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Première Guerre mondiale : ces Asiatiques venus au front

Première Guerre mondiale : ces Asiatiques venus au front

09.11.2018, par
Pendant la Première Guerre mondiale, quelque 2 millions d’Asiatiques sont venus grossir les rangs sur le front en Europe et au Moyen-Orient. Ces soldats de l'ombre ont non seulement combattu mais ils ont aussi servi de main-d'œuvre dans les usines, notamment en France. Des expériences qui changèrent leur vie mais aussi leur vision du monde et qui contribuèrent à déclencher la décolonisation, comme l'explique l’historienne Claire Tran.

Alors que les commémorations de la Première Guerre mondiale sont l’occasion de revenir sur la vie éprouvante des Poilus dans les tranchées, celle de près de 2,5 millions de combattants et ouvriers venant d’Afrique et d’Asie reste encore méconnue. Parmi eux, 71 % étaient principalement des Indiens, des Chinois et des Vietnamiens. Que sait-on de la vie de ces 1 723 000 Asiatiques arrivés massivement en Europe et au Moyen-Orient entre 1914 et 1919 et plongés dans l’enfer de la guerre totale ? Au début du XXe siècle, États et sociétés d’Asie faisaient face à l’arrivée de centaines de milliers de colons occidentaux avec l’expansion impériale et l’imposition de « traités inégaux » , mais pendant plus de cinq ans, la Première Guerre mondiale entraîna en sens inverse une mobilité importante d’Asiatiques vers l’Europe.
 

Nombre de soldats asiatiques engagés dans la Première Guerre mondiale, provenant des différentes colonies d'Asie et du Japon.
Nombre de soldats asiatiques engagés dans la Première Guerre mondiale, provenant des différentes colonies d'Asie et du Japon.

Une mobilité d’ampleur inédite entre l’Asie et l’Europe

La propagande coloniale promettant de bonnes paies s’ils s’engageaient dans les troupes coloniales, attira surtout des paysans des régions pauvres du Pendjab (Inde), du delta du fleuve Rouge (Viêt Nam) ou de la concession française du Kouang-Tchéou-Wan (Chine), menacés par la famine. Mais certains membres des élites indiennes et vietnamiennes répondirent également à l’appel. Ce fut par exemple le cas, en Inde, de l’aristocrate Rajput Amar Singh ou de Sir Pertab Singh, régent de Jodphur et ami de la reine Victoria. Au Viêt Nam, le lettré nationaliste et réformiste Phan Chu Trinh appela de son côté ses compatriotes à soutenir l’effort de guerre de la France, avec l’espoir, en retour, d’une politique d’association contribuant à la formation d’une élite moderne et d’une représentation politique digne de ce que l’on pouvait attendre de la démocratie française.

Sir Pertab Singh, régent de Jodphur, est présenté au général Joffre, chef d'état-major de l'armée française.
Sir Pertab Singh, régent de Jodphur, est présenté au général Joffre, chef d'état-major de l'armée française.

Mais quelles sources pour écrire une histoire vue d’en bas, décrivant leur découverte de l’Europe et des Européennes dans un contexte culturel inconnu et un climat éprouvant, que ce soit dans les tranchés ou les usines d’armement ? Au-delà de la curiosité des habitants pour ces populations « exotiques » fraîchement débarquées, les lettres saisies par la censure militaire, les journaux intimes, les archives écrites et visuelles permettent de prendre la mesure de ce que fut l’expérience de ces Asiatiques en Europe. Ces sources permettent de dégager des itinéraires individuels de soldats, travailleurs, diplomates et d’étudiants, et font ressortir leurs découvertes et étonnements, leurs espoirs et déceptions du moment. 

Mobilités et opportunités nouvelles 

Indépendamment de la vision occidentalo-centrée les considérant comme de simples forces supplétives et subalternes au service des puissances impériales, ces travailleurs et soldats furent aussi des acteurs qui saisirent très rapidement l’opportunité de circuler sur une très longue distance, car, dans les colonies, tout déplacement, surtout vers la métropole, était étroitement contrôlé. Cette mobilité transcontinentale pouvait transformer leur destin individuel et, qui sait, collectif. Outre la découverte de la vie quotidienne des sociétés qui les colonisaient, les mouvements sociaux et politiques ainsi que la vision de puissances impériales, affaiblies par une guerre entre elles, ne furent pas sans conséquence sur ces hommes, de retour dans leur pays.

Nombre de travailleurs engagés dans la Première Guerre mondiale provenant de Chine et d'Indochine.
Nombre de travailleurs engagés dans la Première Guerre mondiale provenant de Chine et d'Indochine.

Après l’épreuve du voyage dans des conditions sanitaires souvent éprouvantes, les troupes asiatiques et indiennes, la plupart du temps dépourvues de vêtements adaptés, durent affronter les températures du climat européen dès leur arrivée dans les ports européens. Puis, ils découvrirent des hommes et des femmes issus de tous les milieux sociaux, donc une réalité culturelle et sociale très différente de celle renvoyée par les maîtres dans les colonies. Du côté des populations européennes, l’arrivée des troupes indiennes à Marseille en 1914 suscita la curiosité des habitants de cette ville, impressionnés par l’allure des sikhs. Enfin, les ouvriers vietnamiens et chinois, qui, du fait de leur statut militaire, étaient réquisitionnés, suscitèrent la méfiance des ouvriers, qui les perçurent comme des concurrents ou des briseurs de grève.

Des cipayes sur le front de l’Ouest 

L’India Gate (Porte de l’Inde), monument aux morts qui se situe au cœur de New Delhi sur le boulevard Rajpath, rappelle l’importante contribution des 74 000 soldats morts, sur un total de 1,3 à 1,5 million de soldats et travailleurs indiens : « Aux morts des armées indiennes qui sont tombés dans l'honneur en France et en Flandre, en Mésopotamie et en Perse, en Afrique de l'Est, à Gallipoli et ailleurs dans le Proche et l’Extrême Orient. » Ce sont les Indiens qui stoppèrent l’avancée allemande à Ypres (Flandre) dès l’automne 1914. Des centaines de cipayes furent tués à Neuve-Chapelle (Pas-de-Calais) et plus de mille, dont beaucoup de musulmans, à Gallipoli dans les Dardanelles, entre février 1915 et janvier 1916, contre l’allié ottoman de l’Allemagne. 

Défilé de l'infanterie indienne à l'occasion du 14 juillet 1916, avenue Alexandre III, à Paris.
Défilé de l'infanterie indienne à l'occasion du 14 juillet 1916, avenue Alexandre III, à Paris.

Les récits des acteurs sont nombreux en dépit du faible taux d’alphabétisation. Selon l’écrivain bengali Amitav Ghosh, le livre de Sisir Sarbadhikari’s Abhi Le Baghdad, On to Baghdad (1958) fait partie des plus remarquables mémoires de guerre du XXe siècle. 

Ce sont les Indiens qui stoppèrent l’avancée allemande à Ypres (Flandre) dès l’automne 1914.

À partir de son propre journal qu’il cacha dans ses bottes, son livre décrit en détail les affres des campagnes de l’armée des Indes britanniques en Mésopotamie, Syrie, Turquie et au Levant. Le livre de l’auteure bengalie Mokkhoda Debi, At ‘Home and the World’ in Iraq 1915-17 Kalyan Pradeep, paru en 1928, raconte, lui, la vie de son petit-fils Kalyan Mukherji.

Après des études de médecine à Calcutta et à Liverpool, il s’engagea comme médecin dans le Service médical de l’armée des Indes britanniques et rejoignit le corps expéditionnaire en Mésopotamie en mars 1915. Il mourut deux ans plus tard à l’âge de 34 ans, prisonnier de guerre dans un camp turc à Ras el-Ain. Les lettres qu’il envoya à sa famille sont reproduites dans le livre et décrivent notamment la désastreuse campagne de Mésopotamie (1915-1916). 

Soldats hindous à gare du Nord, Paris, octobre 1914.
Soldats hindous à gare du Nord, Paris, octobre 1914.

Travailleurs chinois : des coolies corvéables à merci

Les travailleurs chinois constituèrent le deuxième groupe d’Asiatiques qui arriva en masse en Europe pour pallier la pénurie de main-d’œuvre des Alliés et dans l’espoir pour les autorités chinoises de se préserver des visées japonaises en se rapprochant des Alliés. Au nombre de 140 000 en France, les Chinois se répartirent en deux groupes, les Anglais comme les Français puisant dans leurs concessions en Chine : le Chinese Labour Corps sous autorité anglaise travailla dans le nord de la France à des tâches logistiques tandis qu’environ 37 000 Chinois débarquèrent à Marseille mi-août 1916, en tant que travailleurs soumis à un encadrement militaire, rattaché au service de l’organisation des travailleurs coloniaux. La plupart des recrues étaient des paysans de la province du Shandong sans qualification, et pour beaucoup illettrés. Dans les usines, ils furent utilisés pour gérer la maintenance du matériel ou pour réparer les voies de communication. 

