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«De tout temps, l’homme s’est déplacé»
Vous avez organisé à la Cité de l'immigration un colloque intitulé « Archéologie des migrations ». Pourquoi ne pas l’avoir intitulé « Histoire des migrations » ?
Jean-Paul Demoule1 : Parce que l’histoire, qui repose sur les écrits produits par les hommes, n’est pas suffisante pour retracer les mouvements de notre humanité : elle couvre seulement les 5 000 dernières années, quand les migrations des humains remontent à plusieurs centaines de milliers d’années. Seule l’archéologie est à même de retracer les mouvements de populations antérieurs, grâce aux traces de peuplement retrouvées partout dans le monde.
De quand datent les premières migrations dans l’Hexagone ?
J.-P. D. : L’homme s’est toujours déplacé. La première grande vague migratoire à toucher l’Europe et la France est celle d’Homo erectus, l’ancêtre de Néandertal, arrivé d’Afrique il y a… 1,5 million d’années de cela. La vague suivante, aussi appelée deuxième sortie d’Afrique, correspond au déplacement d’Homo sapiens, notre ancêtre direct : parti d’Afrique il y a environ 100 000 ans, il mettra près de 60 000 ans avant d’atteindre le territoire correspondant à la France actuelle, 40 000 avant notre ère donc. Les migrations de l’époque n’ont pas grand-chose à voir avec les déplacements de population plus récents : elles se font de proche en proche, génération après génération, sur des périodes de temps beaucoup plus longues donc.
On évoquait il y a peu sur ce site les dernières découvertes relatives à l'arrivée des chasseurs-cueillleurs en Europe…
J.-P. D. : C’est la vague migratoire massive qui « suit » celle de Sapiens en Europe, si l’on peut s’exprimer ainsi concernant des plages de temps aussi longues. Elle part du Proche-Orient, où naît l’agriculture, il y a 10 000 ans environ et arrive en Europe de l’Ouest il y a 7 000 à 8 000 ans. Avec la sédentarisation et le développement de l’agriculture, on assiste en effet à un boom démographique dans les régions du Proche-Orient qui pousse une partie des populations d’agriculteurs à la migration, les terres arables n’étant pas extensibles à l’infini : des flux se créent vers l’Europe, via l’Europe centrale et le Bassin méditerranéen, mais aussi vers l’Asie centrale à l’est, et vers l’Égypte et l’Afrique du Nord. Cette expansion très progressive des agriculteurs – 20 kilomètres par génération environ – finit par submerger les populations « indigènes » européennes de chasseurs-cueilleurs, comme le confirment les études génétiques les plus récentes.
Qu’en est-il de la migration des populations dites indo-européennes ?
J.-P. D. : Depuis deux siècles, on cherche des traces de ce peuple que certains imaginent être venu des rives de la mer Baltique, d’autres de Turquie, d’autres des steppes d’Ukraine…, sur une période incertaine comprise entre le début du Néolithique (vers – 6 500 ans) et la fin de cette période (vers – 3 500 ans). Mais on en reste au stade des hypothèses. Malgré des similitudes avérées entre les langues de l’Europe et d’une partie de l’Asie, qui laissent supposer l’existence d’une langue originelle, aucune migration indo-européenne n’est à ce jour vérifiée par l’archéologie.
Peut-on parler de vague migratoire concernant la conquête romaine qui colonise la Gaule au premier siècle avant Jésus-Christ ?
J.-P. D. : Complètement. Car cette conquête, dans un premier temps militaire, a entraîné l’installation en Gaule de plusieurs dizaines de milliers de Romains, voire de plusieurs centaines de milliers. On parle ici d’une colonisation systématique : des villes nouvelles sont fondées par les colons et avec elles, des thermes, des théâtres… En quelques dizaines d’années à peine, les élites gauloises quittent leurs villes et villages pour venir s’établir dans les cités romaines et adopter ce mode de vie résolument nouveau.
C’est d’ailleurs cette même fascination pour le mode de vie romain qui pousse les « barbares » des régions germaniques et plus lointaines à venir s’installer dans les provinces de Gaule et de Belgique, aux IVe et Ve siècles. Plus qu’un déferlement de hordes sauvages qui détruisent tout sur leur passage, il y a une véritable volonté d’intégration au tissu gallo-romain de ces populations de Germains, comme l’a bien montré l’historien Bruno Dumézil. Preuve de ce désir d’intégration : lesdits « barbares » adoptent aussitôt la culture et la langue gallo-romaines et Clovis se fait baptiser alors que le christianisme est la religion de l’empire depuis à peine un siècle. Le peu de mots francs qui restent dans notre vocabulaire – une vingtaine à peine – en dit long sur la rapidité du processus.
D’aucuns affirment que ces fameuses « invasions barbares » seraient les dernières vagues migratoires à avoir touché la France jusqu’au XXe siècle. Qu’en est-il vraiment ?
J.-P. D. : De fait, aucune arrivée massive de population ne s’est produite entre le Ve siècle et la fin du XIXe siècle dans l’entité historique appelée « France » ; pour autant, cela ne veut pas dire que la population française n’a pas subi de profondes modifications durant tout ce temps. Jusqu’au XIIe siècle, la géographie du pays n’a en effet rien à voir avec la France actuelle : elle n’englobe pas les peuples de Provence, de Bourgogne, de Bretagne, d’Alsace et de Lorraine, du Lyonnais, de Savoie, du Roussillon et de Corse, qui lui seront rattachés au fil des conquêtes et des traités. S’ajoute à cela l’exode rural qui commence dans le pays dès le début de la révolution industrielle, au XVIIe siècle, et déplacera jusqu’au XXe siècle des centaines de milliers de paysans vers les villes. Toujours plus grosses, ces dernières ne cesseront d’étendre leur périmètre d’influence : aux Bretons et aux Auvergnats se joindront les Italiens à la fin du XIXe ou encore les Polonais après la Première Guerre mondiale.
À lire :
Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l’Occident,
Jean-Paul Demoule, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle »,
octobre 2014, 752 p., 27 €
- 1. Professeur à l’université Paris-I et ancien président de l’Inrap, spécialiste du Néolithique au laboratoire Trajectoires (CNRS/Univ. Paris-I).
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
À lire / À voir
Colloque « Archéologie des migrations », les 12 et 13 novembre 2015 à la Cité de l’immigration.