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Cette matière molle qui défie les lois de la physique

Cette matière molle qui défie les lois de la physique

04.04.2017, par
Préparation d’une expérience de rhéologie, science qui étudie les écoulements et déformations de la matière.
Bienvenue aux confins de notre monde… quotidien. Là où la mayonnaise, la mousse à raser ou le dentifrice sont autant de «matériaux mous» aux propriétés encore mystérieuses. Mieux connaître leur comportement est l’objectif de la «rhéologie», dont les spécialistes européens sont réunis à Copenhague du 3 au 6 avril 2017.

Imaginons que nous soyons en train de touiller un peu d’eau dans une casserole et que nous puissions envoyer une sonde de la taille d’une molécule d’eau (quelques angströms, soit quelques dixièmes de milliardièmes de mètres) dans le liquide en mouvement. Là, les lois de l’hydrodynamique nous permettent de diriger sans écueil notre sonde afin d’y contempler le somptueux ballet de molécules d’eau prises dans une même ronde. Renouvelons à présent l’expérience, non plus avec de l’eau, mais avec une savoureuse mousse au chocolat. Les premières images qui nous parviennent sont déroutantes : des bulles d’air géantes semblent se précipiter sur nous, suivies par d’autres plus petites, avec un cortège de corps sombres ou de traînées blanches, puis soudain tout se liquéfie et nous entraîne vers des abîmes vertigineux. Dans ce monde singulier à la physique fantaisiste, les lois régissant les liquides classiques ne nous sont plus d’aucune utilité. Et pourtant, armés d’appareils mystérieux et d’une bonne dose de curiosité, une poignée de physiciens aventuriers a décidé d’explorer cette terra incognita des sciences : on les appelle des « rhéologues ».

« Tout coule et on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve », pourrait être la devise de ces chercheurs dont la discipline, la rhéologie, signifie littéralement « la science de l’écoulement ». « Les débouchés de cette science sont extrêmement vastes », souligne Jean-François Tassin, directeur adjoint de l’Institut de chimie du CNRS et l’un des pionniers en France de la « rhéologie moléculaire ». « Il suffit de tourner le regard autour de soi pour s’apercevoir que la rhéologie est indispensable à notre vie quotidienne : des pneus de voiture à notre tube de dentifrice en passant par la construction de nos maisons, tous ces matériaux bénéficient des apports de cette science », précise-t-il. La rhéologie est ainsi indispensable pour relever les défis actuels de nos sociétés en matière de réduction d’énergie, dans la production industrielle comme dans notre quotidien. « Par exemple, les études d’écoulement et de comportement des huiles dans un moteur de voiture pourraient conduire à réduire de 15 % la consommation de carburant », évoque Jean-François Tassin.

Parcourir les échelles de la complexité

Pour relever ces défis, les rhéologues doivent affronter un problème de taille : réconcilier à la fois la physique de l’infiniment petit (micro voire nanoscopique) avec celle des objets de plus grande dimension (macroscopique). Il leur faut aussi « jongler » entre les lois de la mécanique des fluides et celles de la mécanique des solides pour décrire différents versants du comportement de ces matériaux. « À la différence des fluides simples comme l’eau ou l’huile qui sont en général constitués d’un seul type de molécules, les fluides que nous étudions sont des mélanges caractérisés par des structures de taille dite mésoscopique, c’est-à-dire intermédiaires entre la taille des molécules élémentaires qui constitue le fluide et la taille du récipient qui le contient. On parle alors de fluides complexes », explique la professeure Sandra Lerouge, du Laboratoire matière et systèmes complexes1. C’est par exemple le cas d’une mayonnaise qui est constituée de gouttelettes d’huile dans un milieu aqueux, ou d’une mousse formée de bulles de gaz prises dans des couches liquides. La taille mésoscopique est alors celle de la gouttelette d’huile ou de la bulle d’air, de l’ordre de quelques millièmes de millimètres. « C’est l’existence de cette microstructure qui confère des propriétés d’écoulement étonnantes aux fluides complexes.
 

Cette boule de silly-putty est caractéristique d’un comportement viscoélastique : dans un temps court, cette pâte à modeler se comporte comme un solide, mais elle s’écoule sous l’effet d’une contrainte plus longue.
Cette boule de silly-putty est caractéristique d’un comportement viscoélastique : dans un temps court, cette pâte à modeler se comporte comme un solide, mais elle s’écoule sous l’effet d’une contrainte plus longue.

 

Il suffit de tourner le regard autour de soi pour s’apercevoir que la rhéologie est indispensable à notre vie quotidienne.

Contrairement aux fluides simples dont la viscositéFermeren physique, la viscosité qualifie la résistance d’un matériau à l’écoulement. Plus la viscosité est élevée, plus l’écoulement sera lent. Le miel, par exemple, a une viscosité plus élevée que l’eau. est constante, les fluides complexes possèdent ainsi une viscosité qui dépend de la vitesse de l’écoulement : ce dernier induit en effet des modifications structurelles qui influent à leur tour sur l’écoulement. C’est là toute leur complexité », précise Sandra Lerouge. Cette complexité se traduit aussi par des comportements diamétralement opposés selon les propriétés de cette microstructure : « Lorsqu’ils s’écoulent, certains peuvent épaissir comme la maïzena ou bien se fluidifier comme une solution de polymères », observe la chercheuse.
 

Certains fluides complexes ont aussi la propriété de ne s’écouler qu’au-delà d’une certaine contrainte. Ils se comportent comme des solides en dessous de cette contrainte et comme des liquides au-delà. C’est par exemple le cas du dentifrice ou du ketchup qui ne s’écoulent que lorsque l’on presse le tube ou que l’on frappe le fond de la bouteille. On parle alors de propriétés « viscoélastiques » de la matière. C’est-à-dire une capacité singulière à mêler les caractères visqueux des fluides à ceux, élastiquesFermerL'élasticité est la propriété d’un matériau dont la déformation sous l’effet d’une contrainte disparaît quand cette dernière cesse, à l’image d’un simple élastique en caoutchouc., des solides, enjambant du même coup les phases classiques décrites par la physique qui ne tolère, à un temps donné, qu’un seul état : soit solide, soit liquide ou gazeux. Une ambivalence que connaît bien Philippe Coussot2, rhéologue mondialement reconnu, qui reçoit ce 4 avril le grand prix Weissenberg 2017 de la Société européenne de rhéologie : « Le compromis entre viscosité et élasticité des fluides complexes s’illustre très bien au travers des fluides à seuil que j’étudie depuis des années. À linverse d’une goutte d’eau, une goutte de mayonnaise ou de peinture ne va pas s’étaler spontanément pour occuper toute la surface du récipient. Dans ce cas, la gravité seule ne suffit pas à dépasser le seuil de plasticité au-delà duquel le matériau va commencer à s’écouler », explique-t-il.

Vers une cartographie fine des écoulements

Qu’il s’agisse de solutions de polymères ou du polyéthylène fondu à la base d’un grand nombre d’objets familiers en plastique, de suspensions granulaires comme le béton, ou encore de fluides biologiques comme le sang, toute cette « matière molle » suscite encore beaucoup d’interrogations de la part des chercheurs. « On ne parvient pas encore à rassembler les deux échelles, microscopiques et macroscopiques », admet Sandra Lerouge. « Il y a bien des modèles théoriques à l’échelle microscopique pour les solutions de polymères par exemple, mais ces modèles ne permettent pas de décrire tout ce qui se passe lorsqu’on impose un mouvement à la matière », précise-t-elle. Ces prémices théoriques faisaient d’ailleurs partie des travaux de Pierre-Gilles de Gennes distingués par le prix Nobel de physique en 1991. Ce dernier avait aussi pris part au comité de thèse de Jean-François Tassin : « À l’époque on était très peu à faire ce que j’appelais alors "la rhéologie moléculairedes polymères », se souvient-il. Historiquement, la rhéologie ne s’intéressait qu’au comportement global des matériaux mais à présent, « si l’on veut combler le fossé théorique qui sépare encore les différentes échelles physiques, il faut s’intéresser aussi à ce qui se passe localement », est persuadée Sandra Lerouge.

Le rhéomètre est l'instrument clé permettant d’observer le comportement des fluides complexes sous l'action de contraintes physiques maîtrisées. ici, l’objectif est de comprendre les propriétés de gélification d’une formulation complexe modélisant un pansement ophtalmique.
Le rhéomètre est l'instrument clé permettant d’observer le comportement des fluides complexes sous l'action de contraintes physiques maîtrisées. ici, l’objectif est de comprendre les propriétés de gélification d’une formulation complexe modélisant un pansement ophtalmique.

