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Dans le sillage des thons rouges
Si le thon rouge est devenu au fil des années un emblème de la surpêche, son nom désigne en réalité trois espèces différentes : le thon rouge de l’Atlantique (Thunnus thynnus), celui du Sud (Thunnus maccoyii) et le thon rouge du Pacifique (Thunnus orientalis). En dépit des captures importantes de cet animal, ses migrations restent encore mal connues à cause de la difficulté à suivre un poisson aussi imposant et mobile. Une collaboration de scientifiques va peut-être permettre d’en apprendre beaucoup plus sur la dynamique de cette espèce et offrir des données précieuses pour gérer les populations et œuvrer à leur préservation. « Le thon rouge de l’Atlantique a été surexploité à partir du milieu des années 1990, mais, depuis 2012, les stocks vont mieux, explique Tristan Rouyer, chercheur Ifremer au Centre pour la biodiversité marine, l’exploitation et la conservation (Marbec)1. C’est une espèce emblématique dont l’espérance de vie dépasse les quarante ans et qui atteint la taille d’une vache, avec ses sept à huit cents kilos. »
Le thon rouge de l’Atlantique étonne également par ses migrations transatlantiques, dont les étapes remplissent des rôles encore mal connus. Les scientifiques savent que cette espèce se reproduit dans des zones spécifiques de la Méditerranée, où 60 % des captures sont effectuées, et que les thons maigrissent alors beaucoup. Ils repartent ensuite vers des espaces où ils vont reprendre des forces en s’alimentant, comme dans le golfe du Lion et le golfe de Gascogne ainsi que, pour les individus les plus imposants, dans les zones plus nordiques jusqu’aux côtes norvégiennes et canadiennes, riches en harengs et maquereaux.
Des systèmes de balise existent pour marquer et suivre les thons, mais ils coûtent environ quatre mille euros pièce. À un tel tarif, difficile de multiplier les mesures pour obtenir des données statistiquement pertinentes.
Aller au-delà de la géolocalisation
De plus, ces appareils ne fournissent aucune autre information que la position des poissons. Les chercheurs de l’Ifremer sont donc partis en quête d’experts en microélectronique pour développer ensemble de nouvelles solutions. « Nous avons fait le tour des laboratoires de Montpellier et l’équipe du Laboratoire d’informatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier (Lirmm)2 a répondu avec entrain et compétence, se remémore Tristan Rouyer. Le contact s'est très bien passé, tant sur le plan scientifique qu’humain. »
La collaboration entre le Lirmm et l’Ifremer a donné naissance à sept projets sur l’étude de la faune marine, dont une partie est consacrée aux tortues et aux poissons porte-épée, comme les espadons et les marlins, dans l’océan Indien. Parmi ces projets, FishNchip et Popstar visent à réaliser une balise capable de mesurer des informations sur l’activité physiologique des thons, en plus de les géolocaliser, tout en étant beaucoup moins onéreuse. Quant à Prompt, il se focalise sur les migrations du thon rouge de l’Atlantique et l’impact du changement climatique sur ses itinéraires. À eux deux, les projets Popstar et FishNchip dépassent les trois millions d’euros de budget. « Nous voulons fabriquer des marques électroniques de nouvelle génération, qui amassent plus de données tout en étant malgré tout moins chères », résume Serge Bernard, directeur de recherche CNRS au Lirmm et porteur de FishNchip. Ce rôle ne manque pas de défis tant l’étude des thons rouges est complexe.
Contrairement aux animaux terrestres, aux oiseaux ou aux mammifères marins, les poissons passent le plus clair de leur temps à des profondeurs qui empêchent la transmission continue d’informations. Les thons rouges peuvent même descendre jusqu’à mille mètres sous le niveau de la mer. Les balises développées enregistrent donc l’ensemble des données des capteurs, puis se séparent pour remonter à l’air libre à une date prévue d’avance. Une fois à la surface, elles peuvent enfin transmettre les données récoltées. Cependant, les informations de géolocalisation fournies par les marques sont insuffisantes pour comprendre le comportement du thon. « Avant nous n’avions que la géolocalisation de l’animal : on sait où il est, mais pas ce qu’il fait, poursuit Serge Bernard. Est-ce qu’il chasse ? Est-ce qu’il se reproduit ? Ces informations sont pourtant essentielles, c’est pourquoi nous sommes partis sur l’idée d’un capteur à spectrométrie d’impédance. »
Adapter le système aux mouvements et à la pression
À partir d’un faible courant de stimulation, ce système mesure l’impédance des tissus organiques sur une large gamme de fréquences. Ce principe se retrouve dans les balances sophistiquées, qui calculent la masse graisseuse, et dans certains appareils de suivi postopératoire. La spectrométrie d’impédance relève ainsi différents paramètres comme l’activité musculaire, la croissance de l’individu ou l’importance de ses réserves de graisse. Le capteur est un dispositif microélectronique de quelques millimètres carrés, connecté à des électrodes implantées dans la chair du poisson sur quelques centimètres. La spectrométrie d’impédance s’effectue normalement sur des sujets immobiles, alors que les thons rouges sont des créatures migratrices, constamment en mouvement. Leur activité musculaire et l’énorme pression qui règne à mille mètres de profondeur compliquent aussi la tâche.
« Nous faisons donc de l’adaptation embarquée : l’électronique de nos marques doit réussir à s’accommoder d’un environnement agressif et mal connu, explique Serge Bernard. Nos électrodes sont en platine, un métal biocompatible, et installées sur un support extrêmement souple, ce qui permet de les insérer dans les muscles du thon sans le gêner. Nous prenons également en compte le fait que l’ensemble doit être mis en place très rapidement. » Le système doit de plus être léger et flotter, avant de remonter à la surface une fois sa mission accomplie.
Ces appareils auraient dû être testés grandeur nature cette année, mais l’épidémie de Covid-19 a malheureusement perturbé ces plans. « Nous aurions dû commencer fin mai et passer quinze jours en mer, mais c’était trop compliqué de respecter les gestes barrières pour toute une équipe à bord d’un bateau, déplore Tristan Rouyer. Cela reste de la pêche, on peut attendre deux semaines au large et tout capturer la dernière journée, tout comme finir la mission en seulement quelques jours. Le poisson peut aussi être en avance ou en retard sur sa migration, on ne maîtrise pas encore bien sa dynamique. C’est d’ailleurs bien pour ça que nous avons lancé ces projets de recherche. »
Suivre la migration des reproducteurs
En 2019, cinq thons ont été marqués et les résultats de cette campagne seront bientôt publiés. Elle a en tout cas déjà permis d’optimiser la capture et le marquage des thons, une opération particulièrement délicate sur des spécimens de 200 kilos. En sept minutes, la créature est attrapée, hissée à bord, marquée avec sûreté et précision, puis libérée, le tout sans induire un stress trop important. « Si la marque perturbe l’animal au point de changer son comportement naturel, alors on a tout faux », insiste Serge Bernard. Un des poissons marqués a effectué une migration qui résume une grande partie des connaissances sur la dynamique migratoire : il a quitté la Méditerranée en juillet pour traverser l’Atlantique, jusqu’à une des zones de pêche préférées des palangriers japonais, puis est revenu en Méditerranée. Ces trajets migratoires étaient connus par morceaux, mais ces travaux montrent enfin la boucle complète d’un reproducteur méditerranéen.
La capture s’effectue dans des sennes, de grands filets qui encerclent les bancs de poissons et représentent la principale forme de pêche au thon. Les projets de l’Ifremer et du Lirmm se déroulent en effet en collaboration avec la Sathoan3, une organisation de producteurs méditerranéenne qui prête main-forte aux chercheurs pour manipuler, puis relâcher, ces grands poissons dans les meilleures conditions possible.
La prochaine campagne inaugurera les nouvelles marques du Lirmm et de l’Ifremer, afin d’observer enfin comment la physiologie du thon change en fonction de ses déplacements. La baisse des coûts aidera à multiplier le nombre d’individus ainsi étudiés, et donc d’obtenir des résultats plus significatifs sur le plan statistique. Où et quand le thon grossit-il ou maigrit-il ? Avoir en même temps la position et l’état du poisson offrira d’excellents indicateurs de ses cycles biologiques et permettra de comprendre leur variabilité, notamment en réponse au changement climatique.
À terme, l’équipe souhaite également rendre ses appareils open source, afin que la communauté de recherche internationale puisse s’en emparer pour marquer, à prix réduit, d’autres animaux. « Il y a beaucoup de demandes sur la gestion de ressources, les chercheurs sont en attente de dispositifs comme le nôtre, affirme Serge Bernard. Sans cela, les données manquent pour faire des choix pour la préservation des espèces. » ♦
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Auteur
Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.
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