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Cahiers de doléances : ce que les Français ont dit
« Consciente que ma prose ne sera qu’une goutte d’eau dans l’océan des oubliés de la République… »
« Merci de permettre cette expression directe des citoyens, ne nous trahissez pas. »
« Monsieur Macron, il faut redescendre sur Terre, il faut revaloriser les pensions. »
Les cahiers de doléances constituent un matériau exceptionnel, né entre deux crises. Fin 2018, alors que le mouvement social des Gilets jaunes bat son plein et que le Covid n’est pas encore perçu comme une menace, l’Association des maires ruraux de France lance un dispositif inhabituel pour recueillir la parole citoyenne : des milliers de personnes sont invitées à écrire leurs revendications, leurs craintes et tout simplement leurs opinions, dans ce que l’on appelle d’abord « cahiers citoyens et d'expression libre » ou « cahiers de doléances et de propositions » – plusieurs noms ont circulé.
Le dispositif est alors intégré au Grand débat national, lancé par le gouvernement pour répondre au mouvement des Gilets jaunes, et connaît un succès spectaculaire. « Environ 20 000 cahiers ont été utilisés dans près de 17 000 communes, pour un total de quelque 225 000 contributions », énumère Sabine Ploux1, chercheuse en sémantique, qui a disséqué ce vaste corpus grâce à des outils informatiques.
« Une spontanéité rare »
Arrogantes, drôles, désespérées, informatives, lucides… Ces écritures parlent de tout et sur tous les tons. Autres exemples :
« En ces moments difficiles économiquement, était-ce judicieux de remplacer la vaisselle de l’Élysée ? Est-ce le moment aussi de changer la moquette ? Vous donnez l’impression de la fumer… »
« Quelques éléments du ras le bol en milieu rural : un entretien des routes réduit, laissé presqu'exclusivement à la charge des communes dont le budget réduit sans cesse, un accès au réseau internet réduit (...) »
« Monsieur le Président, vous manquez singulièrement de reconnaissance envers ce peuple de Gaulois et tous ces émigrés venus au cours des siècles défendre, travaillé d'arrache pied pour reconstruire notre beau pays (...) Soyez plus humble, votre arrogance choque les Français. »
« C’est un matériau aussi prometteur que déroutant, souligne la politiste Magali Della Sudda2. Il est à la fois massif, hétérogène, peu structuré et marqué par une spontanéité rare dans les dispositifs participatifs. »
Contrairement aux questionnaires fermés, aux consultations en ligne ou encore aux sondages institutionnels, ces cahiers font la part belle à la liberté d’expression : chacun peut y écrire ce qu’il veut, de la manière qu’il le souhaite, sans contrainte de forme ni thème imposé. « Cela favorise l’émergence de paroles singulières, subjectives et souvent chargées d’émotions », renchérit la géographe et historienne Marie-Vic Ozouf-Marignier3.
Un matériau hétérogène
Des retraités isolés, des agriculteurs exaspérés, des petits patrons et salariés précaires, ou encore des mères seules témoignent sans fard de leurs conditions de vie difficiles, de colères et de fatigues accumulées, ou tout simplement de leur vécu. Les mots sont simples et directs, les diagnostics parfois sommaires, mais les valeurs exprimées (égalité, dignité, reconnaissance…) reviennent avec une certaine régularité.
Attention toutefois aux généralisations hâtives, tempère Magali Della Sudda, soulignant notamment que les Gilets jaunes sont loin d’avoir été les principaux contributeurs. Ces « cahiers de doléances », comme on les appelle aujourd’hui, ne reflètent pas la société française dans son ensemble : « Ils ne sont ni représentatifs statistiquement ni homogènes dans leur forme ou leur contenu ».
Certaines contributions ont été écrites dès la fin de l’année 2018 à l’initiative des Gilets jaunes, puis des maires de communes rurales. D’autres ont été suscitées par le contexte plus cadré du Grand débat national. Les modalités d’écriture varient aussi : textes rédigés directement en mairie, envoi de lettres postales, cahiers mis à disposition sur des ronds-points tenus par des Gilets jaunes… « Il est impossible d’analyser et d’interpréter ces documents sans tenir compte de cette hétérogénéité », observe Marie-Vic Ozouf-Marignier.
Un travail de recherche difficile
L’étude de ces documents se heurte aussi à une difficulté technique. Beaucoup d’entre eux ont été numérisés ou retranscrits par des sociétés privées à l’aide d’un logiciel de reconnaissance optique des caractères. Cet outil convertit automatiquement des images de texte en documents informatiques.
« Il permet de gagner un temps précieux, mais reste imparfait », explique Magali Della Sudda. Les transcriptions comportent environ 20 % d’erreurs, notamment dans les doléances manuscrites qui constituent plus de la moitié du corpus. « Une révision proprement scientifique de ces sources est donc indispensable pour produire des analyses solides. Mais c’est un travail chronophage et aujourd’hui non financé par l’État. »
Quelques équipes de recherche ont entamé un patient travail de retranscription manuelle, parfois en lien avec des collectivités locales ou dans une démarche de science participative, associant des bénévoles au projet. Avec l’Association nationale des tiers-lieux de Nouvelle-Aquitaine, par exemple, Magali Della Sudda et ses collègues préparent un guide méthodologique pour numériser, transcrire et interpréter rigoureusement ces cahiers.