Pour cela, « les rhéologues ont développé des dispositifs couplant plusieurs techniques d'observation, plus précis que ceux que j’employais à l’époque » se réjouit Jean-François Tassin. Au cœur de ces dispositifs pour faire « parler » la matière, on trouve le rhéomètre. « C’est un peu comme un mixeur, plaisante Sandra Lerouge, dans lequel on impose au matériau un mouvement d’écoulement d’une forme donnée et qui permet de mesurer en retour la force exercée sur l’échantillon. » Mais pour pouvoir observer des phénomènes à des échelles plus fines, un simple rhéomètre ne suffit plus : « Il faut alors le "customiser», déclare la chercheuse avec un brin de malice, car elle s’est justement passionnée pour la discipline en découvrant l’ingéniosité et la virtuosité expérimentale de son professeur de rhéologie à l’université.

Le rhéomètre, c’est un peu comme un mixeur dans lequel on impose au matériau un mouvement d’écoulement d’une forme donnée.

Dans son laboratoire, le « rhéomètre classique » est ainsi complété de divers équipements optiques, de lasers et de caméras haute définition afin d’étudier l’hétérogénéité de l’écoulement des systèmes de micelles géantes, un fluide complexe transparent aux propriétés proches des polymères. Une transparence qui permet à Sandra Lerouge d’observer la réfraction de la lumière au sein de ce matériau et de cartographier ainsi finement des phénomènes jusque-là peu étudiés dans ce contexte : les bandes de cisaillementFermersous l’effet de contraintes, les déformations internes d’un matériau se localisent dans certaines régions de l’écoulement appelées bandes de cisaillement.. Ces dernières témoignent justement de la coexistence de deux phases distinctes au sein du fluide en mouvement.

Cette rhéologie de précision, Philippe Coussot a en fait également sa spécialité grâce à un système d’imagerie par résonance magnétique (IRM) dont il a piloté l’installation au Laboratoire central des ponts et chaussées à la fin des années 1990. « Il y avait un gros coup à jouer en insérant un rhéomètre dans l’IRM », se souvient-il. C’est grâce à ce dispositif que Philippe Coussot a pu caractériser un phénomène jusque-là demeuré mystérieux : l’instabilité des matériaux thixotropes, des matériaux souvent pâteux qui, au-delà d’une certaine contrainte, passent subitement et totalement de l’état solide à l’état liquide, puis qui peuvent, sous certaines conditions, retrouver leur forme d’origine. Par exemple, de nombreux bétons se comportent comme des matériaux thixotropes. Et dans ce cas précis, cette découverte pourrait aider les industriels à optimiser la formulation du béton afin de réduire l’énergie requise par les pompes pour acheminer le matériau sur les lieux de coulage.
 

Dans cette image IRM de cylindres coaxiaux, apparaissent les bandes de cisaillement d’un fluide thixotrope, matériau instable dont la particularité est de passer subitement de l’état solide à l’état liquide.
Dans cette image IRM de cylindres coaxiaux, apparaissent les bandes de cisaillement d’un fluide thixotrope, matériau instable dont la particularité est de passer subitement de l’état solide à l’état liquide.

L’horizon numérique en vue

Ces avancées sur le plan expérimental et fondamental, combinées à celles du millier de rhéologues qui explorent aujourd’hui, de par le monde, de plus en plus finement la matière molle, devraient à terme rapprocher la physique des fluides et des solides au sein d’un formalisme unifié. Un « Graal » pour les « quelques personnes qui commencent à faire des simulations multi-échelles afin de pouvoir anticiper le comportement des fluides complexes existants ou en développement chez les industriels », évoque Sandra Lerouge. Ces modèles numériques pourraient par exemple faciliter l’optimisation de la formulation de matériaux synthétiques afin d’assurer leur meilleure tenue tout au long du processus de fabrication et de leur existence. Mais aussi de mieux anticiper des phénomènes naturels comme les laves torrentielles, ces coulées imprévisibles de terre et de cailloux, qui peuvent s’abattre sans crier gare sur des villes de montagne, ou les coulées de boue comme celle qui a frappé de manière tragique la Colombie dans la nuit du 31 mars au 1er avril dernier. C’est d’ailleurs le désarroi des ingénieurs des Eaux et Forêts face à ce type de phénomène qui avait poussé Philippe Coussot à commencer sa carrière de rhéologue.

Du 3 au 6 avril, les experts se réunissent à Copenhague, à l'initiative de la Société européenne de rhéologie, pour évoquer les dernières avancées et les défis qu'il reste à relever pour percer les secrets de la matière molle.
 

Notes
  • 1. Unité CNRS/Université Paris-Diderot.
  • 2. Philippe Coussot travaille au laboratoire Navier (CNRS/École des ponts ParisTech/IFSTTAR).

Auteur

Jean-Baptiste Veyrieras

Jean-Baptiste Veyrieras est journaliste scientifique.