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Tous les pères sont dans la nature
Les transformations, lentes ou rapides, que connaissent les sociétés humaines ne manquent pas de nourrir les oppositions entre « conservateurs » et « progressistes ». Particulièrement lorsqu’elles touchent l’organisation familiale, l’actualité récente en fait foi. Au sein de débats, rarement courtois, souvent venimeux, chaque camp s’efforce de convaincre que sa conception de la famille est celle qu’il convient de prendre pour norme. Et certains n’hésitent pas pour appuyer leur argumentation à en appeler à un prétendu ordre naturel. Mais quel est-il au juste cet « ordre » qui est censé nous obliger à ne concevoir la famille que comme les générations précédentes l’ont conçue ? Qui en décide et sur quelles bases établies ? Et quel peut être le rôle du scientifique dans pareille affaire ?
De nombreux mâles prodiguent des soins à leur progéniture
Peut-être tout simplement celui de donner à voir au plus grand nombre la nature dans toute sa diversité, qui ne se résume ni à une liste d’espèces ni à une immense banque de séquences d’ADN, mais englobe aussi (et peut-être surtout) toute la multiplicité des comportements des différentes espèces, toute la variété de leurs organisations sociales. C’est à cet exercice que je me suis attaché en proposant, en quelque sorte, une histoire naturelle des pères dans mon ouvrage De mâle en père. À la recherche de l’instinct paternel. Tout est parti du constat que la moindre implication des pères dans les soins parentaux chez l’espèce humaine semblait, pour un grand nombre de personnes, aller de soi, comme s’il s’agissait d’une fatalité bien ancrée dans nos gènes, et que nous partagerions avec une large majorité d’espèces. En somme les mâles seraient par nature d’avides géniteurs, mais de piètres parents. Mais qu’en est-il vraiment ? Les femelles seraient-elles les principales dépositaires des soins parentaux dans un monde où la contribution des mâles ne serait qu’accessoire, voire accidentelle ? Un examen attentif des espèces animales nous convainc rapidement que tel n’est pas le cas.
L’idée selon laquelle les mâles sont peu enclins à prodiguer des soins parentaux procède d’une sorte d’anthropocentrisme qui nous conduit à accorder une importance disproportionnée aux mammifères. Or ce groupe zoologique n’est pas forcément représentatif de toutes les situations qui, dans la nature, s’offrent à l’observateur. Il convient de souligner d’emblée qu’un certain nombre d’espèces animales ne prodiguent pas de soins à leur progéniture. C’est notamment le cas de la majorité des invertébrés. Lorsque les soins parentaux existent, chez les invertébrés comme chez les vertébrés, les femelles sont, globalement, plus investies que les mâles dans les soins parentaux. Mais les cas de figure varient nettement d’une espèce à l’autre. Et, chez un nombre non négligeable d’entre elles, les jeunes n’obtiennent de soins que de leur père. Ainsi en va-t-il d’une espèce de vers marin, Neanthes acuminata, au sein de laquelle la ponte des œufs par déhiscenceFermerOuverture spontanée. entraîne irrémédiablement la mort de la femelle.
Surveiller les œufs, une mission paternelle chez plusieurs vertébrés
L’attention particulière et exclusive des mâles vis-à-vis des œufs qu’ils ont fécondés se retrouve chez différentes espèces de vertébrés. Ainsi, chez les petites perches endémiques d’Amérique du Nord du genre Etheostoma, seuls les mâles participent à la protection du fraiFermerPonte et/ou fécondation des œufs de poisson. Ce terme désigne également les œufs de poisson par métonymie. après la ponte. Chez les bien-nommés crapauds accoucheurs du genre Alytes, les mâles entourent autour de leurs pattes arrière les rubans d’œufs pondus par les femelles et les transportent ensuite pendant plusieurs jours, prenant soin de les humidifier régulièrement, ce qui est essentiel pour la survie de la progéniture. Bien que la situation soit tout autre chez le jacana du Mexique, Jacana spinosa, le rôle des pères n’en est pas moins essentiel. Chez cette espèce d’oiseau d’eau polyandre, les femelles sont territoriales. Elles se disputent férocement la possession de véritables harems de mâles avec lesquels elles se reproduisent séquentiellement. Et, là encore, ce sont les mâles qui prodiguent les soins parentaux, prenant en charge la construction du nid et assurant tout seuls l’incubation des œufs et le transport des poussins en cas de danger.
Pour autant, les oiseaux sont plus majoritairement versés dans des soins biparentaux où l’implication des mâles est le plus souvent comparable, voire supérieure, à celle des femelles. Ainsi, chez le flamant rose, Phoenicopterus roseus, si le mâle et la femelle partagent équitablement les tâches d’incubation, les pères, de plus grande taille, semblent mieux à même de répondre aux besoins énergétiques croissants des plus grands poussins. D’une manière générale, les soins paternels sont le plus souvent indispensables à la réussite de la reproduction chez une majorité d’espèces d’oiseaux monogames. Ils le sont aussi chez certains mammifères, même si au sein de ce groupe l’existence de soins paternels ne concerne qu’environ 10 % des espèces. Parmi celles-ci, le cas du protèle, Proteles cristatus, est particulièrement édifiant. Il s’agit d’une espèce apparentée aux hyènes, qui en conserve l’allure, mais s’en distingue nettement par le régime alimentaire : point de charognes au menu des protèles, mais d’immenses quantités de termites. Ce qui suppose de longues heures quotidiennes passées à repérer ses proies favorites et à s’en nourrir. Au moment de la lactation, les femelles n’ont d’autre choix que d’abandonner chaque jour leur progéniture pendant de longues heures pour pouvoir se nourrir et produire assez de lait pour toute la portée. Ce sont alors les mâles qui restent aux côtés des jeunes, les protègent des prédateurs et leur prodiguent des soins.
L’implication des pères relève souvent d’une logique socio-économique
Enfin, au sein des primates, si les soins paternels sont absents chez les espèces les plus proches de l’espèce humaine telles que les chimpanzés (Pan), les gorilles ou les orangs-outans (Pongo), ils sont bien représentés chez plusieurs espèces de singes du Nouveau Monde, à l’instar des ouistitis et des tamarins (famille des Callitrichidae). L’importance des soins paternels est tout particulièrement marquée chez une espèce de singe hibou, le douroucouli d’Azara (Aotus azarai), chez laquelle les jeunes ne sont en contact étroit avec leur mère que durant leur première semaine de vie. Passé ce stade, c’est dans les bras de leur père qu’ils trouvent confort et protection, ne les quittant que de façon épisodique pour rejoindre leur mère au moment de l’allaitement.
Ce bref survol des espèces animales permet de percevoir que la logique de l’implication des pères dans les soins parentaux relève souvent d’une logique socio-économique, bien illustrée dans le cas du protèle. Ce n’est donc pas tant la proximité phylogénétique qui doit nous éclairer si nous devons consulter la nature pour mieux cerner le rôle des pères (notre divergence d’avec les chimpanzés date de plus de 6 millions d’années, un temps suffisant pour que notre comportement parental se soit différencié du leur), mais bien plutôt la similitude des contraintes socio-économiques. De ce point de vue, l’analyse des sociétés traditionnelles, que j’aborde aussi dans mon ouvrage, est particulièrement instructive, car elle permet de montrer comment les modes de subsistance influencent le comportement parental. Jusqu’aux sociétés occidentales, où l’implication des pères dans les soins aux enfants est indissociable du statut des femmes dans la société et des conditions économiques qui prévalent. Une façon intelligente de retrouver du naturel dans le culturel, sans réduire le second au premier.
À lire / À voir
De mâle en père. À la recherche de l’instinct paternel, Frank Cézilly, Buchet-Chastel, février 2014, 268 p., 19 €
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