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Du lycée au bureau, que deviennent nos réseaux ?

Du lycée au bureau, que deviennent nos réseaux ?

07.10.2015, par
Panel de Caen
L'entrée dans la vie adulte modifie profondément le réseau des amis et connaissances.
Vingt ans durant, des sociologues ont suivi un groupe de lycéens de Caen afin de déterminer comment l’entrée dans la vie adulte modifiait le réseau relationnel, et réciproquement. Un anniversaire célébré ces jours-ci avec ces jeunes devenus quadras, et alors que s’achève une ultime vague d’enquêtes sur l’impact de Facebook sur ces réseaux de connaissances.

Quand elle a démarré son projet de recherche, en 1995, la sociologue Claire Bidart était loin d’imaginer qu’elle continuerait de publier des articles sur le « panel de Caen » vingt ans plus tard. Ce groupe de lycéens – 87 au début de l’étude – devait certes être étudié dans le temps long afin de déterminer les évolutions des réseaux d’amis et relations de chacun à ce moment charnière qu’est le passage à l’âge adulte… Mais comment prédire un tel succès ? À ce jour, le panel a suscité près de 80 publications et travaux scientifiques. Et ce n’est pas fini, puisqu’une nouvelle vague d’enquêtes est en cours, qui vise cette fois à évaluer l’influence de Facebook sur le réseau relationnel1.

Comment se forme un réseau.
Comment les chercheurs construisent un réseau
Comment se forme un réseau.
Comment les chercheurs construisent un réseau

« J’ai fait ma thèse de doctorat sur la sociabilité et l’amitié. À cette occasion, je me suis rendue compte que la façon de construire des relations était très différente à l’entrée dans l’âge adulte et après, raconte Claire Bidart, aujourd’hui chercheuse au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail2 , à Aix-en-Provence. C’est le moment de toutes les transitions : on habitait chez ses parents et l’on devient autonome, on noue des histoires affectives, on s’installe en couple… et, surtout, on entre dans la vie active. Des changements majeurs qui ne sont pas sans conséquence sur le réseau des amis et connaissances. »

Plus de 10 000 relations décrites

Le réseau relationnel tel qu’il est défini par les sociologues, c’est l’ensemble de tous les liens, faibles ou forts, que l’on tisse avec sa famille, ses amis, voisins, camarades de classe, collègues, copains du foot ou du bar d’à côté… Pour le voir évoluer dans le temps, la chercheuse et son équipe ont décidé de réaliser une fois tous les trois ans une « photographie » du réseau de chacun des panélistes : ils ont recensé les amis perdus de vue, les nouvelles relations nouées, établi les liens existant (ou pas) entre les différents acteurs, et mis le tout en regard des événements de la vie de chacun des panélistes. Au total, 287 réseaux ont été dessinés – sortes de vastes toiles d’araignée où chaque fil relie un individu à un autre –, et plus de 10 000 relations ont été décrites par les chercheurs, au cours de cinq enquêtes successives.

Le plus petit
réseau
décrit compte
6 personnes,
famille comprise,
et le plus grand,
132 !

Afin de disposer de l’échantillon le plus diversifié possible, la sociologue a choisi ses « témoins » dans trois univers distincts. Un tiers s’apprêtait à passer son bac général et à s’engager dans des études longues ; un tiers était en filière technologique avec un bac pro en ligne de mire, mais également la possibilité de prolonger en BTS ; le dernier tiers était constitué de jeunes qui étaient déjà sortis de l’école et se trouvaient en stage d’insertion professionnelle. « Peu d’études sociologiques prennent en compte les classes populaires démunies, précise la sociologue. Pourtant, on a pu constater à travers nos travaux que le milieu social, avec l’âge, était un déterminant fort du réseau relationnel. »

Après le lycée, les jeunes perdent leurs groupes de copains et construisent des relations moins nombreuses, davantage basées sur la qualité du lien.
Après le lycée, les jeunes perdent leurs groupes de copains et construisent des relations moins nombreuses, davantage basées sur la qualité du lien.

Premier constat de l’enquête : la taille et la nature du réseau varient considérablement d’un individu à l’autre. « Le plus petit réseau décrit compte 6 personnes, famille comprise, et le plus grand, 132 !, s’étonne encore Claire Bidart. Sachant que plus le réseau est vaste, plus les possibilités d’obtenir de l’aide ou des conseils s’accroissent… » Certains réseaux sont dits denses : les relations d’une même personne se connaissent et se fréquentent entre elles, d’où une relative homogénéité du milieu dans lequel évolue « ego », le petit nom donné par les sociologues à la personne dont on étudie le réseau. D’autres sont plus dispersés : on fréquente ses amis un par un, sans les mélanger. « Un réseau dense est rassurant et donne une forte inscription sociale, commente la sociologue, mais il peut se révéler limitant pour l’individu, car tout le monde autour de lui aura toujours le même son de cloche. Un réseau segmenté fournit l’opportunité de recueillir des avis différenciés, des informations inédites et d’être plus innovant dans ses choix de vie. »  

L’âge et la catégorie sociale, deux facteurs clés

Comme le pressentait la sociologue, l’âge est un facteur clé dans l’évolution des réseaux, et ce quel que soit le groupe social. « Entre 16 et 35 ans, la tendance est à la diminution de la taille du réseau », souligne la chercheuse. À la sortie du lycée, les jeunes perdent une grande partie de leurs copains et connaissances (le groupe des camarades de classe, les copains du quartier…). Moins nombreuses, les relations gagnent en qualité et en intensité, les jeunes adultes privilégiant les liens avec les « vrais » amis et les membres de la famille. « Avec l’âge, la façon de faire du lien change, analyse Claire Bidart. Si les individus continuent de nouer connaissance dans des contextes précis – les loisirs, le travail –, les relations des adultes deviennent plus vite indépendantes des contextes et des groupes d’origine et sont davantage fondées sur la qualité même du lien. »

Il existe de grandes
inégalités
relationnelles.
Les relations
vont à ceux
qui en ont déjà.

L’installation en couple marque une autre étape dans la structuration du réseau. Il devient plus « centré » – c’est-à-dire qu’un autre individu qu’« ego », généralement son (ou sa) petit(e) ami(e), partage tout ou partie de ses relations –, tandis que le réseau s’enrichit de la belle-famille et des amis du partenaire. L’arrivée d’un enfant réactive les liens familiaux et homogénéise les réseaux, avec l’irruption d’autres couples de jeunes parents. Dans ces réseaux très centrés, une rupture est un facteur fort de dislocation.

Panel de Caen, réseau dense et réseau dissocié
Dans les milieux modestes (à gauche), les réseaux sont denses - tout le monde se connaît - et homogènes. Ils fournissent moins d'informations nouvelles qu'un réseau dissocié (à droite).
Panel de Caen, réseau dense et réseau dissocié
Dans les milieux modestes (à gauche), les réseaux sont denses - tout le monde se connaît - et homogènes. Ils fournissent moins d'informations nouvelles qu'un réseau dissocié (à droite).

Avec l’âge, la catégorie sociale est l’autre déterminant clé du réseau relationnel. « Il existe de grandes inégalités relationnelles, pointe Claire Bidart. Pour le dire un peu abruptement, les relations vont à ceux qui en ont déjà. » Les jeunes adultes dont les parents sont de catégorie socioprofessionnelle supérieure ont en moyenne des réseaux plus grands et plus dissociés, qui leur fournissent davantage de protection et des ressources diversifiées. « C’est d’ordre culturel, note la chercheuse. Dans ces milieux, on a toujours vu les parents ramener du monde à la maison. Surtout, on a plus de loisirs et d’activités en général, donc plus de chances de nouer des relations diversifiées. » À l’inverse, les jeunes de milieu modeste ont un réseau plus petit, plus dense et généralement plus homogène, où la famille occupe une part très importante.

Le panel de Caen montre enfin le rôle essentiel des liens dits faibles dans la construction du parcours de chacun. « Pour certaines décisions importantes, comme faire un enfant, certaines personnes préféreront demander un conseil à des collègues, par exemple, qui auront un regard plus détaché », note la sociologue. Ces liens faibles, surtout lorsque le réseau est diversifié, peuvent également illustrer d’autres « ailleurs » possibles, que ce soit sur le plan personnel ou professionnel, et fournir des informations qui seront à l’origine de changements de vie importants. Attention, cependant : si ce sont les liens faibles qui apportent de l’information nouvelle et élargissent le cadre de réflexion, ce sont les liens forts qui conditionnent la réussite du projet en apportant un soutien matériel et affectif.

Pour en savoir plus : Les 20 ans du panel de Caen sont l’occasion d’une exposition événement à l’université de Caen, du 6 au 10 octobre, et d’une après-midi de conférences le samedi 10 octobre (en collaboration avec la Maison de la recherche en sciences humaines de Caen).

Programme sur : http://panelcaen.hypotheses.org/les-20-ans-du-panel

A lire : La Vie en réseau. Dynamique des relations sociales, Claire Bidart, Alain Degenne et Michel Grossetti, PUF, coll. « Le lien social », 2011, 356 p., 29,50 €

Notes
  • 1. L’étude sur Facebook est menée en collaboration avec le Lisst de Toulouse, dans le cadre du Labex SMS. Les premiers résultats seront publiés courant 2016.
  • 2. Unité CNRS/Aix-Marseille Univ.

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