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Grande enquête « CNRS Le Journal »

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Ávila-Villani : deux hommes qui comptent

Ávila-Villani : deux hommes qui comptent

24.01.2017
Artur Ávila et Cédric Villani.
Ce sont deux géants des mathématiques françaises : Cédric Villani, médaille Fields 2010, et Artur Ávila, lauréat franco-brésilien de la prestigieuse récompense en 2014, discutent à bâtons rompus avec Christoph Sorger, directeur de l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (Insmi) du CNRS. Un entretien publié dans le premier numéro de la revue «Carnets de Science».

Christoph Sorger : Cédric Villani1 et Artur Ávila2, le fait d’avoir reçu la médaille Fields a-t-il changé votre vie ?
Cédric Villani : Au début, quand on me posait cette question sur les plateaux de télévision, je répondais : « Il est encore trop tôt pour le dire, on verra bien. » Plusieurs années après, je peux affirmer que, oui, cela a changé ma vie, sans aucun doute possible. Bien au-delà de ma trajectoire professionnelle, la médaille Fields a été un tremplin social et médiatique qui a pris des proportions considérables. Elle m’a aussi permis de réaliser des opérations de communication et de faire avancer des projets qui auraient été impossibles à mener sans elle. Il est fréquent que les gens m’abordent dans la rue, viennent discuter de mathématiques, me dire qu’ils n’y comprennent rien mais qu’ils sont très heureux de m’entendre en parler ou qu’ils veulent absolument que je vienne faire un exposé dans leur école, dans leur université ou dans leur entreprise. On se rend compte, et cela a été la grosse leçon que j’ai tirée de ces années, à quel point tout le monde aime les chercheurs quand ils s’expriment et souhaite les voir prendre davantage de place dans l’espace public. Au fur et à mesure que je l’ai constaté, je me suis souvenu de ce que disait John Nash, l’un de mes héros en mathématiques3. J’ai la plus grande admiration pour ses travaux, en particulier ceux sur la régularité des équations de dérivées partielles. Il n’a pas été récompensé par la médaille Fields, mais ce qu’il a fait était nettement au-dessus de ce qu’il « suffit » d’accomplir pour l’obtenir ! Il n’a jamais digéré de ne pas l’avoir eue et répétait, longtemps après : « Cela aurait changé ma vie. » Quand j’ai lu cette phrase, je me suis dit que, quand même, Nash exagérait. C’était l’un des très rares scientifiques à avoir été le héros d’un film hollywoodien de son vivant. Mais, une fois qu’on a obtenu ce prix, on se rend compte que beaucoup d’attentes et de potentialités se cachent derrière, à l’extérieur de la communauté beaucoup plus qu’à l’intérieur.
 
Artur, cela fait moins longtemps que tu as reçu la médaille. C’était à Séoul, en août 2014. Comment l’as-tu vécu ?
Artur Ávila :
Aussitôt après l’événement, évidemment, il y a eu un peu de pression pour s’exprimer, dans les médias notamment. J’ai l’impression que l’intérêt pour les mathématiques en France est bien plus grand que dans d’autres pays. C’est intéressant qu’ici on donne autant d’importance à un prix comme celui-ci. Je ne sais pas pourquoi ce n’est pas pareil ailleurs. Pour ma part, cela m’intéresse de profiter de cette occasion pour faire avancer les maths au Brésil, mon pays d’origine : là-bas, elles sont en bonne voie, mais il n’est pas gagné que les choses continuent dans ce sens. Le prochain Congrès international des mathématiciens (ICM) aura lieu en 2018, à Rio de Janeiro. Je vois un peu comme un devoir le fait de rester présent, selon mes possibilités car je n’ai pas de compétence particulière pour ce genre de choses, et de contribuer à ce que les mathématiques fassent davantage partie de l’imaginaire collectif.
 

A l’Institut Henri-Poincaré, à Paris.
A l’Institut Henri-Poincaré, à Paris.

 
Quand je suis revenu du Congrès de Séoul, des collègues d’autres disciplines m’ont interrogé : « Comment expliquer que les maths soient aussi bonnes en France ? » C’est une question que les journalistes posent aussi régulièrement. Cédric, Artur, des réponses ?
C. V. :
Je vais tout d’abord rebondir sur ce qu’Artur vient de dire. Il est certain qu’en France, l’intellectuel est toujours écouté. Certains se plaignent que cette voix ne porte plus assez dans l’espace public, mais s’ils vont aux États-Unis, ils constateront que la situation est bien pire là-bas. Chez nous, on associe un grand prestige à la recherche, en particulier aux mathématiques. Il y a quelque temps déjà, on classifiait les différentes disciplines scientifiques et on avait l’habitude de placer la mathématique au sommet. C’est resté dans l’esprit de beaucoup de gens. Même ceux qui n’ont aucune sympathie pour cette discipline ont en tête que c’est la plus illustre et la plus respectable de toutes. Il faut tenir compte du poids de l’histoire. En France, au XVIIIe siècle, la révolution des Lumières a eu un impact considérable au niveau mathématique et on a vu fleurir des légions de mathématiciens d’une très grande valeur. Puis ce fut la Révolution française, et avec elle beaucoup d’idéaux, le besoin de faire des choses absolues, de redéfinir les unités de mesure du temps et de l’espace, de tout réformer. Il y avait de nombreuses missions à confier aux mathématiciens. Ensuite, Napoléon est arrivé au pouvoir, le dirigeant mathématicien, de très loin le plus mathématicien qu’on ait jamais eu en tout cas, et il a fait tout ce qu’il pouvait pour favoriser la discipline. Nous sommes donc restés dans ce courant initial : la masse des savants mathématiciens, à Paris tout particulièrement, a continué à s’entretenir, peut-être jusqu’au désastre de la Première Guerre mondiale, qui a été le seul moment où la position française a été battue en brèche sur le plan international. Mais c’est aussi une question d’esprit et de culture. Quand mes collègues étrangers me demandent : « Qu’est-ce qui se passe avec vous ? », je leur réponds : « En mathématiques, il s’agit de chercher les vérités ultimes, les plus abstraites possibles, et d’expliquer au monde entier quelle est la solution, alors ce sont évidemment les Français, persuadés qu’ils ont raison, qui le font dans tous les domaines ! »

Ton avis, Artur, avec un point de vue brésilien ?
A. Á. :
La question de la tradition est en effet importante. Le fait qu’il y ait une histoire des mathématiques en France attire les chercheurs de partout.

En France, les étudiants font des maths à un niveau plus élevé que dans les autres pays.

Il est évident que je suis venu ici parce qu’on trouve une grande école dynamique. Il faut que les mathématiques soient valorisées à plusieurs niveaux de la société, et c’est une caractéristique que je constate en France, notamment au niveau du processus de sélection. J’ai cru comprendre que la sélection est très axée sur cette discipline, de sorte que les étudiants font des maths assez difficiles, à un niveau plus élevé que dans les autres pays. Ils en font parce qu’ils le doivent pour aller là où ils veulent et, en rencontrant cette discipline, certains choisissent cette carrière.

Ailleurs, on peut prendre contact avec les mathématiques de diverses façons : les Olympiades, par exemple, marchent très bien dans les pays de l’Est ou au Brésil. En ce qui me concerne, ce sont elles qui m’ont aidé à faire la transition vers les études, alors qu’en France elles n’existent pas. Pour certains, les Olympiades sont juste un jeu, pour d’autres, c’est une passion ou la possibilité d’étudier à fond.
 
C. V. : Je confirme ce que dit Artur. Je n’ai jamais participé à des Olympiades ni même au concours général. C’est simplement le système qui m’a fait avancer : j’aimais bien « les maths », alors j’ai continué dans cette voie, j’ai fait une classe préparatoire puis, pour approfondir, l’École normale supérieure… Je ne me suis jamais posé de questions, je me suis contenté de suivre le processus. Et, dans une certaine mesure, cela a marché ! Cela fonctionne aussi parce qu’il y a tout un ensemble d’institutions. Bien entendu, le système des grandes écoles n’est pas étranger aux succès internationaux. Je ne dis pas que seules les grandes écoles sont importantes, loin de là – je suis moi-même professeur à l’université – mais, comme catalyseur des plus motivés, elles jouent un rôle considérable. Tous les médaillés Fields français, sauf Artur, sont passés par l’École normale supérieure. Avec l’Université de Princeton, c’est l’institution dans le monde qui a vu défiler le plus de médaillés Fields. Il faut noter par ailleurs que le milieu de la recherche mathématique français est extrêmement structuré : encadré localement par des règles que se fixent les chercheurs et globalement par l’action du CNRS. Je pense que c’est la discipline dans laquelle nous sommes les plus enclins à reconnaître le CNRS comme une autorité à suivre, et nous sommes tous très attachés au rôle de coordinateur de l’organisme. L’aménagement du territoire est bien pensé ; sur ce sujet mon exemple est presque idéal : j’ai fait ma carrière entre Paris et Lyon, et le fait que j’ai passé neuf ans à l’École normale supérieure de Lyon a joué un rôle déterminant dans la formation de mes intérêts scientifiques et de ma production mathématique. Enfin, les chercheurs ont pris un ensemble d’habitudes : on évite le recrutement local autant que possible, on est attentif à développer telle et telle discipline, à ne pas laisser se créer des chapelles et des spécialités, à permettre aux jeunes de bouger, ce qui fonctionne bien.
 
Je voudrais faire une remarque en résonance avec ce qu’a dit Artur sur l’internationalisation de la discipline. Il y a eu quatre médailles Fields et aucun des médaillés ne travaille dans le pays où il est né. L’Autrichien Martin Hairer travaille à l’université anglaise de Warwick, le Canadien Manjul Bhargava aux États-Unis et l’Iranienne Maryam Mirzakhani, la première femme à recevoir la médaille Fields, est professeure à l’université de Stanford. Je pense que, pour l’Iran, cette récompense était très importante ; le président iranien a même twitté une photo de la chercheuse. Qu’en est-il du Brésil, Artur ? Je crois que ta médaille a provoqué une grande joie à Rio de Janeiro…
A. Á. :
Oui, elle représente quelque chose de spécial là-bas parce qu’il n’y a pas la même tradition de recherche. Les Brésiliens qui ne sont pas dans le milieu de la recherche se posent souvent la question de savoir si l’on peut faire des maths, de la science de haut niveau, au Brésil. C’est après les Olympiades que j’ai décidé de faire des mathématiques parce que cet événement m’a permis d’entrer en contact avec l’Institut de mathématiques pures et appliquées (IMPA) et ses excellents mathématiciens. Il y avait des échanges internationaux, on rencontrait des médaillés Fields assez facilement. C’est important que les Brésiliens sachent que des choses de haut niveau se passent dans leur pays. Cela peut les motiver à s’engager dans la voie des mathématiques, ce qui est peut-être la conséquence la plus importante. Y en aura-t-il d’autres ? Il est un peu plus délicat de prévoir ce qui va se passer dans le pays au niveau de l’éducation, parce que les difficultés sont nombreuses. On réussit à atteindre un très haut niveau en maths car cela ne demande pas beaucoup d’argent ou une organisation spéciale, et qu’on ne dépend pas de grands laboratoires. Les chercheurs travaillent souvent de manière isolée, en petits groupes. Les problèmes d’éducation, eux, sont bien plus compliqués à régler. Le Brésil est un immense pays dont les difficultés sont structurelles, mais j’ai un petit espoir que ma médaille motive les gens. J’ai lu quelque part qu’un peu plus d’étudiants en licence s’intéressent aux maths. On verra, c’est trop tôt pour le dire.
 
Il faudra effectivement un peu de recul. Quand on parle de ton domaine, Artur, les systèmes dynamiques, qui est aussi un point fort au Brésil, on pense à Henri Poincaré : vois-tu une continuité entre tes travaux et les siens ?
A. Á. :
Poincaré est sûrement l’un des fondateurs des systèmes dynamiques. À l’IMPA, on raconte toujours la même histoire. Il avait écrit un mémoire pour tenter de remporter le prix du roi Oscar II de Suède et, ce faisant, avait réalisé des avancées formidables dans le domaine de la mécanique céleste. Après avoir gagné, il a continué à étudier le sujet et remarqué qu’il avait commis une erreur. Comme son mémoire avait été imprimé, il a demandé à ce qu’on le retire de la circulation. Je ne connais pas les détails de cette histoire mais, apparemment, il a dû payer pour le faire et, au final, le prix Oscar II ne lui a pas rapporté d’argent. Poincaré a compris que les systèmes dynamiques étaient beaucoup plus compliqués que ce qu’il imaginait ; il a découvert l’existence des « points homoclines ». C’est une chose difficile à expliquer et il a lui-même constaté qu’il n’y arrivait pas ! Je ne vais donc pas exprimer en un mot ce qu’il n’est pas parvenu à décrire dans son mémoire… Actuellement, nous sommes toujours en train de faire des découvertes liées à ces points. Je pourrais dire qu’il y a une continuité assez naturelle entre cela et les attracteurs de noms, les dynamiques d’applications quadratiques, qui étaient le sujet de ma thèse, et toutes les dynamiques qu’on étudie maintenant.

