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Les flops de l'innovation
Quel est le point commun entre le visiophone1, les sous-vêtements jetables et le dentifrice saveur cornichon2 ? Ce sont des flops. Ou plutôt des innovations qui n’ont pas rencontré leur public. Voire qui ont été tuées dans l’œuf avant la mise sur le marché. « Ces phénomènes sont la base même de la création », commente Bernard Darras, sémioticien au sein de l’institut Acte3, impliqué dans le projet « Archéologie des innovations abandonnées, délaissées ou résurgentes », soutenu par le CNRS. « Il est d’ailleurs admis, dans le milieu industriel, que de sept à neuf innovations sur dix sont des échecs, précise le chercheur. Le ou les produits qui survivent financent le développement des autres. » Avec Norbert Hillaire, théoricien de l’art et des technologies dans le même institut, et de nombreux autres chercheurs, il élabore une base de données documentaire de ces « refoulées de la modernité », de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Au menu : la description de chaque objet, son histoire, des photos, des films publicitaires ou d’archives, et des analyses produites par des ingénieurs et des chercheurs de toutes disciplines. Le but ? Offrir une réflexion sur la modernité. Et donner aux innovateurs de tout poil une lecture décomplexée de l’échec.
Le Bi-Bop, exemple emblématique de flop tricolore
Reste à définir ce qu’est un échec… « Les chiffres de vente ou d’utilisation sont un indicateur, mais il faut aussi tenir compte de l’histoire des innovations : quand elles sont provisoirement abandonnées puis resurgissent, sous une forme différente ou non, peut-on parler d’échec ? », questionne Norbert Hillaire. « Je préfère l’idée d’essai, à transformer pour connaître le succès », complète Bernard Darras. Car avoir raison trop tôt, c’est avoir tort : la maxime fleurit sur tous les forums d’entrepreneurs, à coup d’exemples édifiants, tel le Newton d’Apple, assistant personnel numérique lancé en 1993, retiré en 1998 sous les railleries, avant de réapparaître en 2007 en version très améliorée sous le nom culte de… iPhone. « Apple a su associer design soigné et marketing efficace avec des technologies émergentes (fourniture de contenus, d’applications, etc.) pour revenir sur un marché qu’il a créé de toutes pièces », commente Norbert Hillaire. Dans un registre proche figure aussi un exemple emblématique de flop tricolore : le fameux Bi-Bop ou cabine téléphonique portative, tributaire de son trop ténu réseau de bornes-relais marquées par un autocollant rayé bleu, vert et blanc, dont quelques vestiges hantent encore les rues de Paris. Lancé par France-Télécom en 1991, il fut définitivement enterré par les mobiles GSM en 1997.
De la nécessité de l’échec
« Dans notre classification, qui reste à affiner, nous distinguerons ces innovations “prématurées” ou “résurgentes” de celles qui se sont révélées inadaptées et vouées à l’échec », reprennent les chercheurs. En la matière, on se souvient du trottoir roulant à la vitesse ébouriffante de 11 km/h, curiosité de la station de métro Montparnasse-Bienvenüe à Paris, qui devait faire gagner 90 précieuses secondes aux voyageurs et qui fut mis hors d’état de nuire en 2009, après sept ans de pannes incessantes et de chutes intempestives des passagers. Moins connu, un guidon de vélo spécial, plus étroit, idéal pour l’aérodynamisme des cyclistes sur piste mais peu protecteur du haut du corps, a causé plusieurs accidents mortels en ville avant d’être retiré de la vente. Dans une autre catégorie encore, et pour l’instant qualifié d’objet « résilient » car le projet persiste malgré une longue succession d’échecs, les chercheurs évoquent aussi la voiture électrique : inventée en 1920, rapidement supplantée par sa cousine à moteur thermique, elle a fini par se faire une petite place au soleil au milieu du XXe siècle. Tout comme le livre numérique, qui existe depuis vingt-cinq ans et ne commence qu’aujourd’hui à trouver son public.
temps est souvent
là : au bout de
combien de temps
un échec devient
un succès et peut
ensuite redevenir
un échec ?
« Les plus intéressants selon moi sont les objets délaissés pendant un temps et potentiellement résurgents », poursuit Bernard Darras. Il prend l’exemple du monocle, mis au rancart après la guerre de 1870 car trop associé aux militaires Prussiens. Il fut massivement remplacé par les lunettes qui permettent, en outre, de sourire sans faire tomber son verre correcteur, à une époque moins puritaine où l’on commence à valoriser les expressions faciales. « On peut dire que le monocle est réapparu sous une forme high-tech dans les années 2010 : ce sont les Google Glass, car elles n’ont qu’une seule zone optique avec caméra », commente-t-il. Mais leur production a déjà été suspendue, en janvier dernier, en raison de leur prix de vente exorbitant (1 499 dollars) et d’une hostilité du public encore rétif à être filmé si discrètement par le premier geek venu… Selon le Wall Street Journal enfin, elles devraient renaître de leurs cendres fin 2015.
« La question du temps est souvent là : au bout de combien de temps un échec devient un succès et peut ensuite redevenir un échec ? », interroge Bernard Darras. D’où l’idée d’« archéologie » des innovations, choisie pour nommer le projet, dont Richard Conte, directeur de l'institut Acte, est le porteur auprès du CNRS. Au final, toutes ces inventions « délaissées » ne seraient en rien les dommages collatéraux d’une société capitaliste cruelle et immorale. « Une grande partie de la création, technologique comme artistique, consiste à abandonner certaines voies et certains aspects de son travail, insiste le sémioticien. L’échec est un acteur darwinien dans la sélection naturelle des innovations et il est nécessaire 4. »
La France frileuse face à la prise de risque
Mais, en France, la peur de l’échec semble paralyser plus qu’ailleurs. Une faillite y serait « (…) l’équivalent d’un suicide social, alors qu’aux États-Unis (…) une faillite est un entraînement » 5, affirme ainsi Jevto Dedijer, ancien directeur marketing d’Ikea France. « Pour connaître un succès spectaculaire, il faut avoir connu un échec spectaculaire » 6, clame Biz Stone, cofondateur du réseau social Twitter. « Appréciez d’échouer (…) car on n’apprend rien de ses succès », martèle James Dyson, fiers de ses quinze ans d’obstination pour bouter les sacs hors de ses aspirateurs. Le problème chez nous ? « Le système éducatif condamne trop durement l’échec et façonne des ingénieurs frileux face à la prise de risque, explique Bernard Darras. Avec notre base de données documentaire, nous voulons sortir de cette logique et montrer qu’il s’agit souvent d’histoires d’essais et d’abandons successifs. Nous aspirons à changer les mentalités. » Ils ne sont pas les seuls. Depuis quelques années, il existe dans l’Hexagone « des conférences dédiées au partage de l’échec entrepreneurial » afin « d’apprendre des erreurs des autres », fait remarquer l’entrepreneur Boris Golden7. Leur égérie ? La protéiforme société Bic, qui a mis le stylo à bille, le rasoir et le briquet jetables à la portée de toutes les bourses, mais s’est aussi cassé les dents sur le parfum bon marché. Autre signal fort : depuis 2013, seules les faillites frauduleuses sont fichées à la Banque de France8, alors qu’auparavant la mesure concernait tous les entrepreneurs victimes d’un dépôt de bilan durant les trois dernières années.
on refait toutes
les expériences
de science, au
cas où on serait
passé à côté de
quelque chose !
Le ratio implacable de sept à neuf échecs sur dix essais reste tout de même difficile à digérer dans une société de consommation où l’on s’émeut du gaspillage, du recyclage et de l’obsolescence… Avec leur projet, les chercheurs veulent-ils le réduire en « prédisant » les bides ? En rationalisant la création pour éviter d’échouer ? « Je tiens au contraire à la notion de sérendipitéFermerFait de faire une découverte par hasard, à la suite d’un concours de circonstances fortuit, alors que l’on cherchait autre chose., qui a permis en 1928 à Alexander Fleming de découvrir la pénicilline dans une préparation ratée, répond Bernard Darras. C’est d’ailleurs dans cet esprit qu’en Chine on refait systématiquement toutes les expériences de science, au cas où on serait passé à côté de quelque chose ! »
Pour lui, pas question de se limiter à l’intellectualisation des choses jusqu’à ce que tout soit bien ficelé ; la pratique et ses ratés font partie du processus : « Comme le disait John Dewey 9, c’est dans l’action que les choses prennent leur sens : il faut penser et agir en même temps. Il y a là un vrai enjeu économique pour la France. » En revanche, souligne-t-il, « on peut réduire le taux d’échec si on sort de l’approche du génie individuel façon Léonard de Vinci ou Steve Jobs, qui voit en l’inventeur une personne singulière, et que l’on s’attache plutôt à reconnaître les ressorts du génie collectif. » C’est la démarche du design participatif : il inclut dans toutes les phases de conception d’un objet ses futurs utilisateurs (ou les « petites mains » chargées de le construire, de le vendre, etc.), alors que ceux-ci sont traditionnellement relégués en bout de chaîne, quand le produit est achevé ou presque. C’est la clé du succès des fablab et des plateformes de type Wikipédia. Elle aurait notamment pu éviter le design brûlant du Walt Disney Concert Hall, dont les parois ondulées en acier ont fait grimper de plusieurs degrés le thermomètre des habitations voisines…10
Analyser les échecs au lieu de les refouler
« À travers notre projet, je veux justement déconstruire le mythe de l’inventeur au profit du génie collectif, reprend Bernard Darras. Edison n’a pas inventé l’ampoule électrique seul : il travaillait avec un groupe de personnes. » La base de données documentaire sera donc conçue pour pouvoir indiquer plusieurs créateurs par objet, ajouter leurs témoignages, voire le récit de leur ténacité et de leur foi en leur idée. « Elle sera alimentée par les chercheurs comme par les acteurs du milieu de l’innovation via le crowdsourcingFermerLittéralement « approvisionnement par la foule ». Ce terme désigne la capacité de créer des contenus ou des services en ligne de façon collaborative grâce aux internautes. », explique-t-il.
projet, je veux
déconstruire
le mythe de
l’inventeur au
profit du génie
collectif.
Autre richesse du concept : des analyses de philosophes, sociologues, sémioticiens, etc., récentes ou plus anciennes, comme celle de Michel Callon, prédisant le mauvais accueil de la voiture électrique dans les années 1970, faute de réseau où les recharger assez souvent. « L’enjeu est politique et philosophique, il s’agit de sortir du grand récit positiviste de l’histoire de la modernité, qui tend à refouler les ratés au lieu de les analyser, conclut Norbert Hillaire. La critique est nécessaire, nous sommes sortis de cette vision euphorique ou messianique de la modernité technique comme progrès constant. »
Dans le projet de l’institut Acte, il n’est en revanche pas prévu de construire un musée en dur où exposer les bides de l’innovation, comme celui que Kenichi Masuda a ouvert à Tokyo avec sa collection personnelle. On peut y admirer une étrange feuille de plastique qui, placée devant un téléviseur noir et blanc, donne l’impression qu’il diffuse des images en couleur. Ou encore un grille-pain qui marche. Au sens propre…
À lire aussi : « Les vertus de l’ignorance »
- 1. Distribué en France dans les années 1980 par France Télécom.
- 2. Respectivement lancés par les marques Bic et Mr Pickle.
- 3. Arts, créations, théories, esthétiques (CNRS/Univ. Paris-I Panthéon Sorbonne).
- 4. Selon le philosophe et anthropologue des techniques Gilbert Simondon (1924-1989).
- 5. Selon le journal économique québécois Les Affaires.
- 6. Selon le journal économique québécois Les Affaires.
- 7. Voir sa tribune « L’échec : face taboue de l’innovation ? », Lemonde.fr, le 19 novembre 2014.
- 8. Selon Paris Région Entreprises.
- 9. Philosophe américain (1859-1952), figure majeure du courant pragmatiste.
- 10. Selon l’étude www.sbse.org/awards/docs/2005/1187.pdf
Voir aussi
Auteur
Journaliste scientifique, autrice jeunesse et directrice de collection (une vingtaine de livres publiés chez Fleurus, Mango et Millepages).
Formation initiale : DEA de mécanique des fluides + diplômes en journalisme à Paris 7 et au CFPJ.
Plus récemment : des masterclass et des stages en écriture...