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René Gateaux, jeune savant fauché par la guerre

René Gateaux, jeune savant fauché par la guerre

03.04.2014, par
La recherche française a vu nombre de ses jeunes talents périr pendant la Grande Guerre. Parmi eux, se trouvait René Gateaux, un jeune mathématicien dont les travaux furent honorés à titre posthume. Le chercheur Laurent Mazliak nous retrace son histoire.

Les étudiants ont payé un lourd tribut au premier conflit mondial. Parmi tant d’autres, les chiffres de l’École normale supérieure sont éloquents. Les 236 morts que l’institution eut à déplorer représentent plus du tiers des promotions entrées entre 1900 et 1914. Parmi ces jeunes victimes se trouvait René Gateaux (1889-1914). Le destin de ce jeune mathématicien est à la fois tristement banal et exceptionnel par la documentation que nous avons sur lui.

En général, une fois la paix revenue en 1918, les victimes ne furent plus que des « mots d’or sur nos places » comme l’a écrit Aragon. Trop jeunes pour avoir laissé une œuvre, ils se sont fondus dans la longue et abstraite liste des victimes. Mais René Gateaux, parce qu’il eut la chance d’être au contact de gens influents pendant ses études, a laissé une empreinte qui lui assura même une certaine postérité scientifique. C’est cette histoire que cet article raconte1.

Un élève doué et précoce

René Gateaux naît en 1889 à Vitry-le-François, sous-préfecture de la Marne, où deux mathématiciens de renom ont vu le jour : François Jacquier (1711-1788) et surtout Abraham de Moivre (1667-1754), qui dut fuir en Angleterre après la révocation de l’Édit de Nantes. On a peu de détails sur le milieu familial de René Gateaux. Son père possède une petite entreprise de sellerie-bourrellerie dans les faubourgs de la ville, qu’il a héritée de l’ancien propriétaire dont il a épousé la fille. Le ménage a eu deux enfants : René et son frère cadet, Georges, qui périra également durant la guerre, en 1916, à Verdun.

René Gateaux a visiblement été un élève doué et précoce. Au lycée de Reims, il obtient son baccalauréat à l’âge de 15 ans et entre en classe préparatoire. Il accède en 1907 à l’École normale supérieure, où les mathématiques sont alors à leur zénith, notamment celles d’analystes comme Émile Picard (1855-1941), Jacques Hadamard (1865-1963), Émile Borel (1871-1956) et Henri Lebesgue (1875-1941).

René Gateaux  au cours de l'année 1907, à l'ENS
René Gateaux (entouré en vert) prenant la pose aux côtés de ses camarades de la promotion scientifique de 1907 de l’École normale supérieure.
René Gateaux  au cours de l'année 1907, à l'ENS
René Gateaux (entouré en vert) prenant la pose aux côtés de ses camarades de la promotion scientifique de 1907 de l’École normale supérieure.

Événement singulier, pendant sa scolarité à Paris, René Gateaux se fait baptiser. Dans ces années, pour redorer son blason auprès des universitaires après les secousses de l’Affaire Dreyfus, l’Église romaine encourage des mouvements entraînés par de jeunes intellectuels enthousiastes, tels Le Sillon de Marc Sangnier. Dans la promotion de 1907 se trouvait Pierre Poyet, surnommé « l’Apôtre de l’École normale », en raison de son zèle missionnaire. René Gateaux fait partie de ceux qu’il persuada de se convertir. Après l’obtention de l’agrégation en 1910, deux années de service militaire attendent le jeune mathématicien. En 1911, il est élève officier et apprend à se servir d’une arme nouvelle, la mitrailleuse.

Une thèse en Italie

En septembre 1912, il est nommé au lycée de Bar-le-Duc. Voulant cependant préparer une thèse, il dépose une demande de congé et de bourse pour aller à Rome. Depuis deux ans, les possibilités de bourses de voyage se sont multipliées grâce au mécénat de riches hommes d’affaires, inquiets du peu d’occasions données aux jeunes étudiants français d’aller parcourir le monde. Plusieurs d’entre eux mettent à la disposition de l’université de Paris des sommes importantes à cette fin. René Gateaux en sera l’un des premiers bénéficiaires.

Pourquoi Rome ? Pour travailler avec Vito Volterra. Mathématicien prolifique, Volterra est aussi sénateur du royaume d’Italie et utilise cette fonction pour promouvoir la science italienne (ses collègues américains l’ont surnommé « Mister Italian Science »). Intéressé à la mécanique et à la physique mathématique, il a obtenu d’importants résultats. Ce proche de Borel et de d’Hadamard vint plusieurs fois à Paris faire cours à la Sorbonne. Volterra était aussi connu pour s’intéresser de près à la carrière de jeunes scientifiques. À Rome, René Gateaux fréquente assidument le séminaire de l’université et publie plusieurs notes à l’Accademia dei Lincei. Rentré en France en juin 1914, il obtient une bourse de la fondation Commercy pour retourner en Italie.

Surpris par la mobilisation générale en plein milieu de l’été et incorporé au 269e Régiment d’infanterie (RI), qui reçoit l’ordre de défendre les environs de Nancy, René Gateaux envoie de là une dernière lettre à Volterra, le 25 août, pour lui exprimer sa satisfaction d’avoir vu l’Italie rester neutre. Après la bataille de la Marne au début septembre, le front se stabilise. Seule une petite zone de l’Artois et des Flandres reste ouverte aux manœuvres. Allemands d’une part, Français et Britanniques de l’autre vont essayer de se prendre à revers : c’est la terrible et meurtrière Course à la mer.

Reconnaissance posthume

Le 269e RI est transporté en train jusqu’à Saint-Pol-sur-Ternoise, près d’Arras, où il arrive le 1er octobre. Le 2 octobre au soir, René Gateaux reçoit l’ordre de se placer en défense devant le village de Rouvroy, où les Allemands arrivent. Il est tué à 1 heure du matin. Beaucoup plus tard, en 1921, il sera enterré à la nécropole de Neuville-Saint-Vaast.

Tombe de René Gateaux
La tombe de René Gateaux, dans la nécropole nationale de Neuville-Saint-Vaast, dans le Pas-de-Calais, où sont corps fut transféré en 1921.
Tombe de René Gateaux
La tombe de René Gateaux, dans la nécropole nationale de Neuville-Saint-Vaast, dans le Pas-de-Calais, où sont corps fut transféré en 1921.

Début décembre, Borel est averti de la mort de Gateaux et prévient immédiatement Volterra. Le proviseur de Bar-le-Duc signale alors que le mathématicien a probablement laissé des brouillons chez sa mère avant de partir. Ils sont récupérés par Jacques Hadamard qui, impressionné par les travaux du jeune homme, propose, dès 1915, qu’un prix de l’Académie lui soit attribué à titre posthume. En 1916, le prix Francœur lui est décerné.

Le prix Francoeur décerné à titre posthume à René Gateaux
Le prix Francœur, créé en 1882, a été décerné à René Gateaux en 1916 à titre posthume.
Le prix Francoeur décerné à titre posthume à René Gateaux
Le prix Francœur, créé en 1882, a été décerné à René Gateaux en 1916 à titre posthume.

En janvier 1919, Hadamard confie les papiers de René Gateaux à Paul Lévy, qui a soutenu en 1911 une brillante thèse en théorie du potentiel, afin de préparer une édition posthume qui sera publiée en 1919-1920 en deux articles dans le Bulletin des sciences mathématiques.

Ce travail est un tremplin pour Paul Lévy. Étendant considérablement les résultats de René Gateaux, il rédige son livre Leçons d’analyse fonctionnelle, qui inaugure ses travaux en théorie des probabilités, théorie dont il sera un des artisans majeurs du XXe siècle. En 1923, quand Norbert Wiener élabore sa théorie mathématique du mouvement brownien qui modélise l’agitation microscopique de particules en suspension dans un liquide – dont Einstein avait établi la théorie physique en 1905 – c’est aux travaux de Gateaux et de Lévy qu’il reconnaît la paternité de plusieurs idées centrales.

On ne peut évidemment savoir si, sans la guerre, René Gateaux serait devenu un des grands mathématiciens français du XXe siècle. Mais on peut affirmer que le destin brisé de ce jeune savant prometteur est le symbole de beaucoup d’autres, sacrifiés sur l’autel de la guerre. Ce terrible tribut fut lourd de conséquences pour la recherche scientifique dans les années qui suivirent…

A voir : une exposition consacrée à René Gateaux, actuellement à l'Ecole Normale Supérieure à Paris: http://www.math.ens.fr/bibliotheque/expo_Gateaux.html

 

Notes

À lire / À voir

Des mathématiciens et des guerres, Antonin Durand, Laurent Mazliak et Rossana Tazzioli (dir.), CNRS Éditions, 2013, 126 p.

Paul Lévy and Maurice Fréchet. 50 Years of Correspondence in 107 Letters, Marc Barbut, Bernard Locker and Laurent Mazliak, Springer, 2014, 213 p.

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