Un cours à l’Institut Henri-Poincaré.
Un cours à l’Institut Henri-Poincaré.

 
Oui, en effet, c’est une vraie continuité. Et pour toi, Cédric ?
C. V. :
Je vais compléter les propos d’Artur. Gösta Mittag-Leffler, le grand complice suédois de Poincaré, a récupéré tous les exemplaires de la revue Actes mathématiques dans laquelle avaient été publiés ces résultats et les a passés au pilon, sauf deux ou trois qui sont aujourd’hui conservés à l’Institut Mittag-Leffler4. Poincaré a payé les frais de destruction, ce qui lui a coûté plus cher que ce que lui avait rapporté le prix du roi Oscar II. On aime bien l’histoire quand elle comporte de tels rebondissements et des erreurs : elle montre que Poincaré était faillible, comme tout un chacun, alors qu’il était certainement le plus grand mathématicien de son époque ! Pour ma part, je ne retiendrai pas tellement l’aspect système dynamique, mais sa volonté de développer dès le départ la physique et la mathématique. Au début du XXe siècle, il a esquissé des programmes assez visionnaires sur ce qu’allait devenir l’étude des équations aux dérivées partielles. En fait, comme il a travaillé sur tout, à peu près n’importe quel mathématicien peut trouver une connexion avec lui. Poincaré avait ce côté rassembleur de toute la communauté scientifique, il étudiait mathématique et physique, il était ingénieur, il pratiquait la philosophie. Et tout le monde le connaissait, il avait ce côté universel. Un autre aspect dans lequel je peux me reconnaître, c’est l’importance qu’il attachait à communiquer : il a écrit des textes de science et participé à des ouvrages pour expliquer la science aux enfants, dans une démarche qui paraît toujours aussi moderne. C’est pourquoi à l’Institut Henri-Poincaré, inauguré en 1928 mais « refondé » il y a un peu plus de vingt ans, on anime la recherche mathématique dans toutes ses facettes : d’abord par le contact avec des invités qui viennent d’un peu partout sur des thématiques sans cesse renouvelées ; ensuite par le soutien logistique aux associations et institutions de promotion des mathématiques françaises ; enfin, en communiquant auprès de tous les segments de la société. Pour prendre un exemple lié aux concours de type Olympiades, nous sommes associés au concours Kangourou afin que les lauréats puissent rencontrer des chercheurs reconnus, des médailles Fields…
 
Nous sommes très attachés à diffuser une culture mathématique. C’est important pour notre société où l’on voit dans les trente dernières années une émergence de cette discipline en interaction avec les autres sur des questions importantes. Cédric, à Séoul, nous avions assisté à un exposé sur une application étonnante : l’imagerie médicale.
C. V. :
Le Français Emmanuel Candès, qui est en poste à Stanford, nous a raconté comment ses recherches en statistique et intelligence artificielle, en l’occurrence les méthodes de parcimonie, avaient des applications remarquables. C’était à la fois étonnant d’un point de vue mathématique et important du point de vue médical. L’IRM fait partie de ces opérations de tous les jours qui reposent sur un principe mathématique, même si on n’en a pas conscience.
 

L’IRM fait partie de ces opérations de tous les jours qui reposent sur un principe mathématique, même si on n’en a pas conscience.

Lors d’une IRM, l’exploration s’effectue à l’aide de rayons qui réalisent une image. Celle-ci s’apparente à une transformée de Fourier, un objet bien connu des mathématiciens. Il s’agit ensuite d’inverser cette transformée de Fourier pour reconstituer l’image des organes. À l’heure actuelle, la collecte des données demande deux minutes, pendant lesquelles le patient doit rester complètement immobile. Deux minutes pour un enfant malade, cela peut être vraiment très compliqué. Emmanuel Candès nous a expliqué comment, lors d’une collaboration avec des médecins, il avait pu mettre à profit son expertise en reconstitution d’informations manquantes pour ramener ces deux minutes à seulement quinze secondes avec des avantages évidents. Dans ses travaux avec divers collaborateurs dont Terence Tao, il a montré que, le plus souvent, pour constituer une image pertinente, on a besoin de beaucoup moins que la totalité de l’information.

Dans certains cas, avec seulement 2 % des données, vous parvenez à reconstituer l’information utile. Avec des exemples comme celui-ci, on saisit l’un des drames du monde actuel : l’information est perdue dans les données, et le problème est de parvenir à trouver celle qui compte.
 
En quinze secondes, les médecins réalisent des scanners qu’ils ne pouvaient pas réaliser auparavant, c’est un vrai progrès… Voici un autre exemple, qui date de l’Antiquité : à l’époque, on ne se posait pas la question de savoir si la Terre était plate ou ronde, on savait qu’elle était ronde, mais on se demandait comment faire pour calculer sa circonférence.
C. V. :
On doit la réponse à Ératosthène, l’un des cinq mathématiciens de l’Antiquité grecque qui ont donné le ton pendant des millénaires en termes de références culturelles. Il avait appris que certains jours de l’année, le Soleil se reflétait exactement à la verticale dans un certain puits. Il en a déduit, par l’application des règles élémentaires de trigonométrie, la mesure de la circonférence de la Terre. Le calcul était malin, précis, avec une erreur de moins de 2 %. Grâce à lui, on voit bien comment, par un raisonnement et un calcul mathématiques, on peut changer la représentation que l’on a du réel. Sa démarche montre aussi que le plus important n’est pas la technique mathématique mais l’intuition. Cet exemple extrêmement marquant prouve que, en combinant une certaine dose de technologie mathématique avec la bonne intuition, on parvient à des résultats qui, sans aller jusqu’à dire qu’ils changent votre vie de tous les jours, changent quand même ce que l’on sait, ce que l’on voit de notre environnement. Cela nous rappelle que les sciences mathématiques ont été créées pour résoudre des problèmes du monde qui nous entoure.

Cet objet 3D représente une cardioïde, une courbe très commune en mathématique, définie par une équation. Il a été obtenu par impression 3D à partir de modèles mathématiques.
Cet objet 3D représente une cardioïde, une courbe très commune en mathématique, définie par une équation. Il a été obtenu par impression 3D à partir de modèles mathématiques.

Artur, pour obtenir la médaille Fields, il faut avoir moins de 40 ans. L’idée sous-jacente est qu’il s’agit d’honorer un début de carrière fracassant. Quelles recherches souhaites-tu poursuivre ?
A. Á. :
Je n’aime pas trop penser à de futurs projets grandioses parce qu’en général, je vois les choses surgir de façon bien plus naturelle, en travaillant au jour le jour.
 

Ce n’est sûrement pas en se focalisant directement sur les gros problèmes qu’on fait des découvertes.

On étudie, on essaye de comprendre mieux, on rencontre de petits problèmes, on les regarde… Et c’est en faisant ce travail quotidien que, parfois, on découvre quelque chose qu’on peut reconnaître comme utile dans un contexte différent. Donc ce n’est sûrement pas en se focalisant directement sur les gros problèmes qu’on fait des découvertes. En regardant ailleurs, on repère d’autres objets mathématiques et ils deviennent les sujets de la recherche. Je n’ai jamais réussi à prévoir cinq ans à l’avance où je serais.

Je pense – du moins j’espère – que la médaille Fields ne changera rien à ma manière de faire. Je continue à tenter de mieux comprendre les objets qui m’intéressent tout en étant prêt à identifier, quand cela pourra être utile, d’autres problèmes importants. Je discute en permanence avec des collègues qui me font découvrir des choses intéressantes.
 
En effet, les mathématiciens n’aiment pas beaucoup dire à l’avance ce qu’ils vont démontrer parce qu’ils ne le savent pas. Souvent, on travaille sur un sujet, puis c’est un autre qui arrive… et on constate alors que ce qu’on est en train de faire permet de le résoudre. Sauf que, l’année précédente, on ne le savait pas encore, parce qu’on n’était pas encore confronté à ce problème-là. C’est une réponse tout à fait habituelle pour des mathématiciens ! Et ce n’est pas toujours facile pour nous, quand on écrit des projets, d’établir à l’avance ce que nous allons faire. Une dernière question me paraît importante, elle a trait au renouvellement des maths. Quel message faire passer aux élèves et aux étudiants ? Comment peut-on les inciter à s’orienter vers ce domaine en plein développement ?
C. V. :
Artur et moi avons l’air de bien nous porter… Je n’ai jamais regretté de m’être lancé dans cette carrière et cela n’a pas l’air d’être le cas d’Artur non plus. D’une manière générale, la recherche est un domaine satisfaisant intellectuellement, où vous êtes sans arrêt confronté à des surprises. Cela mène à beaucoup de choses. Si devenir chercheur est une fin en soi, cela peut être aussi un tremplin vers d’autres carrières, on le comprend bien mieux aujourd’hui, et c’est même l’enjeu qui sous-tend les manifestations organisées autour de l’innovation. On sait que la thèse développe des qualités utiles à toutes sortes de métiers, notamment celui d’entrepreneur. C’est aussi utile pour la société ! Il y a quelque temps est parue une étude du cabinet Deloitte qui a surpris beaucoup de monde : elle estimait qu’environ 16 % du PIB anglais était directement dépendant de la recherche mathématique. Cette étude a été refaite en France : elle est arrivée à un montant sensiblement équivalent. Les disciplines mathématiques dans leur ensemble ont actuellement un impact important et qui augmente. Cela peut motiver à se lancer dans la carrière. Cela dit, pour beaucoup, ce qui va les inciter, c’est juste de leur dire : « Vous aimez les maths, alors continuez, approfondissez, il y a vraiment de belles choses à faire. »
 
A. Á. : Personnellement, je ne suis pas très motivé par les applications… Je dirais qu’il est important de valoriser la notion de créativité. On peut présenter les maths de plusieurs façons. Cette matière peut paraître morte, assez dure, avec des règles qui sont juste des règles. Mais ce sont elles qui permettent d’être créatif. La partie mécanique, tout le monde sait le faire, il n’y a pas besoin d’être un bon mathématicien pour y parvenir. Ce qui fait la différence entre une recherche qui aboutit et une qui n’aboutit pas, c’est la créativité. En mathématique, nous n’avons pas les contraintes de la réalité, c’est donc une discipline beaucoup plus proche du domaine artistique que de sciences dures comme la physique.
 
C. V. : Je crois qu’Artur a raison : ces dernières années, les deux sujets sur lesquels on m’a le plus souvent demandé d’intervenir sont l’innovation et la créativité. Pour beaucoup de gens, interroger un mathématicien est le moyen de faire surgir des idées sur la créativité. Et je vais terminer en citant Poincaré, comme il se doit : « C’est par la logique que nous démontrons, mais c’est par l’intuition que nous découvrons ; sans elle, le géomètre serait comme un écrivain qui serait ferré sur la grammaire, mais qui n’aurait pas d’idées. »
 
 
 
Publié dans le premier numéro de la revue Carnets de science, cet entretien est une retranscription, adaptée et mise à jour avec les intervenants, de l’émission de radio « Villani-Avila, la rencontre au sommet ».

Notes
  • 1. Directeur de l’Institut Henri-Poincaré (Unité CNRS/Université Pierre-et-Marie-Curie).
  • 2. Membre de l’Institut de mathématiques de Jussieu-Paris Rive Gauche (Unité CNRS/Université Paris-Diderot/Université Pierre-et-Marie-Curie).
  • 3. John Nash est décédé le 23 mai 2015, quatre jours après avoir reçu le prestigieux prix Abel. Cédric Villani lui rend hommage sur son blog : http://cedricvillani.org/breve-rencontre-in-memoriam-john-nash
  • 4. Ces exemplaires avaient été perdus et ont été retrouvés à Lund, en Suède, il y a quelques années. Ils ont maintenant regagné l’Institut Mittag-Leffler.

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