Ouvriers chinois travaillant dans une usine d'armement française, au côté des ouvrières.
Ouvriers chinois travaillant dans une usine d'armement française, au côté des ouvrières.

Confrontés aux pénuries et à des employeurs peu soucieux de respecter les engagements d’égalité salariale, ils furent parqués dans des camps spéciaux, logés dans des tentes et des baraquements en plein hiver, mal habillés et mal chaussés. Ils vivaient en vase clos, les relations avec les habitants étant en théorie interdites. Les conditions de travail furent éprouvantes et les retards de salaire provoquèrent par exemple des grèves et des mutineries à Boulogne. Ils expérimentèrent aussi un environnement hostile de la part d’un monde ouvrier qui les voyait comme une concurrence déloyale. Dans certaines régions, comme la Somme, la Marne ou l'Oise, des agressions, des meurtres ou des pillages leur furent attribués. Après l'armistice beaucoup furent chargés de nettoyer les champs de bataille des cadavres, enlevant les obus ou remblayant les tranchées. Environ 2 000 resteront en France. À leur retour en Chine, certains deviendront les leaders du mouvement ouvrier tandis que d’autres, jeunes étudiants cette fois, arriveront en France comme étudiants ouvriers dans les années 1920. Ce fut notamment le cas des futurs leaders du parti communiste chinois, Deng Xiaoping et Chou En Lai. Moins connus, les 160 000 Chinois recrutés par la Russie entre 1915 et 1917 qui travaillèrent dans les mines de charbon de l’Oural, comme bûcherons en Sibérie ou docker dans les ports de la mer Baltique, qui construisirent des chemins de fer dans les zones polaires du Nord. 

Les Vietnamiens : du Chemin des Dames au travail à la chaîne 

Les 93 000 soldats et ouvriers indochinois venus en Europe, étaient originaires pour la plupart des régions les plus pauvres du Tonkin et de l’Annam (particulièrement touchées par la famine et les épidémies de choléra) et, dans une moindre mesure, du Cambodge (1150). 44 000 soldats vietnamiens servirent dans des bataillons combattants sur le front, à Verdun sur le Chemin des Dames, dans les Vosges et sur le front d’Orient dans les Balkans. Dans des bataillons logistiques, ils servirent comme chauffeurs transportant les troupes au front, comme brancardiers sur le champ de bataille et comme cantonniers chargés de la réfection des routes. Ils seront également chargés de « l’assainissement » des champs de bataille notamment à la fin de la guerre en plein hiver et sans habits chauds, permettant aux appelés français de rentrer plus vite dans leurs foyers. 

Bataillon de tirailleurs annamites, près de Villers-Bretonneux (Somme), le 6 mai 1918.
Bataillon de tirailleurs annamites, près de Villers-Bretonneux (Somme), le 6 mai 1918.

Par ailleurs, 49 000 Vietnamiens furent embauchés comme travailleurs sous régime militaire de 1916 à 1919. En effet, les femmes ne suffisant pas à compenser le manque de main-d’œuvre dans les usines d’armement, ces paysans se virent affectés aux usines d’armement dans le Sud et le Sud-Ouest comme à l’Arsenal de Tarbes ou aux Poudreries de Bergerac : logement dans des campements précaires surveillés par les gendarmes, cadences infernales du travail à la chaîne, de nuit, manipulation dangereuse d’explosifs et de gaz… Alors que la France renonçait à industrialiser l’Indochine, pour ne pas concurrencer les entreprises métropolitaines, la Première Guerre mondiale contribua à la formation accélérée d’un prolétariat d’ouvriers spécialisés vietnamiens : c’est dans les usines françaises qu’ils découvrirent le syndicalisme ouvrier, la vie des grandes villes et, expérience décisive, fréquenteront des femmes françaises ; chose inimaginable en Indochine. 

Ils expérimentèrent des rapports sociaux plus égalitaires contrastant avec la hiérarchie raciale imposée dans la colonie. Le service de censure postale mis en place très rapidement en fit les contingents des colonies les plus surveillés. Courriers et photos envoyés à leurs familles permettent d’approcher en temps réel leur vie quotidienne. Leur retour après la guerre ne se fera pas sans heurts, les sacrifices consentis ne débouchant pas sur autre chose que des promesses. Certains – parmi lesquels Nguyen Ai Quôc, le futur Ho Chi Minh qui partit en France pendant la Première Guerre mondiale – se convertiront au communisme en France, seul parti soutenant le Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. À leur retour, beaucoup s’engageront. Les uns dans le journalisme politique, les autres rejoindront les partis nationalistes vietnamiens, réclamant le droit à l’autodétermination. 

L’engagement des Siamois encore toujours commémoré aujourd’hui…

L’engagement du Siam aux côtés des Alliés, le 22 septembre 1917, fut l’initiative du roi Vajiravudh (Rama VI, 1880-1925) qui fut éduqué pendant neuf ans en Grande Bretagne. Après l’entrée en guerre des États-Unis début 1917, le roi Vajiravudh y vit l’opportunité de réviser les traités inégaux signés avec les Occidentaux depuis le XIXe siècle et de montrer au monde que les Siamois faisaient partie des hommes « libres et civilisés ». 1 284 volontaires, aviateurs, automobilistes et médecins s’engagèrent mais n’arrivèrent à Marseille que fin juillet 1918.

Certains travailleurs vietnamiens – parmi lesquels Nguyen Ai Quôc, le futur Ho Chi Minh – se convertiront au communisme en France.

Envoyés dans des écoles d’aviation et d’automobile, il n’y eut qu’un seul groupement automobile siamois qui partit sur le front, non loin de Verdun en septembre 1918. Après l’armistice, le groupement siamois fut chargé d’occuper la ville de Neustadt dans le Palatinat et à la fin de la guerre, il participa aux défilés à Paris, Bruxelles, et Londres. Le dernier groupement siamois rentra au Siam fin 1919, et une grande fête à Bangkok célébra leur retour. .

Un monument en forme d’une pagode se trouve toujours à Sanam Luang dans le centre-ville de Bangkok, non loin de l’ancien palais royal. C’est là que, chaque année, la Thaïlande commémore le 11 novembre avec les descendants de soldats volontaires et les représentants des pays alliés et du roi.

Soldats siamois sur le port de Marseille en août 1918.
Soldats siamois sur le port de Marseille en août 1918.

Quel fut l’impact de l’expérience de guerre sur la vie des volontaires siamois après leur retour ? Il est difficile de généraliser, mais certains s’organisèrent pour revendiquer le changement d’une monarchie absolue vers un système parlementaire en 1932. Ainsi, Tua Lapanugrom et Jaroon Singhaseni, deux des sept fondateurs du Khana Ratsadon, parti créé à Paris dans les années 1920, qui réussirent à renverser le pouvoir absolu du roi en 1932, étaient d’anciens volontaires de la première guerre mondiale. Plusieurs anciens volontaires participèrent activement au nouveau régime parlementaire et à la politique électorale, dans l’entre-deux-guerres et pendant la Seconde Guerre mondiale comme Chot Khumpan, ancien volontaire et fondateur du parti démocrate, le parti politique le plus ancien de Thaïlande qui existe toujours aujourd’hui.

Soldats siamois en route pour le Front, août 1918.
Soldats siamois en route pour le Front, août 1918.

Alors que les années 1920 et 1930 sont communément considérées comme l’âge d’or des colonies en Asie, on oublie combien la circulation de ces hommes entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique et la circulation des idées qui l’accompagna, eurent un impact majeur sur les espaces impériaux, tant au niveau politique, économique et social. Une fois de retour chez eux, quel fut l’impact de ces expériences de guerre sur leurs destins individuels ainsi que sur la destinée politique, économique, sociale et culturelle de leur peuple ? Ces hommes développèrent leur propre stratégie de mise en valeur de leur expérience en Europe, d’autres s’engagèrent dans des partis politiques. L’expérience de la guerre en Europe et les principes d’autodétermination défendus tant par Lénine (Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, 1914) que par le président américain Wilson (Quatorze Points, 1918) s’imposèrent au lendemain de la Première Guerre mondiale et eurent des conséquences majeures sur l’évolution politique des pays d’Asie dans l’entre-deux-guerres. La circulation de ces hommes contribua par ailleurs à la circulation des idées et des techniques et à faire émerger de nouveaux acteurs en Asie, ouvriers spécialisés, aviateurs, chauffeurs, mécaniciens, dessinateurs industriels, avocats, journalistes, médecins et activistes politiques, réclamant dès leur retour le droit d’être « maîtres de leur destinée » (Masters of Their Own Destiny). 

Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.

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Pour aller plus loin
Les 9 et 10 novembre, une conférence, associée à une exposition photographique, qui rassemble une vingtaine de chercheurs d’Asie et d’Europe, est organisée par L’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporain ( CNRS), situé à Bangkok, et le Center of European Studies  de l’Université Chulalongkorn ttus
 

 

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