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De la domination sexuelle dans les empires coloniaux

De la domination sexuelle dans les empires coloniaux

03.12.2019, par
Un an après la polémique sur leur livre « Sexe, race & colonies », des chercheurs publient un nouvel ouvrage sur la domination sexuelle dans les empires coloniaux. Explications avec deux de ses codirecteurs, l'historienne Christelle Taraud et l'anthropologue Gilles Boëtsch, à l'occasion du colloque « Images, colonisation, domination sur les corps » qui se tient aujourd'hui au Cnam en lien avec le nouvel opus.

   
Vous venez de publier aux éditions du CNRS 
Sexualités, identités & corps colonisés, codirigé avec huit autres chercheurs. Quelle est l'ambition de cet ouvrage ?
Christelle Taraud1 : Le projet de ce livre, qui réunit 47 chercheuses et chercheurs de tous horizons (historiens, anthropologues, géographes, sociologues, politologues, philosophes, psychologues…), est de s’interroger sur la sexualité comme constituant majeur du pouvoir dans les empires coloniaux. Notre objectif est de rendre impossible le récit des différentes conquêtes coloniales (portugaise, espagnole, anglaise, française, allemande, néerlandaise, étatsunienne, ottomane, japonaise…) en passant sous silence la domination sexuelle qui les a accompagnées ou en réduisant celle-ci à une donnée anecdotique, comme cela a été longtemps le cas.

De fait, pour prendre le contrôle d’un territoire, la violence politique et militaire ne suffit pas. Il faut aussi s’approprier les corps, en particulier celui des femmes, la colonisation étant par définition une entreprise masculine. La meilleure manière de faire comprendre aux hommes que l’on a vaincus que l’on est maître chez eux, c’est de s’installer non seulement dans leurs maisons, mais aussi dans le sexe et le ventre de leurs femmes

Pour prendre le contrôle d’un territoire, la violence politique et militaire ne suffit pas. Il faut aussi s’approprier les corps, en particulier celui des femmes (...)

Gilles Boëtsch2 : Prendre la femme de « l’Autre », c’est marquer des points sur lui, le délégitimer. La domination sexuelle sous-tend partout et toujours la domination coloniale. Le tourisme sexuel – très majoritairement masculin – à destination des anciennes colonies (Sénégal, Thaïlande, Haïti…) est le prolongement de la violence sexuelle exercée autrefois par les colonisateurs sur les « indigènes ».

   
Le livre Sexe, race & colonies, paru en 2018 aux éditions La Découverte, traitait déjà de l’appropriation coloniale des corps. Qu’est-ce qui différencie les deux ouvrages ?

G.B. : Cette nouvelle exploration des pratiques et des imaginaires sexuels dans les empires coloniaux et les espaces postcoloniaux couvre elle aussi plus d’un demi-millénaire d’histoire (du XVe siècle à nos jours) et reprend quinze articles majeurs du premier opus. Mais nous avons demandé à d’éminent(e)s spécialistes d’étoffer 27 des courts focus (notices) du premier livre pour en faire des textes conséquents. Par exemple, un chapitre entier rédigé par l’historienne Naïma Yahi est maintenant consacré aux « danseuses du ventre » qui ont nourri le cliché de la « mauresque » lascive dans les écrits et les images des XIXe et XXe siècles. Par ailleurs, nous avons opté pour un découpage thématique, et non plus chronologique. Enfin, le présent volume ne comporte aucune illustration (gravures, peintures, photographies, cartes postales, dessins, affiches, couvertures de magazines, images pornographiques…), alors que le précédent en contenait 1 265.

   
Pourquoi ce choix ? Est-ce une sorte de mea culpa sachant que certain(e)s ont reproché au premier livre de montrer l’horreur de la violence coloniale sur papier glacé ?
G.B. : L’absence d’illustrations, loin d’être un repositionnement subi, est un choix éditorial volontaire qui nous a permis de doubler le volume de textes, donc de défricher ou d’approfondir des sujets encore peu investis, et de ramener le prix du livre de 65 à 27 euros, ce qui devrait faire connaître notre travail à un plus large public.

C.T. : Concernant le premier livre, il n’a jamais été dans notre intention de valoriser esthétiquement des images souvent choquantes. Nous avons exploité les nombreuses sources iconographiques à notre disposition (72 000 documents issus de plus de 300 collections publiques et privées) pour donner à voir une réalité que beaucoup ne veulent pas regarder en face et rendre plus intelligible un passé qui continue de travailler nos sociétés.

En France comme ailleurs, personne ne pourra plus dire : « Je ne savais pas ». Mais sans doute avons-nous sous-estimé l’impact de certaines images. C’est pourquoi, dans la version anglophone du premier livre qui paraîtra aux États-Unis à l’automne 2020, nous avons renforcé l’appareillage critique. Ainsi, 600 images seront davantage contextualisées, plus clairement explicitées.

En France comme ailleurs, personne ne pourra plus dire  : « Je ne savais pas ». Mais sans doute avons-nous sous-estimé l’impact de certaines images.

   
Vous avez également essuyé les critiques de groupes militants issus de l’antiracisme
G.B. : En effet, pour le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran) et pour le Parti des indigènes de la République, publier des images de femmes humiliées par les colons, c’est les violer une nouvelle fois. Et, selon ces associations, être issu de l'immigration postcoloniale est la condition sine qua non pour être habilité à travailler sur les enjeux sexuels du colonialisme. Il faut sortir des pièges de l’identité et de la légitimité de telle ou telle personne pour parler de tel ou tel sujet, dépasser la posture du « Eux » et du « Nous » pour édifier une réflexion collective. La science est un vaste territoire qui appartient à tout le monde. Sans oublier que ce type de livre s’adresse en priorité aux descendants des colonisateurs qui ne connaissent pas nécessairement les détails de cette histoire.
 
   

Le livre montre que la sidération provoquée par la découverte de corps exotiques (...) a progressivement cédé la place à des stéréotypes de plus en plus dévalorisants.

Le livre est structuré en cinq parties, chacune axée sur une thématique. La première concerne les « fantasmes » et les « imaginaires »…
G.B. : Cette séquence décrypte en effet la façon dont se sont constitués, dans l’imaginaire occidental, les grands fantasmes sur les femmes de « l’ailleurs », qu’il s’agisse de la femme polynésienne (la « Vahiné ») ouvrant soi-disant spontanément ses bras aux marins européens, de la femme ottomane du harem censée cacher un insatiable appétit sexuel sous son voile, de la danseuse du ventre… Plus largement, le livre montre que la sidération provoquée par la découverte de corps exotiques, féminins comme masculins, a progressivement cédé la place à des stéréotypes de plus en plus dévalorisants. 

   
La prostitution occupe aussi une place importante dans le livre. Comment se généralise-t-elle dans les colonies d'alors ?
C.T. : Elle est liée à la mise en place de politiques destinées à réguler les relations sexuelles interraciales dans les empires coloniaux du XIXe siècle. Alors que, jusque-là, la plupart des colons vivaient dans une sorte de « concubinage sexuel » avec une ou plusieurs « indigènes », l’arrivée des « femmes blanches » à des fins de peuplement a modifié la donne. Pour que les colons puissent toujours avoir accès aux femmes « autres », le marché du sexe tarifé s’est généralisé tant en milieu civil (maisons de tolérance, quartiers réservés) qu’en milieu militaire (bordels militaires de campagne). C’est aussi le moment où les colonies se sont transformées en territoires privilégiés d’expression de l’homosexualité blanche.
   

Vous analysez également la manière dont le concept de race, inventé vers 1850 par l’anthropologie française, a servi de pivot à l’organisation politique, économique et sociale des colonies.
C.T. : Effectivement. La pseudo-supériorité de la « race » blanche et la supposée infériorité des « indigènes » ont été utilisées à plein pour légitimer le pouvoir des colons sur les corps colonisés et justifier des hiérarchies socio-économiques inégalitaires. Le métissage renvoyait à cette époque à l’idée de dégénérescence et de disparition des Blancs, et ce d’autant plus que les maladies vénériennes liées au recours aux prostituées « indigènes » frappaient de nombreux colons.

La pseudo-supériorité de la « race » blanche et la supposée infériorité des « indigènes » ont été utilisées à plein pour légitimer le pouvoir des colons sur les corps colonisés et justifier des hiérarchies socio-économiques inégalitaires. 

   
Les violences sexuelles sont-elles consubstantielles à la conquête coloniale ?
G.B. : Oui. Mais c’est au moment des décolonisations, comme l’atteste le quatrième chapitre de notre ouvrage, qu’elles ont atteint leur paroxysme. Rappelons la mise en place par l’armée française, lors la guerre de libération nationale en Algérie (1954-1962), d’un véritable système de torture dans lequel le viol des femmes algériennes a été utilisé comme une arme de guerre. Quant au cinquième chapitre, il passe en revue toutes les productions de la culture populaire qui ont mis en scène une racialisation des sexualités (« exhibitions humaines » dans le cadre d’expositions universelles et/ou coloniales, spectacles comme la « Revue nègre » présentée en 1925 au théâtre des Champs-Élysées, films, romans…). Ce dernier chapitre s’intéresse en outre aux représentations de la domination sexuelle coloniale dans l’art contemporain et à la manière dont les artistes se réapproprient celle-ci en la critiquant.
   

Rappelons la mise en place par l’armée française, lors la guerre de libération nationale en Algérie (1954-1962), d’un véritable système de torture dans lequel le viol des femmes algériennes a été utilisé comme une arme de guerre.

L’affaire Weinstein, la dénonciation des féminicides, les hashtags #MeToo, #BalanceTonPorc, #MosqueMeToo… ont-ils influencé vos réflexions lors de l’élaboration de ce livre ?
C.T. : Si la question est de savoir si le féminisme impacte mon travail, la réponse est oui. Si la question est de savoir s’il l’impacte aujourd’hui plus qu’hier en raison de cette actualité qui prouve que la domination sexuelle n’a pas été un instrument de pouvoir uniquement dans la sphère coloniale, mais qu’elle s’exerce encore dans notre monde contemporain avec une violence inouïe, je dirais non. Je m’intéresse aux questions de genre et de sexualités dans les colonies, en particulier au Maghreb, depuis une vingtaine d’années.

   
Un mot sur le colloque organisé le lundi 3 décembre à Paris par le groupe de recherche Achac, en partenariat avec le Conservatoire national des arts et métiers…
G.B. : Cette journée fait suite aux quatre rencontres déjà tenues à Paris, Genève, Lausanne et Los Angeles depuis la sortie de Sexe, race & colonies. C’est un peu un « marathon des images ». Vingt-sept images tirées du premier livre vont y être commentées, chacune pendant dix minutes, l’idée étant d’évaluer l’impact de ces représentations fantasmatiques sur l’imaginaire des colonisateurs et des colonisés. Olivier Le Cour Grandmaison, par exemple, va parler d’une lithographie de Jules Grandjouan, Civilisation et Syphilisation (1903), Sophie Bessis du tableau de Félix Vallotton La Blanche et la Noire (1913)… ♦

   
À lire
Sexualités, identités & corps colonisés. XVe siècle - XXIe siècle, sous la direction de Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, Tracy Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi, CNRS Éditions, 672 pages, novembre 2019.
 
À voir
Images, colonisation, domination sur les corps, colloque le 3 décembre 2019, au Musée des arts et métiers, à Paris.
Sexe, regards & colonie, exposition présentée du 26 novembre au 10 décembre 2019 dans la cour d’honneur du Conservatoire national des arts et métiers.
 
À lire sur notre site
À l'époque des zoos humains
Quand la biologie parlait de races humaines

Notes
  • 1. Christelle Taraud est enseignante dans les programmes parisiens de Columbia University et de New York University, et membre associé du Centre d’histoire du XIXe siècle (Universités Paris I et Paris IV).
  • 2. Gilles Boëtsch, directeur de recherche émérite au CNRS, est membre de l’unité mixte internationale Environnement, Santé, Sociétés - unité CNRS/USTTB (Mali)/CNRST (Burkina Faso)/UCAD (Sénégal)/UGB (Sénégal).
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Auteur

Philippe Testard-Vaillant

Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).

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