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« On a trop longtemps considéré que l’intégrité scientifique allait de soi »
Qu’est-ce que l’étude CovETHOS sur l’intégrité scientifique dont vous dévoilez aujourd'hui les conclusions ?
Michel Dubois1. Il s’agit d’une recherche participative financée par l’Agence nationale de la recherche, qui fait collaborer des sociologues et des « parties prenantes » de l’intégrité scientifique. Elle étudie la façon dont les scientifiques perçoivent l’impact de la crise Covid-19 sur l’intégrité scientifique et l’éthique de la recherche. L’enquête possède un versant qualitatif, à base d’entretiens et de groupes de discussions. Elle possède également un versant quantitatif, avec un questionnaire administré en ligne, entre avril et mai 2022, à un échantillon de plus de 2 100 agents du CNRS. Je tiens d’ailleurs à remercier ces nombreux participants.
L’idée est de saisir la variété des conséquences de la crise sanitaire sur le travail scientifique, mais également sur la familiarité et le respect des règles et des normes de l’intégrité scientifique. Plus généralement, nous prenons appui sur une enquête de 2007 conduite au CNRS par le politiste Daniel Boy pour décrire les grandes évolutions du sens de la responsabilité sociale des scientifiques2.
Pourquoi avoir lancé cette enquête ?
M. D. Il y a une double raison. La première est d’ordre structurel. Depuis près de dix ans, le paysage institutionnel de l’intégrité scientifique a été transformé en profondeur en France, avec notamment la création d’une charte nationale et d’instances dédiées, comme l’Office français de l’intégrité scientifique (Ofis). Le CNRS a lui-même créé la Mission à l’intégrité scientifique en 2018.
Et il y a bien sûr une seconde raison, d’ordre plus conjoncturel, avec la pandémie. Ces deux dernières années, le contexte de crise sanitaire a exacerbé les enjeux d’intégrité scientifique. En France spécifiquement, ces enjeux ont suscité des polémiques, parfois violentes, notamment dès mars 2020, autour des travaux de l’équipe dirigée par Didier Raoult. C’était encore récemment le cas avec la publication du rapport définitif de l’Inspection générale des affaires sociales, qui souligne un certain nombre d’inconduites.
Vous constatez que le sentiment d’une « crise grave » de la relation science-société augmente depuis 2007…
M. D. Effectivement, l’appui sur l’enquête de 2007 nous permet de mettre en évidence quelques grandes évolutions dans les attitudes des enquêtés. L’une d’elles concerne les motivations associées au travail scientifique. L’immense majorité de nos répondants est motivée par le désir de connaissance : c’était vrai en 2007 et cela reste vrai en 2022. Par contre, un nombre croissant d’entre eux accorde désormais une priorité au « désir de rendre service à la société » par rapport au « désir d’être le meilleur dans la compétition ». Cette motivation perd vingt points sur la période observée. Comme s’il devenait toujours plus difficile, en particulier en période de pandémie, de faire tenir ensemble les deux faces de la figure du scientifique comme « associé » et comme « rival ».
Une autre évolution importante concerne le sentiment d’une rupture croissante entre science et société. Les chercheurs et chercheuses sont presque deux fois plus nombreux qu’en 2007 à considérer qu’il existe une « crise grave » de ce lien. Le paradoxe, c’est qu’une autre enquête montre que huit à neuf Français sur dix leur font davantage confiance qu’à tout autre groupe professionnel. Sur ce point, je serais donc tenté de rassurer nos collègues, notamment celles et ceux qui sont confrontés à des intimidations ou de la violence verbale sur les réseaux sociaux : ces minorités actives ne représentent pas la société dans son ensemble, loin de là ! Twitter est sans doute une opportunité pour de nouvelles formes de communication scientifique, mais c’est aussi un miroir toujours déformant, et parfois grimaçant.
Ils sont aussi plus nombreux à se sentir insuffisamment armés en matière d’éthique et d’intégrité. Comment l’expliquez-vous ?
M. D. Seul un tiers de nos répondants affirme connaître avec certitude les règles et les normes de l’intégrité scientifique. Plus spectaculaire encore, il existe de fortes disparités entre les différents métiers de la recherche. Sans être alarmiste, l’objectif de l’intégrité scientifique comme « culture partagée » reste un défi à relever.
Les enquêtés de moins de 40 ans méritent une attention particulière. Ces jeunes collègues, qui ont été touchés plus que d’autres par les transformations du paysage de l’intégrité scientifique, sont également ceux qui déclarent le plus d’inconduites scientifiques. Une première interprétation pourrait être qu’ils connaissent moins ces règles, du fait de leur inexpérience, et ce faisant qu’ils s’écartent plus facilement des « bonnes conduites » attendues. Mais on peut aussi raisonner différemment ! Parce que les jeunes chercheurs sont aussi ceux qui ont été le plus sensibilisés à l’intégrité scientifique, ce sont ceux qui, à la différence de leurs aînés, seraient les plus à même d’identifier des conduites ou des comportements inappropriés comme tels. D’où le niveau de sur-déclaration observé. Il faudra sans doute retourner vers le terrain pour trancher entre ces hypothèses. Dans tous les cas, nous constatons un besoin général de formation. En France, on a trop longtemps considéré que l’intégrité scientifique allait de soi, comme s’il s’agissait d’une forme de savoir qui émergeait naturellement de l’expérience… C’est illusoire !
Une minorité assume de contourner des règles méthodologiques : faut-il s’en indigner ?
M. D. Il ne s’agit pas de s’indigner, mais plutôt d’établir des constats et de réfléchir aux conditions de diffusion des normes et des règles de l’intégrité scientifique. Premier constat : toutes les disciplines sont concernées, de la biologie végétale à la philosophie médiévale, des mathématiques fondamentales aux sciences de l’ingénieur. Notre enquête dessine une géographie de l’intégrité scientifique à l’échelle des instituts du CNRS. Une géographie qui peut être utile pour « cibler » les futures formations. Deuxième constat : par-delà le caractère très exceptionnel des fraudes (falsification, fabrication, plagiat), il existe un ensemble de comportements discutables – la fameuse « zone grise » – dont la fréquence est relativement élevée. Faut-il par exemple ne pas tenir compte de certaines observations que l’on juge intuitivement non pertinentes ? 14 % de notre échantillon pensent que oui. Et de fait, l’histoire des sciences montre bien que les scientifiques ont parfois de bonnes raisons de s’appuyer sur des heuristiques ou des intuitions.
Troisième constat : la crise Covid-19 a bien montré que certains environnements de recherche, en particulier dans la recherche biomédicale, pouvaient se révéler problématiques en récompensant des stratégies de publications rapides et multiples… Mais sans réelle portée scientifique. Ce constat doit nous inciter à substituer à un discours public trop souvent centré sur la stigmatisation des moutons noirs, une réflexion de fond sur la nature des environnements de recherche et leur plus ou moins grande capacité à transmettre et à faire respecter les normes et règles de l’intégrité scientifique.
L’évaluation par les pairs et la « science ouverte » sont-elles les meilleurs remparts contre les dérives ?
M. D. L’évaluation par les pairs reste un mécanisme de contrôle central pour la communauté scientifique : huit répondants sur dix considèrent qu’elle est « le moins mauvais des systèmes ». Pour autant, la pandémie a contribué à accélérer la diffusion d’innovations caractéristiques de la science ouverte, comme la prépublication et l’évaluation post-publication qui, chacune à leur manière, renouvellent en profondeur les modalités du contrôle par les pairs. Notre étude souligne bien la familiarité des jeunes chercheurs avec ces innovations, et la distance plus marquée de leurs aînés. Il faut par ailleurs garder à l’esprit que ces innovations sont étroitement liées aux enjeux de l’intégrité scientifique.
C’est par exemple sur un site d’évaluation post-publication comme PubPeer que s’expriment régulièrement les nouveaux acteurs de l’intégrité scientifique, ceux que l’on appelle les « détectives de la science », comme Elisabeth Bik ou, en France, Guillaume Cabanac auquel la revue Nature a récemment rendu hommage dans l’un de ses classements.
Au final, quelles seraient vos principales préconisations en matière de production et d’intégrité scientifiques ?
M. D. À ce stade, notre rapport se veut avant tout descriptif. Il permet d’identifier un certain nombre de chantiers à ouvrir pour l’avenir. Un point majeur serait sans doute de prendre davantage en considération la diversité des métiers de la recherche. Selon que vous êtes chercheur, ingénieur de recherche, d’études, ou encore enseignant-chercheur, selon que vous êtes en sciences naturelles, formelles ou encore en sciences humaines et sociales, vous n’êtes pas nécessairement confronté aux mêmes interrogations et aux mêmes difficultés. Nous aurions donc intérêt à imaginer des dispositifs de formation spécifiques, permettant d’apporter à chacun, en fonction de son statut, des appartenances par grands domaines, des réponses concrètes en matière d’intégrité scientifique.
Il faut également savoir rester prudent : s’il existe aujourd’hui, suite à la crise de la Covid-19, une demande pour davantage de contrôle et de régulation, il paraît aussi important de ne pas durcir inutilement ce qui doit rester avant tout de l’ordre des recommandations, d’un « droit souple » comme disent les juristes. L’activité scientifique, comme nous le rappellent nos répondants, est avant tout affaire d’imagination et de créativité et il est capital de leur laisser suffisamment de liberté et d’autonomie pour exercer cette créativité. ♦
Références
Pour consulter le résumé du rapport CovETHOS : https://bit.ly/3LNmOj2
Pour consulter le rapport complet CovETHOS : https://bit.ly/3BNn8Kc
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- 1. Michel Dubois est sociologue, responsable scientifique de l’étude sur l’intégrité scientifique, l’éthique de la recherche à l’épreuve de la Covid-19 (CovETHOS). Directeur du Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (Gemass, unité CNRS/Sorbonne Université), il a notamment codirigé en 2021 une enquête sur « Les Français et la science »
- 2. « Enquête sur la responsabilité sociale du scientifique. », Daniel Boy, in Jean-Pierre Alix (dir.), Sciences et société en mutation, CNRS éditions, 2007.
Voir aussi
Auteur
Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.