Vous êtes ici
Un grand-père moderne pour les Néandertaliens
L’histoire évolutive de la lignée humaine est un grand puzzle avec de nombreuses pièces manquantes. Elle se précise au compte-goutte, au fil des nouveaux fossiles exhumés et de leur analyse génétique. Le séquençage de l’ADN ancien a ainsi permis d’établir que les populations eurasiennes actuelles possèdent dans leur génome environ 2 % de séquences issues des Néandertaliens. Un héritage témoignant d’une hybridation entre les hommes modernes (Homo sapiens) et les populations néandertaliennes, il y a environ 50 000 ans, lorsque les deux espèces peuplaient simultanément l’Europe. L’ADN ancien a également aidé les scientifiques à préciser les liens de filiation entre les hommes modernes, les Néandertaliens et les Dénisoviens. « Une séparation a eu lieu il y a environ 700 000 ans, avec d’un côté la lignée qui a donné naissance à l’homme moderne et de l’autre un groupe comprenant les Dénisoviens, en Asie, et les Néandertaliens, en Europe », résume Isabelle Crevecœur, paléoanthropologue à l’université de Bordeaux, au sein du laboratoire Pacea (De la Préhistoire à l’actuel : culture, environnement et anthropologie)1.
Surmonter le biais de genre des fossiles néandertaliens
Toutefois, la plupart de ces analyses génétiques ont apporté une information partielle sur cette histoire évolutive car elles n’incluaient pas le chromosome Y, transmis exclusivement de pères en fils. Un manque qui s’explique par le registre fossile. En effet, parmi l’ensemble des restes néandertaliens et dénisoviens exhumés dans le monde, la plupart appartiennent à des femmes et les quelques spécimens mâles renferment une quantité d’ADN insuffisante pour une analyse fiable du chromosome Y. Au total, seule une courte séquence génétique du chromosome Y extraite d’un spécimen néandertalien de la grotte El Sidrón, en Espagne, a ainsi pu être analysée en 2016.
Mais ce qui relevait de la gageure hier est aujourd’hui possible. Une équipe internationale réunissant notamment des chercheurs de l'Institut Max Planck d'anthropologie évolutive de Leipzig (Allemagne) et du laboratoire Pacea, vient en effet mettre au point une nouvelle technique pour enrichir et amplifier le matériel génétique issu du chromosome Y (lire encadré plus bas). De quoi analyser des échantillons jusque-là inexploitables et reconstituer l’histoire des lignées paternelles ! Les paléogénéticiens ont ainsi pu séquencer le chromosome Y de deux Dénisoviens issus de la grotte de Denisova (Sibérie) et de trois Néandertaliens, respectivement issus des grottes El Sidrón (Espagne), Spy (Belgique) et Mezmaiskaya (Russie). En le comparant à celui des hommes modernes, ils se sont aperçus que le chromosome Y des Néandertaliens est en fait beaucoup plus proche génétiquement de celui des hommes modernes que celui des Dénisoviens2.
Un résultat contre-intuitif
« Ce résultat vient confirmer une analyse publiée en 2018 sur l’ADN mitochondrial des Dénisoviens et des Néandertaliens », indique Isabelle Crevecœur, cosignataire de cette nouvelle publication et co-découvreuse du spécimen néandertalien de la grotte Spy utilisé dans l’étude. Si le chromosome Y permet de retracer l’histoire évolutive de la lignée paternelle, l’ADN mitochondrial (présent à l’extérieur du noyau cellulaire, au niveau des mitochondries) est quant à lui transmis exclusivement par la mère et permet donc de retracer l’histoire évolutive des lignées maternelles. Les chercheurs avaient ainsi pu établir que l’ADN mitochondrial des Néandertaliens était plus proche de celui des hommes modernes que de celui des Dénisoviens. Ce résultat contre-intuitif avait alors surpris la communauté scientifique dans la mesure où les Néandertaliens et les Dénisoviens sont génétiquement plus proches si l’on compare leur ADN nucléaire.
Un grand-père commun caché pour Sapiens et Néandertal
Comment l’expliquer ? En analysant le fossile du plus vieux Néandertalien connu – estimé à environ 400 000 ans – découvert dans la grotte Sima de los Huesos, en Espagne, les paléogénéticiens ont découvert que son ADN mitochondrial ressemble davantage à celui des Dénisoviens. « Cela suggère un remplacement total de l’ADN mitochondrial des Néandertaliens à la suite d’une hybridation tardive avec des populations à l’origine de l’homme moderne », estime Isabelle Crevecœur. Il en serait de même avec le chromosome Y. Selon les estimations des paléogénéticiens, celui-ci a été intégralement remplacé chez les populations néandertaliennes il y a 150 000 à 350 000 ans. Étant donné la faible variabilité génétique ainsi que la faible taille de population des groupes de Néandertaliens à cette époque (quelques dizaines d’individus), les chercheurs estiment que cette injection d'un chromosome Y moderne dans le pool génétique des Néandertaliens – ce que les généticiens appellent une introgression – a joué un rôle positif pour la survie en augmentant la variabilité génétique.
Quant à savoir quelle espèce leur aurait apporté ce « nouveau » chromosome Y, les paléoanthropologues restent très prudents et préfèrent raisonner en termes de « population » plutôt qu’en termes d’« espèce ». « Il y a 350 000 ans, il n’y avait pas d’hommes modernes ni en Europe ni en Afrique, souligne Isabelle Crevecœur. Cette proximité génétique entre le chromosome Y des Néandertaliens et celui des hommes modernes signifie donc qu’il a été apporté par des populations appartenant à la lignée à l’origine d’Homo sapiens. » Selon la scientifique, deux scénarios sont envisageables. Soit une population à l’origine de l’Homme moderne est sortie d’Afrique et est restée en Europe où elle s’est mélangée avec les Néandertaliens, soit il existait déjà une telle population à la fois en Afrique et en Europe au moment de ce mélange. Impossible toutefois de trancher dans l’état actuel des connaissances. En attendant, une prochaine pièce du puzzle pourrait bien venir de la grotte espagnole Sima de los Huesos et de l’analyse du chromosome Y de son ancien locataire, vieux de 400 000 ans (soit avant le remplacement du chromosome Y, estimé entre 150 000 et 350 000 ans). « Tout comme pour l’ADN mitochondrial, on s’attend à ce que son chromosome Y soit génétiquement plus proche de celui des Dénisoviens », conclut Isabelle Crevecœur. ♦
-----------------------------------------------------------------
Séquencer le chromosome Y, une prouesse technique
L'Institut Max Planck d'anthropologie évolutive de Leipzig (Allemagne) a mis au point une nouvelle technique pour séquencer le chromosome Y. Le principe : créer des « sondes » qui se fixent spécifiquement aux fragments de séquences génétiques correspondant au chromosome Y. Celles-ci sont alors dupliquées au moyen d’une réaction de polymérisation en chaîne (PCR). Toutes ces séquences enrichies sont ensuite assemblées et séquencées avant d’être comparées avec leur analogue chez d’autres espèces. ♦
A lire sur notre site
La modernité, une notion qui fait débat
Néandertal, le cousin réhabilité
Visualiser les relations génétiques entre les populations anciennes
Le génome des Papous, mémoire de l'humanité
Partager cet article
Auteur
Diplômé de l’ESJ Lille, Gautier Cariou est journaliste scientifique. Il vit et travaille à Paris. Physicien de formation, il s’intéresse à la science en général, à son histoire autant qu’à son actualité.
Commentaires
étape importante. grand merci
Isabelle TREGUER le 20 Novembre 2020 à 14h26Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS