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Datations relatives et absolues

Datations relatives et absolues

18.08.2025, par
Temps de lecture : 10 minutes
Archéologues fouillant le gisement de Gran Dolina sur le site préhistorique de Sierra Atapuerca (Espagne). L’identification et le marquage précis des différentes strates mises au jour sont la première étape de la datation d’un fossile.
Série d’été « Homo avant Sapiens » 5/6 – Les archéologues disposent d’un large choix de méthodes de datation. Un répertoire qui leur permet de remonter de plus en plus loin dans le temps, avec toujours plus de précision.

Cet article est paru à l'origine dans la revue Carnets de science n° 17
 

Notre compréhension de l’évolution humaine s’appuie sur les données géochronologiques à notre disposition. Longtemps cantonnées à l’observation des strates géologiques, les méthodes de datation s’appuient en plus aujourd’hui sur des mesures physicochimiques qui ne cessent de s’affiner. En s’affranchissant peu à peu du dogme religieux et des interprétations littérales de la Bible qui indiquaient une création du monde en 4004 avant notre ère1, les scientifiques des XVIIIe et XIXe  siècles ont élaboré des méthodes de datation dites « biostratigraphiques » s’appuyant sur l’observation d’indices naturels, géologiques, biologiques ou climatiques, dans la succession des dépôts sédimentaires.

De fait, les fossiles animaux et végétaux, les vestiges archéologiques ou encore les marques laissées par des événements naturels cycliques, comme les cernes de croissance des arbres (dendochronologie), ont permis de disposer de marqueurs chronologiques fiables et, parfois, très précis – notamment ceux fournis par la dendrochronologie. Leur principale limite est toutefois qu’ils ne permettent qu’une datation relative – et locale – des couches les unes par rapport aux autres. La seule stratigraphie permet en effet de déterminer dans quel ordre se sont succédé les différentes couches mais pas de connaître directement leur âge absolu.

De père en fils, une histoire d’isotopes

Ce n’est que vers la fin des années 1940 qu’ont commencé à être mises au point des méthodes de datation absolue (qui situent un événement précisément dans le temps), quand on a commencé à exploiter les isotopes radioactifs. « On s’est rendu compte en découvrant la radioactivité naturelle que certains éléments se transforment de façon spontanée et régulière en d’autres éléments, ou en une autre version d’eux-mêmes , en émettant des rayonnements radioactifs mesurables et utilisables à des fins géochronologiques, explique Jean-Jacques Bahain, qui dirige le laboratoire Histoire naturelle de l’homme préhistorique2. Un élément père se désintègre alors en un élément fils selon un rythme qui lui est propre. »

Utilisation du carbone 14 pour dater nos aïeux les plus récents.
Utilisation du carbone 14 pour dater nos aïeux les plus récents.

Une fois qu’on connaît ce rythme, appelé période ou demi-vie radioactive, on peut exploiter ce phénomène, similaire à un sablier, en déterminant les concentrations respectives des éléments père et fils dans l’échantillon étudié. Plusieurs éléments radioactifs naturels sont ainsi utilisés en géochronologie, en fonction de leur période radioactive. « Ces méthodes ont complètement révolutionné notre perception des temps géologiques et préhistoriques, rappelle Jean-Jacques Bahain. Elles ont notamment permis de dater l’apparition des premiers hominines de plusieurs millions d’années. »

La datation au carbone 14

La datation au carbone 14 (14C), ou radio­carbone, est la plus connue et la plus ancienne de ces méthodes radiométriques. En 1946, le chimiste W. F. Libby a démontré comment cet isotope radioactif du carbone se forme dans l’atmosphère par interaction de l’azote avec les rayons cosmiques. Ce 14C atmosphérique est absorbé par les êtres vivants et finit dans la composition de toutes les matières carbonées biologiques. « À la mort d’un individu, cette absorption cesse, et le 14C radioactif qu’il contient commence à décroître selon sa période de 5 730 ans », explique le géologue.

Prélèvement d’un échantillon de crâne fossile afin de réaliser une datation au carbone 14.
Prélèvement d’un échantillon de crâne fossile afin de réaliser une datation au carbone 14.

Il est donc possible de déduire l’âge d’un échantillon de matière (bois, os, dents, coraux, stalagmites...) en mesurant son taux de 14C résiduel. La fiabilité de cette datation repose néanmoins sur le postulat que la production de 14C dans ­l’atmosphère est constante dans le temps. « Or ce postulat est faux : la production de 14C varie au cours du temps, car elle est soumise à divers facteurs, comme les fluctuations de l’activité solaire ou de l’intensité du champ magnétique terrestre, qui influent sur l’interaction entre rayons cosmiques et atmosphère », avertit Jean-Jacques Bahain.

Variations et limites dans le temps

Il faut donc corriger l’âge obtenu avec le 14C par d’autres méthodes non impactées par ces variations, comme la dendrochronologie. Toutefois, cela ne permet pas toujours d’obtenir un âge unique : « Il peut y avoir différentes plages chronologiques possibles pour un même échantillon, note le géologue. C’est là que le physicien va avoir besoin de l’archéologue pour préciser quelle plage temporelle est la plus vraisemblable. »

Travail sur le plan des poteaux d’un village de la fin du troisième millénaire avant Jésus-Christ, à Chalain, dans le Jura. Au premier plan, un échantillon de chênes néolithiques, daté par la dendrochronologie.
Travail sur le plan des poteaux d’un village de la fin du troisième millénaire avant Jésus-Christ, à Chalain, dans le Jura. Au premier plan, un échantillon de chênes néolithiques, daté par la dendrochronologie.

Le 14C a une autre limite, absolue cette fois : il ne permet pas de remonter au-delà de 50 000 ans. « Sa période radioactive est trop courte, explique Véronique Michel, préhistorienne au laboratoire Cultures et environnements : Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge3. Au bout de dix périodes, il ne reste plus assez de 14C dans ­l’échantillon pour une mesure fiable. » Difficile donc de remonter au-delà de l’arrivée des Homo sapiens en Europe, ou des derniers millénaires de l’homme de Neandertal. Il faut alors se tourner vers des éléments aux périodes de vie plus longues, comme le thorium et l’uranium.

Thorium et uranium : jusqu’à 600 000 ans

Le couple thorium 230/uranium 234 permet entre autres l’étude des  humanités présapiens, car leurs période de vie sont plus longues que celles du carbone  14. « Au fil du temps, l’uranium 234 se désintègre en thorium 230. Or, l’uranium est soluble dans l’eau alors que le thorium ne l’est pas, explique Véronique Michel. Ainsi, quand de l’eau traverse le réseau karstique d’une grotte et forme des stalagmites, il n’y plus que de l’uranium dedans, et celui-ci se désintègre de nouveau en thorium : le compteur est comme remis à zéro. »

Grotte de Bruniquel (France). Structure de 400 stalagmites brisées et rangées il y a 176 500 ans par l’homme de Néandertal.
Grotte de Bruniquel (France). Structure de 400 stalagmites brisées et rangées il y a 176 500 ans par l’homme de Néandertal.

Tous les minéraux qui se forment à partir d’eau, comme les carbonates continentaux (stalagmites et stalagtites) ou marins (coraux, coquilles), peuvent ainsi être datés jusqu’à environ 600 000 ans en mesurant le rapport thorium/uranium. C’est de cette façon que l’on a pu dater le bris des stalagmites cassées de la grotte de Bruniquel de plus de 175 000 ans et ainsi attribuer la structure aménagée avec celles-ci à l’homme de Neandertal, ce qui a révolutionné notre vision de notre cousin. Toutefois pour remonter encore plus loin dans l’histoire humaine, les paléonthologues étudient les roches volcaniques qui contiennent du potassium.

Le potassium et argon, jusqu’aux origines de la Terre

Le potassium 40, principalement contenu dans les roches magmatiques, permet de remonter très loin dans le temps, jusqu’aux …origines de la Terre. « Il se désintègre pour partie en argon 40 (40Ar), selon une période de 1,25 milliard d’années, développe Véronique Michel. Pour que ce chronomètre puisse être utilisé, il faut qu’il y ait eu fusion de la roche afin que l’argon, qui est gazeux, ait été libéré quand la lave a refroidi. La roche ne contient alors plus que du potassium 40 qui va produire de l’argon 40 au fil du temps par désintégration. »

Le couple thorium/uranium aide à dater plus loin que Sapiens.
Le couple thorium/uranium aide à dater plus loin que Sapiens.

Le dosage du 40K et du 40Ar d’une lave permet ainsi de dater l’épisode volcanique. « C’est comme cela qu’on a pu estimer l’âge de Lucy à 3,18 millions d’années et dater de nombreux hominines en Afrique de l’Est », remarque Jean-Jacques Bahain.

Sans volcan, le béryllium 10 à la rescousse

Les datations à l’argon sont toutefois limitées aux régions volcaniques. Ailleurs, les scientifiques peuvent recourir à la mesure du béryllium 10 (10Be), un autre isotope radioactif cosmogénique4, dont la période de désintégration ( 1,387 million d’années) est plus longue que celle du carbone 14. « À la différence du 14C, le 10Be ne s’homogénéise pas dans l’atmosphère, il faut donc déterminer son taux de production local », explique Jean-Jacques Bahain.

Comme avec le 14C, on mesure ensuite le rapport entre le 10Be et le 9Be (le 9Be étant la forme la plus abondante dans la nature). « Au Tchad par exemple, on a dû faire appel à cette technique pour dater Toumaï », continue le géologue. Les sédiments dans lesquels Sahelanthropus tchadensis a été retrouvé ont ainsi pu être datés de plus de 7 millions d’années.

Les minéraux à la rescousse

Quand les méthodes radiométriques ne peuvent pas être déployées, les géochrono­logues s’orientent alors vers d’autres méthodes, dites « paléodosimétriques », qui exploitent les marques laissées dans les minéraux par le rayonnement solaire, la radioactivité naturelle des sols ou tout simplement le feu. « Ces rayonnements génèrent des défauts dans les réseaux cristallins des minéraux, et des électrons s’y accumulent au cours du temps, explique Véronique Michel. Pour obtenir un âge, on mesure la dose d’irradiation annuelle du site, ainsi que la dose totale d’irradiation de l’échantillon en libérant les électrons piégés par différentes méthodes. 

Chargement des cristaux de quartz dans la machine de thermoluminescence.
Chargement des cristaux de quartz dans la machine de thermoluminescence.

Avec ces techniques de luminescence stimulée, les électrons libérés de ces pièges par chauffage ou par stimulation laser permettent de dater la dernière chauffe d’un minéral (comme un silex exposé au feu) ou la dernière exposition d’un minéral à la lumière du soleil, et donc son enfouissement. C’est notamment grâce à ce procédé qu’on peut dater quand ont été utilisés/fabriqués des artefacts minéraux comme des bifaces.

« Ces méthodes paléodosimétriques ouvrent de nouvelles possibilités de datation, s’enthousiasme Jean-Jacques Bahain. Plus on combinera de méthodes différentes sur un même site, tout en gardant à l’esprit les avantages et limites de chacune, mieux on pourra reconstituer de façon robuste la chronologie des événements observés. » ♦

Série d’été « Homo avant Sapiens »
Les Dénisoviens, la lignée fantôme (1/6) • L’Afrique, berceau du genre Homo (2/6) • Toumaï était-il bipède ? (3/6) • De l’os à l’espèce humaine (4/6) • Sur les traces des premiers Européens (6/6)

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Notes
  • 1. Au XVIIe siècle, l’évêque James Ussher, tout comme Kepler et Newton, faisait remonter la création du monde au 23 octobre 4004 av. J.-C. en se basant sur les durées de vie des prophètes de la Bible.
  • 2. Unité CNRS/MNHN/Université Perpignan via Domitia.
  • 3. Unité CNRS/Université Côte d’Azur.
  • 4. Cosmogénique : se dit d'un isotope produit dans l’atmosphère par interaction avec les rayons cosmiques, comme le carbone 14.

Auteur

Kassiopée Toscas­

Journaliste scientifique pour la Cité des sciences et de l'industrie, Kassiopée Toscas­ a été rédactrice en chef de Futura et a écrit pour La Recherche, Le Monde et Science & Vie.

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