« L’objectif est d’impliquer les citoyennes et citoyens dans la mise en valeur de ces archives, explique la chercheuse. Le projet s’inscrit dans une perspective plus large de démocratisation des savoirs. »
Une exigence démocratique
Le profil des personnes qui ont contribué aux cahiers reste difficile à établir, mais des indications laissées dans les textes (âge, profession, statut social…) permettent de dégager quelques tendances. « Quand l’occupation est mentionnée, les retraités sont surreprésentés, donne en exemple Magali Della Sudda, ce qui est cohérent avec le fait qu’ils étaient plus disponibles pour se rendre en mairie. » Les classes populaires et les plus précaires sont également très présentes dans les cahiers de doléances des Gilets jaunes, peut-être animées par le besoin et l’espoir d’être entendues.
Au-delà des catégories sociales, la forme même des doléances attire l’attention. Plus souvent que dans les contributions au Grand débat national, elles sont rédigées à la première personne, entremêlant récits de vie et propos plus généraux. « Les gens se livrent, parlent de leur situation et formulent des demandes en lien direct avec leur trajectoire personnelle », résume Sabine Ploux.
Entre expérience intime et critique politique
Cette articulation entre expérience intime et critique politique donne aux cahiers de doléances une tonalité singulière, témoignant d’une politisation discrète et enracinée dans le vécu. « Toute la difficulté est de tenir compte de ces deux dimensions, souligne Marie-Vic Ozouf-Marignier. Une lecture trop macroscopique risque de noyer le sens et la singularité des propos, tandis qu’une lecture microscopique peut verser dans l’indexation d’anecdotes. »
Pour éviter ces écueils, des équipes de recherche mobilisent notamment des outils issus de la linguistique computationnelle. Sabine Ploux, en collaboration avec les Archives nationales et le laboratoire Lastig-IGN, a par exemple exploré les réseaux lexicaux associés à des mots clés comme « ISFFermerISF : impôt de solidarité sur la fortune, supprimé en 2018 et remplacé par l'impôt sur la fortune immobilière (IFI), qui n’intègre plus les actifs financiers et les valeurs mobilières. » : « On peut ainsi constater que cette notion est souvent liée à celles d’injustice fiscale et sociale, ou encore de redistribution. » L’analyse témoigne d’une colère exprimée dans les cahiers, suite à la suppression de cet impôt.
Les retraites parmi les thèmes récurrents
D’autres études mobilisent des outils d’intelligence artificielle ou de classification pour estimer la fréquence de ces mots clés et catégoriser les thèmes les plus récurrents. « La question des retraites est également très présente, pointe Magali Della Sudda. Dans les cahiers girondins, par exemple, cette question est présente dans 38 % des doléances. »
Cette omniprésence s’explique – outre le profil des auteurs et autrices – par le contexte politique. Fin 2018, un projet de réforme pour un « système par points » a suscité une vive émotion dans la population. Beaucoup de personnes, y compris en activité, ont donc exprimé leur attachement au système par répartition alors en vigueur, et plus généralement à tout ce qu’elles percevaient comme des acquis sociaux menacés : services publics, aides et allocations diverses, etc.
Des thèmes très présents dans les débats médiatiques et politiques sont aussi abordés. L’immigration représente ainsi 14,6 % des textes analysés sur l’ensemble du territoire – une proportion « loin d’être négligeable », souligne Sabine Ploux.
Les enjeux liés à l’insécurité, en revanche, apparaissent dans seulement 2,9 % des textes étudiés. « Les questions écologiques, souvent mises en avant dans d’autres types de consultation, sont aussi peu représentées », remarque Sabine Ploux.
Malaise démocratique
Ces décalages indiquent que les citoyens qui se sont exprimés ne hiérarchisent pas forcément leurs priorités comme le font les médias et les institutions, notamment dans les territoires qui ont plus rarement voix au chapitre. En effet, un sentiment de malaise démocratique traverse aussi ces cahiers. Nombre de contributions insistent pour réformer les institutions, mieux reconnaître le vote blanc, instituer un référendum d’initiative populaire, ou encore une dose de proportionnelle dans les élections.
« Ces requêtes vont généralement de pair avec une critique explicite des élites politiques, accusées d’être privilégiées et déconnectées de la réalité », observe Magali Della Sudda. Les doléances traduisent ainsi une volonté d’être écouté, de reprendre la main sur la décision politique, ainsi qu’un ressentiment tenace à l’égard d’un pouvoir « perçu comme lointain et méprisant », incarné en particulier par la figure du président de la République.
La ruralité au premier plan
Au-delà des revendications, ces témoignages trahissent souvent une même angoisse, celle d’un effacement de la présence publique dans les régions les plus isolées. « La participation du monde rural aux cahiers de doléances et d’autant plus frappante qu’il est généralement exclu ou en retrait d’autres formes de consultations », pointe Marie-Vic Ozouf-Marignier.
Cette « France des moindres densités », comme la qualifie la chercheuse, paraît motivée par un sentiment d’abandon, de relégation et d’isolement, ainsi que par un manque d’attention des pouvoirs publics. « Souvent, elle oppose sa situation à celle des grandes métropoles comme Paris, Lyon, Marseille, vues comme les principales bénéficiaires des politiques publiques. » Beaucoup de contributions dénoncent ainsi la fermeture d’une ligne de bus ou de train, la disparition d’une maternité ou, plus généralement, l’absence de médecin dans leur région.
« À l’avenir, poursuit Marie-Vic Ozouf-Marignier, l’idéal serait de croiser systématiquement ces doléances avec des données issues de la fonction publique territoriale et de la recherche sur l’évolution réelle des infrastructures concernées. » Une approche qu’elle qualifie de « va-et-vient fructueux entre le ressenti et les faits, le local et le national ».
Conjuguer lecture nationale et lecture locale
Pour exploiter pleinement ce corpus, d’autres programmes de recherches devront continuer à croiser les disciplines et les expertises : informatique, linguistique, sociologie, sciences politiques, histoire et géographie… « Nous devons aussi être attentifs à l’articulation des échelles d’analyse, renchérit Marie-Vic Ozouf-Marignier. Une lecture nationale permet d’identifier de grandes tendances, tandis qu’une lecture locale ou départementale donne accès à des spécificités contextuelles. »
Néanmoins, un tel travail requiert beaucoup de temps et d’énergie. Malgré l’ampleur de la mobilisation citoyenne, malgré l’investissement humain et émotionnel, manifeste dans de nombreuses doléances, les réponses politiques sont restées limitées. Les crises successives depuis 2019 (Covid, inflation, dissolution…) ont poussé les gouvernements à investir d’autres priorités, au risque de décevoir.
« Silence institutionnel »
« Ça a été sûrement une déception pour beaucoup de contributeurs et de contributrices, confirme Sabine Ploux, surtout pour ceux qui avaient pris soin de rédiger des textes détaillés et qui attendaient une réponse, quelques fois directement du président de la République, à qui ils s’étaient adressés. Le contraste entre ces attentes et le silence institutionnel qui a suivi a nourri un sentiment d’inutilité, voire de mépris, d’autant plus fort qu’il était déjà largement exprimé dans les textes eux-mêmes. »
Les gouvernements successifs avaient pourtant promis de s’en emparer. En mars dernier, une proposition de loi a aussi été examinée pour diffuser plus largement et facilement les cahiers, actuellement libres d’accès aux archives départementales, mais peu consultés en pratique.
Les cahiers continuent de vivre
Pour autant les cahiers de doléances n’ont pas disparu. Ils restent accessibles à tout un chacun et sont étudiés dans les laboratoires de recherche, malgré l’absence de financement.
« L’intégralité des 2,8 millions d’euros de budget prévu pour les analyses a été versée à la société Cognito4, regrette Magali Della Sudda. Quant à l’Appel à manifestation d’intérêtFermerAppel à manifestation d'intérêt (AMI) : procédure lancée par un acteur publique (État, collectivité locale ou établissement public tel que l’ANR) pour identifier les acteurs susceptibles d'être intéressés par un projet, rassembler des propositions sur le sujet ou définir des besoins. lancé en février 2019 par l’Agence nationale de la recherche, il n’a jamais été financé, en dépit de la qualité des propositions. »
Toutefois, les cahiers sont aussi investis par d’autres collectifs. En Gironde, par exemple, une compagnie de théâtre imagine une représentation à partir des doléances de 1945 et de 2019, créant un pont entre deux moments historiques de prise de parole populaire. « En Île-de-France ou en Gironde, des initiatives similaires ont vu le jour, signale Magali Della Sudda, mêlant création artistique et mémoire populaire. »
Selon la chercheuse, ces usages témoignent d’une « réappropriation démocratique de ces textes ». Ni relique ni anecdote dans notre histoire sociale, les cahiers de doléances représentent ainsi une archive vivante de la démocratie sociale – une démocratie qui ne se réduit pas aux urnes ou aux sondages, mais passe aussi par le fait de prendre la plume pour dire ce que l’on vit, ce que l’on veut et ce que l’on espère. ♦
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- 1. Centre d’analyses et de mathématiques sociales (Cams, unité CNRS/EHESS).
- 2. Centre Émile-Durkheim - Science politique et sociologie comparatives (CED, unité CNRS/Sciences-Po Bordeaux/Université de Bordeaux).
- 3. Géographies-cité (unité CNRS/EHESS/Université Panthéon-Sorbonne/Université Paris-Cité).
- 4. Entreprise spécialisée dans l’étude de l’expression citoyenne et mandatée part l’État pour analyser une partie des cahiers de doléances.
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Auteur
Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.







