par d’autres, les plus connus étant les frères Lumière qui lanceront la trichromie et la photographie couleur dans l’ère industrielle, sous le nom d’autochrome7. Ducos du Hauron assistera à la diffusion de la photographie couleur dans les dernières années de sa vie, mais il n’en touchera aucun bénéfice économique.
 
« Ce qui est remarquable, conclut Jean-Paul Gandolfo, c’est que c’est la trichromie – procédé tellement critiqué à l’époque, y compris dans une partie de la communauté scientifique – qui va s’imposer au fil des siècles jusqu’à être entièrement transposée à l’échelle numérique. À la surface d’un capteur numérique comme sur une impression jet d’encre ou sur l’écran d’une salle de cinéma, on retrouve aujourd’hui des triades de couleurs qui prolongent les dispositifs proposés par Ducos du Hauron au XIXe siècle. » ♦
 

Notes
  • 1. Il existe plusieurs versions du Vase au bégonia.
  • 2. Environ une centaine d’épreuves sont partagées, entre autres, par le musée Nicéphore-Niépce à Chalon-sur-Saône, le musée d’Orsay, l’Académie des sciences et le musée des Beaux-Arts d’Agen. La George Eastman House, à Rochester aux États-Unis, le plus ancien musée de photographie du monde, en détient aussi quelques-unes.
  • 3. Cette équipe est constituée de scientifiques, conservateurs de l’ESRF, du CNRS, du C2RMF, du musée d’Orsay, de l’École nationale supérieure Louis-Lumière, de la faculté́ des sciences et ingénierie de Sorbonne Université́, de Chimie Paris Tech, et d’une conservatrice-restauratrice de photographies indépendante. Le projet Ducos du Hauron a été initié en 2016 par Natalie Coural, (conservatrice art graphiques au C2RMF), Clotilde Boust (chercheuse en imagerie au C2RMF et CNRS Chimie Paris Tech, http://www.chimie-paristech.fr/fr/la_recherche/ircp), par Jean-Paul Gandolfo (professeur de procédés photographiques anciens à l'école Nationale Louis Lumière -ENSLL) et Thomas Gallifot (conservateur de photographies au Musée d'Orsay).
  • 4. « From Obscurity to Light : Rediscovering Ducos du Hauron’s Color Photography Through the Review of his Three-Color Printing Processes and Synchrotron Micro-Analysis of his Prints », Marine Cotte, Tiphaine Fabris, Juliette Langlois, Ludovic Bellot-Gurlet, Françoise Ploye, Natalie Coural, Clotilde Boust, Jean-Paul Gandolfo, Thomas Galifot, Jean Susini, Angewandte Chemie, publié en ligne le mars 2018. https://doi.org/10.1002/anie.201712617
  • 5. Vase au bégonia, Falaise d’Alger, et un fragment inconnu.
  • 6. Unité CNRS/Sorbonne Université.
  • 7. Ducos du Hauron est également l’inventeur des anaglyphes, ces images qui restituent l’impression de relief, et dépose des brevets qui annoncent le cinématographe des frères Lumière.

Commentaires

1 commentaire

La ville d'Agen et les agenais ne connaissent pas cette histoire, ils préfèrent le rugby et le prunoShow. Pourtant cette ville est liée aux origines de la photographie, ancienne et récente : en 1967, le journal local le Petit Bleu, fut le premier quotidien de France à tirer en offset. J' étais le photographe de la rédaction à l'époque, une révolution au marbre de cette imprimerie dirigée par M. Drozin
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS