Donner du sens à la science

L'éthique de la recherche en situation de crise sanitaire

Dossier
Paru le 02.03.2022
La société face au Covid-19

L'éthique de la recherche en situation de crise sanitaire

09.04.2020, par
L’éthique et l’intégrité scientifique constituent-elles un luxe dont on pourrait, dans une situation aussi critique que celle dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, se passer ? Éléments de réponses dans cette analyse de Jean-Gabriel Ganascia, président du Comets, comité d'éthique du CNRS.

Ce texte a été élaboré à partir d’échanges entre son auteur et des membres du Comets, comité d’éthique du CNRS, mais ne saurait constituer une position de ce comité. 

Point n’est besoin de préciser le contexte tant l’espace médiatique est saturé de commentaires autour de la crise sanitaire majeure que nous traversons actuellement. Point n’est besoin non plus d’insister sur le rôle crucial qu’y prennent les scientifiques, qu’il s’agisse des médecins, des biologistes, des modélisateurs ou des sociologues. Les décideurs ne sauraient construire une politique réaliste sans leur secours.

Pour autant, l’urgence de la situation justifie-t-elle que, par pragmatisme, on s’affranchisse des règles d’éthique de la recherche et des procédures usuelles dans les sciences ? Cette question mérite d’autant plus qu’on l’examine en détail que l’actualité nous y pousse. D’un côté, la nécessité d’aller au plus vite sans se laisser freiner par des considérations accessoires expliquerait que l’on déroge exceptionnellement à certaines règles ; d’un autre côté, la quête inconditionnelle de vérité chez les scientifiques et le souci de l’éthique l’interdisent. Autrement dit, l’éthique et l’intégrité scientifique constituent-elles un luxe dont on pourrait, dans une situation aussi critique que celle dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, se passer ?

Congélateurs de la chimiothèque du laboratoire de l'unité 761 « Biostructures et découverte de médicament », Institut Pasteur de Lille.
Congélateurs de la chimiothèque du laboratoire de l'unité 761 « Biostructures et découverte de médicament », Institut Pasteur de Lille.

Les voies d'accès à la vérité demeurent identiques

Les interrogations que cela suscite sont si nombreuses qu’il convient de les sérier. Commençons par l’intégrité scientifique : les exigences de rigueur ne se discutent pas, même dans l’urgence, car les voies d’accès à la vérité demeurent identiques. Au cours de la crise sanitaire actuelle, la science aide à prendre des décisions pertinentes en permettant d’appréhender au mieux la réalité et en anticipant les différents scénarios d’évolution.
 

Au cours de la crise sanitaire actuelle, la science aide à prendre des décisions pertinentes en permettant d’appréhender au mieux la réalité et en anticipant les différents scénarios d’évolution.

Une science qui ne respecterait pas les critères de rigueur requis conclurait sur des résultats erronés qui risqueraient d’éconduire les décideurs et de tromper la population en masquant l’ampleur et la nature du danger. Ainsi, la communication faite autour des effets thérapeutiques de certains traitements médicaux, sans preuve scientifique irréfutable, a-t-elle laissé espérer l’existence d’un remède immédiat à un certain nombre de personnes qui se sont mises en danger pour l’acquérir, et a pu désorienter les responsables politiques.

Pour éviter de tels écueils, il faut respecter les règles de l’expérimentation et se soumettre aux procédures d’évaluation par les pairs qui garantissent la fiabilité de la démarche scientifique. Contrairement à ce que certains allèguent, cela ne ralentit pas nécessairement la diffusion de la science, car il est toujours loisible de déposer des prépublications sur des archives ouvertes et de les diffuser à toute la communauté scientifique. Qui plus est, on peut, dans une période de crise, essayer de raccourcir quelque peu les délais d’évaluation des articles scientifiques pour accélérer leur publication, à condition de conserver toujours la même exigence de rigueur.

L'éthique de l'expérimentation reste un impératif

Venons-en maintenant aux multiples questions éthiques suscitées par l’activité scientifique. L’éthique de l’expérimentation, en particulier de l’expérimentation humaine, demeure un impératif quoi qu’il advienne, même en situation de crise sanitaire. Les principes cardinaux de la bioéthique – bienfaisance et non malfaisance, autonomie de la personne et justice – introduits dans le rapport Belmont en 1979, ne souffrent aucune dérogation. On ne saurait administrer un traitement qui n’améliorerait pas la santé.

Dans le cadre de l'étude clinique Coviplasm, l’EFS (Établissement français du sang) vient de débuter le prélèvement de plasma de patients guéris du Covid-19 contenant des anticorps dirigés contre le virus. Ceux-ci pourraient aider les patients en phase aiguë de la maladie à lutter contre le virus.
Dans le cadre de l'étude clinique Coviplasm, l’EFS (Établissement français du sang) vient de débuter le prélèvement de plasma de patients guéris du Covid-19 contenant des anticorps dirigés contre le virus. Ceux-ci pourraient aider les patients en phase aiguë de la maladie à lutter contre le virus.

En parallèle, il faut toujours s’assurer que les médicaments n’ont pas d’effets indésirables et, dans cette dernière éventualité, que le bénéfice l’emporte. L’expérimentation clinique, avec ses différentes phases (phase préclinique comprenant des expérimentations in vitro et sur des animaux ; phase 1 pour vérifier la tolérance et l’absence d’effets indésirables sur des volontaires sains ; phase 2, sur des patients, pour déterminer la dose minimale efficace ; phase 3 d’étude comparative ; et enfin phase 4 de suivi à long terme des effets secondaires), est là pour s’en assurer.

Même les entorses aux grands principes ont leurs règles et limites

Il est arrivé, dans des situations exceptionnelles comme lors de l’épidémie de Sida, que l’on court-circuite certaines de ces phases et que l’on administre des antirétroviraux non autorisés en France à titre dit compassionnel (traitement dit à usage compassionnelFermer Mise à disposition, pour des raisons compassionnelles, d’un médicament n’ayant pas d’autorisation de mise sur le marché (AMM) à un groupe de patients ne pouvant pas être traités de manière satisfaisante par un médicament autorisé et souffrant d’une maladie invalidante, chronique ou grave, ou d’une maladie considérée comme mettant la vie en danger., Ndlr), lorsqu’il n’existait aucune alternative. Mais, cela ne se fait qu’à titre individuel et ne saurait se généraliser à l’ensemble de la population.
 

La mise à disposition de médicament non autorisé, à titre compassionnel (...), ne peut se faire qu'à titre individuel et ne peut se généraliser à l'ensemble de la population.

De plus, cette entorse parfaitement légitime à l’application des grands principes de l’expérimentation clinique n’autorise pas n’importe quel manquement à ces principes, en particulier que l’on expérimente sur des populations vulnérables, comme ce fut le cas aux États-Unis avec l’étude de l’université de Tuskegee destinée à mieux connaître l’évolution de la syphilis lorsqu’elle n’est pas traitée – étude qui s’est faite sur les patients noirs pauvres –, ou comme le suggèrent deux chercheurs français qui proposent que l’évaluation du vaccin du Covid-19 se fasse en Afrique, là où il n’y a ni masque, ni traitement, ni réanimation.

Indépendamment du compromis coût-bénéfice, au nom de l’autonomie de la personne, on doit solliciter le consentement éclairé des patients inclus dans une expérimentation clinique, afin de s’assurer qu’on ne les utilise pas comme de simples instruments. Là encore, la crise ne justifie pas que l’on passe outre cet impératif. Enfin, en vertu du principe de justice sociale, on doit mettre les ressources à égale disposition de l’ensemble de la population, sans discrimination d’aucune sorte.

Ne pas se laisser gouverner par l'arbitraire

Cette égalité d’accès aux soins se heurte toutefois, en cas de rareté, à une épreuve de réalité : comment faire lorsqu’il n’y a pas assez de masques, de gel hydro-alcoolique, de respirateurs, de lits de réanimation pour que tous en bénéficient ? Et, quand bien même il y en aurait suffisamment, encore faudrait-il, pour des raisons opérationnelles, échelonner l’accès à ces ressources.
 

Il convient d’expliciter des critères de choix (d'accès aux tests par exemple, Ndlr), ce qui est extrêmement délicat, voire douloureux, mais cela seul permet d’en conserver la maîtrise.

Ainsi, à supposer que l’on dispose à la fin de la période de confinement de tests en quantité suffisante pour l’ensemble des Français, et que l’on choisisse d’en faire bénéficier toute la population, cela ne se fera pas en un jour. On devra alors définir des priorités, par exemple commencer par le personnel soignant, puis les corps de métiers les plus exposés, etc. La difficile question du tri se pose nécessairement et de façon aigüe en situation de crise.

Réception en préfecture de Meurthe-et-Moselle de masques chirurgicaux au profit des établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux et des professionnels de santé du Grand Est, le 8 avril 2020.
Réception en préfecture de Meurthe-et-Moselle de masques chirurgicaux au profit des établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux et des professionnels de santé du Grand Est, le 8 avril 2020.

Pour y faire face de façon rationnelle, il convient d’expliciter des critères de choix, ce qui est extrêmement délicat, voire douloureux, mais cela seul permet d’en conserver la maîtrise. Ne pas le faire reviendrait à accepter de se laisser gouverner par l’arbitraire ; et cela, l’éthique ne saurait s’y résoudre. L’établissement de tels critères doit reposer sur des arguments clairs fondés non seulement sur des principes éthiques, mais aussi sur une connaissance scientifique des risques, des chances de survie, de la propagation de l’épidémie, etc. Dans le même temps, ces critères doivent s’appliquer avec discernement, en étant capable, parfois, dans des situations limites, de contrevenir à certaines règles trop rigides.

Les scientifiques doivent se manifester dans les médias

Une fois définis, ces critères doivent être présentés au public et faire l’objet d’une approbation collective large. À défaut, il sera bien difficile de les faire respecter. Plus généralement, pour que la population accepte les mesures sanitaires qu’on lui impose, il faut les expliquer afin qu’elle en comprenne le bien-fondé. Cela montre l’importance d’une communication scientifique sobre, claire et rigoureuse pour dissiper les idées fausses et aider à appréhender les connaissances nouvelles.

En temps ordinaire, cette communication relève de l’éducation des citoyens tant à l’école, dès le plus jeune âge, que dans la cité, plus tard, à tout âge de la vie. Mais c’est là une opération de longue haleine. Aussi, en période de crise, cette communication scientifique passe-t-elle surtout par des interventions dans les médias, ce qui exige de se soumettre à leur rythme qui n’est pas, cela vaut en particulier pour la télévision, et dans une moindre mesure pour la radio ou pour la presse, celui de l’explication scientifique ordinaire. À cela s’ajoutent les réseaux sociaux qui diffusent toutes sortes d’informations erronées sans aucun filtre.
 

Cela montre l’importance d’une communication scientifique sobre, claire et rigoureuse pour dissiper les idées fausses et aider à appréhender les connaissances nouvelles.

Il appartient alors aux scientifiques de se manifester pour rétablir, dans la mesure du possible, la véracité des faits et la signification des connaissances. Cette tâche apparaît d’autant plus ardue que les théories scientifiques sont complexes et que, dans le monde égalitaire dans lequel nous vivons, tout argument d’autorité qui ne se fonderait que sur la compétence de celui qui l’émet, sans pédagogie et sans explication plausible, paraîtrait insupportable. Certains en profitent pour faire valoir des postures dissidentes extrêmement populaires parce que reposant sur des explications simples, faciles à comprendre et répondant à des aspirations répandues, sans pour autant procéder à des études scientifiques rigoureuses.

Ainsi en va-t-il en Italie de scientifiques qui prétendent, sans avoir apporté de preuves tangibles à leur théorie, que la propagation rapide du SARS-CoV-2, responsable du Covid-19, tiendrait aux très fortes concentrations en particules fines de l’atmosphère du nord de l’Italie qui véhiculeraient ce virus.

Des rumeurs persistantes sur une fabrication intentionnelle du virus

Dans un ordre d’idées similaires, des rumeurs réitérées font état d’une fabrication humaine soit intentionnelle, soit accidentelle du virus. Même si la validité de telles hypothèses a été fortement remise en cause par de nombreux scientifiques, leur subsistance dans l’esprit du public demeure. Cela signifie que les scientifiques ne doivent sous aucun prétexte déroger aux règles de validation quand ils publient. Et, lorsque ces théories erronées sont susceptibles d’induire des comportements dangereux, les scientifiques doivent faire œuvre de pédagogie pour rétablir la vérité ; c’est là encore un impératif éthique difficile à assumer.

L’éthique appliquée aux applications des sciences part souvent de principes généraux, par exemple en bioéthique, des principes du rapport Belmont que nous avons rappelés plus haut (bienfaisance, non-malfaisance, autonomie de la personne et de justice) ou dans les technologies de l’information, de la protection de la vie privée, de l’exigence de transparence et de la loyauté des algorithmes. En temps usuel, il arrive que des scientifiques s’engagent vigoureusement pour défendre certains principes, en s’opposant, par exemple, à la surveillance de l’État afin de protéger la vie privée. De telles prises de position exclusives peuvent être salutaires lorsqu’elles aident à lutter contre les abus ; elles relèvent alors de convictions personnelles et, à ce titre, d’une éthique individuelle légitime. Néanmoins, en temps de crise, la défense de grands principes ne suffit plus ; les scientifiques doivent aussi assumer leurs responsabilités en mesurant les conséquences de leurs engagements.

S'assurer que les mesures privatives de liberté seront réversibles

Ainsi, s’il paraît important de protéger l’intimité de la vie privée, cela ne doit pas se faire au détriment de mesures de surveillance nécessaires à la protection de la santé publique. À cet égard, si une surveillance électronique pouvait hâter la fin du confinement et éviter un rebond de l’épidémie, il serait coupable de s’y opposer au nom de principes généraux de protection de la vie privée.
 

Les scientifiques doivent abandonner les éthiques de conviction pour adopter une éthique de responsabilité.

Dans le même temps, il serait essentiel, au nom de ces mêmes principes, de s’assurer que la surveillance demeurera limitée dans le temps, que le recueil d’information restera ciblé et proportionnel à des besoins clairement exprimés, que les données personnelles acquises seront effacées une fois la crise passée et enfin que les mesures privatives de liberté seront réversibles, en sorte que l’on soit assuré de pouvoir réactiver au terme de la pandémie des lois conformes aux aspirations de la société.

En conclusion, en temps de crise majeure, les scientifiques doivent abandonner les éthiques de conviction pour adopter une éthique de responsabilité. Cela ne signifie nullement qu’il faille abandonner les grands principes, mais cela veut dire que ceux-ci doivent être mis en regard les uns des autres et examinés dans le contexte actuel avec le souci permanent des conséquences immédiates de leur application. ♦
 

Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
Ce texte a en particulier été élaboré à partir d’échanges entre son auteur et des membres du Comets, comité d’éthique du CNRS, mais ne saurait constituer une position de ce comité.

Commentaires

1 commentaire

"Les scientifiques doivent abandonner les éthiques de conviction pour adopter une éthique de responsabilité" ,Ne soyez pas donneur de leçon, et n'opposez pas votre opinion qui serai la plus responsable à celle qui propose un débat contradictoire par le pragmatisme et l'ethique de la vertu . Votre avis n'engage que vous , heureusement .
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS